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Le destin de l’Égypte est entre les mains du peuple – et Sissi le sait

Le président égyptien ne sait que trop bien qu’il n’a plus le soutien du peuple égyptien dans son ensemble, et que si on lui en donne la possibilité – même la moindre occasion –, ce dernier se lèvera et l’évincera rapidement du pouvoir
Il suffit d’actionner un interrupteur pour que des millions de gens constatent leur erreur (illustration de Ganzeer)

Lorsqu’on me dit que le peuple égyptien n’a plus envie de se révolter, j’aime partager le souvenir d’un événement qui s’est déroulé il y a plus de neuf ans, le 11 février 2011. 

Nous, le peuple, bloquions les routes autour du palais présidentiel de l’ancien président Hosni Moubarak. Ça, c’est la vision romantique : en réalité, « le peuple » était particulièrement divisé en deux camps anti- et pro-Moubarak, ce dernier constituant l’indéniable majorité. 

Des barricades étaient en place, bouclées par la garde présidentielle pour empêcher les gens de s’affronter. Cependant, cela n’a pas empêché la foule pro-Moubarak de nous maudire et de nous agonir d’injures, nous qui agissions pour le faire tomber. « Comment osez-vous faire cela ? », criaient-ils. « Il est comme un père pour vous. » D’autre demandaient « qui [nous] payait » pour être là ou nous qualifiaient de « traîtres ».

Actionner un interrupteur

Néanmoins, l’annonce de l’éviction de Moubarak a suffi à les faire changer de refrain. Ce fut comme si un interrupteur avait été actionné et que, soudainement, la foule qui nous entourait – ceux qui nous qualifiaient de traîtres – laissait éclater sa joie. Aucun manifestant ne leur en a gardé rancune, ils se sont embrassés et ont dansé toute la nuit avec ces mêmes personnes qui avaient semblé sur le point de les attaquer quelques instants plus tôt. 

Aujourd’hui, ceux qui semblent se ranger du côté du dictateur Abdel Fattah al-Sissi ne le font pas par conviction sincère mais plutôt par besoin de protection. Ils se rangent du côté de celui qui a le plus de pouvoir et d’influence, car c’est l’option la plus sûre. En fin de compte, la plupart des gens veulent seulement assurer leur sécurité et celle de leur famille.

Ceux qui semblent se ranger du côté du dictateur Abdel Fattah al-Sissi ne le font pas par conviction sincère mais plutôt par besoin de protection

Cependant, personne ne veut apparaître dénué de principes, alors ils se persuadent que la personne manifestement malfaisante du côté de laquelle ils se rangent est le « gentil », et ils gobent toute la propagande qui l’entoure – qu’il les protège du « terrorisme », que les relations internationales s’améliorent, qu’il éradique la corruption sur le plan national et que ses politiques économiques sont impeccables. Ils le font même si tout prouve le contraire, car il s’agit de la chose la plus sûre à croire, du moins à court terme.

Cependant, si les événements qui se sont déroulés il y a neuf ans sont un quelconque indicateur, alors il suffit d’actionner un interrupteur pour que des millions de personnes se rendent compte de leur erreur – lorsque les choses changent et que le gars du côté duquel ils se rangeaient est du côté des perdants. Il ne s’agit pas de principes, de faits ou de faire ce qu’il faut.

C’est pourquoi, en exprimant leur mécontentement en ce qui concerne le régime de Sissi, la réponse prend souvent la forme d’une question : « Quelle est votre stratégie ? » ou « Qui dirigera le pays ensuite ? » ou « Comment sera-t-il chassé du pouvoir ? » 

Règne de la peur

Ces questions sont similaires à celles qui se posaient lorsque Moubarak était encore président. Au cours des trente années de son règne, personne n’aurait pu envisager une élection présidentielle avec treize candidats (comme ce fut le cas en 2012 à l’occasion des premières élections libres d’Égypte). S’ils avaient tenté de l’imaginer, ils n’auraient sûrement pas envisagé une grande partie des candidats qui se sont de fait présentés. 

« Tout ce que veut le peuple est possible, mais seulement s’il le désire suffisamment fort » (illustration de Ganzeer)
« Tout ce que veut le peuple est possible, mais seulement s’il le désire suffisamment fort » (illustration de Ganzeer)

Ils n’auraient sûrement pas imaginé Mohamed Morsi en tant que président élu, lui qui n’avait jamais été une personnalité publique et dont peu de personnes connaissaient l’existence. Sissi lui-même n’était pas très connu du public avant d’orchestrer son coup d’État contre Morsi en 2013, initiative qui l’a catapulté sur le devant de la scène publique et l’a dépeint comme un héros du peuple. 

Cela n’aurait pas été possible si Morsi et les Frères musulmans avaient eu la moindre considération pour les espoirs et les aspirations du peuple égyptien dans son ensemble, s’ils n’avaient pas merdé royalement pendant leur première et unique année au pouvoir, amenant le pays au bord d’une guerre civile.

Voilà pourquoi le peuple égyptien a semblé accueillir le coup d’État de Sissi à bras ouverts. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’en contrepartie, il y aurait des centaines de morts sur la place Rabia et dans le Sinaï, plus de 7 400 civils poursuivis devant les tribunaux militaires, plus de 2 400 condamnations à mort prononcées par les tribunaux égyptiens et plus de 60 000 prisonniers politiques.

Cela ne prend même pas en compte les nombreux cas de disparitions forcées, ou les manœuvres d’intimidation employées pour éliminer la liberté de réunion, ou les diverses mesures autoritaires adoptées pour mettre fin au semblant de liberté de la presse dont bénéficiait le pays. Puis il y a eu les politiques économiques qui ont fait passer plus de 32 % de la population égyptienne sous le seuil de pauvreté.

Complicité de l’Occident

Selon toute vraisemblance, Sissi est mauvais pour l’Égypte. Même si l’on devait fermer les yeux sur tous ces chiffres, le simple fait qu’il soit passé de prétendre n’avoir aucun intérêt pour le mandat présidentiel à modifier la Constitution afin de rester en fonction jusqu’en 2034 montre clairement ses mauvaises intentions.

Ce qui peut surprendre certaines personnes – en particulier celles qui ne sont pas conscientes des horreurs coloniales de l’impérialisme – est la relation plus qu’amicale entre Sissi et d’autres gouvernements prétendument démocratiques

Une administration intelligente – qui se soucierait véritablement de l’avenir de sa population – ne restreindrait pas la liberté d’expression et ne ferait pas de son propre peuple un ennemi. Cela permettrait aux gens d’exprimer leurs griefs et d’utiliser ces griefs comme guide pour une bonne gouvernance. Mais c’est quelque chose dont ni Sissi ni l’establishment militaire ne se soucient guère.

Cela ne devrait surprendre personne. Mais ce qui peut surprendre certaines personnes – en particulier celles qui ne sont pas conscientes des horreurs coloniales de l’impérialisme et leurs liens avec les pratiques postcoloniales – est la relation plus qu’amicale entre Sissi et d’autres gouvernements prétendument démocratiques.

Exemple : la France n’a vu aucun problème à vendre des avions de combat Rafale et des systèmes de satellites militaires au régime de Sissi. Les ventes d’armes allemandes à l’Égypte ont augmenté de 205 % sous Sissi ; et les États-Unis continuent de fournir plus d’un milliard de dollars d’aide militaire à l’Égypte. Et ce, en dépit de l’ouverture par Sissi de bases militaires égyptiennes à l’armée de l’air russe.

Cela devrait inquiéter les personnes représentées par les gouvernements « démocratiquement élus » pour deux raisons principales. Premièrement, il est très probable que ces gouvernements traitent avec l’Égypte à l’insu du public, est-ce vraiment démocratique ? Deuxièmement, quelle est la probabilité qu’un gouvernement qui se soucie peu de la démocratie ailleurs se soucie le moins du monde de la démocratie sur le plan national ? 

Ganzeer a dessiné cette caricature de Sissi le 20 septembre après avoir appelé les Égyptiens à descendre dans la rue pour manifester contre le président (Ganzeer)
Ganzeer a dessiné cette caricature de Sissi le 20 septembre après avoir appelé les Égyptiens à descendre dans la rue pour manifester contre le président (Ganzeer)

Les principes ne sont pas sujets à contradictions. Si l’on est prêt à ignorer l’injustice à un endroit, alors on peut ignorer l’injustice n’importe où – et c’est une caractéristique particulièrement dangereuse pour les politiciens au pouvoir. 

Des raisons d’espérer

Jusqu’à présent, nous avons brossé un tableau terriblement sombre. Nous avons établi que la plupart des gens avaient peu de principes, que l’armée égyptienne ne se souciait pas du peuple égyptien, que Sissi était le pire dirigeant que le pays ait connu dans l’histoire moderne, qu’il pouvait continuer à faire des ravages jusqu’en 2034, et que les gouvernements « démocratiquement élus » du monde entier ne s’en souciaient pas vraiment et étaient prêts à continuer de faire affaire avec lui. 

Mais si vous lisez entre les lignes, vous verrez que l’espoir et le potentiel pour que la justice prévale sont ancrés dans la séquence des événements qui ont conduit à notre situation actuelle.

Premièrement, le renversement de Moubarak n’a jamais nécessité une majorité massive. Cela a été rendu possible par une minorité obstinée qui voulait absolument dire la vérité au pouvoir, contre vents et marées.

Non, l’Égypte n’est pas entre de bonnes mains
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Deuxièmement, le prochain président n’a pas besoin d’être connu avant de se présenter. Il ou elle peut faire surface après le fait (Morsi) ou au cours de l’action entreprise (Sissi). Et idéalement, la volonté de s’opposer à l’injustice ne devrait jamais dépendre de la viabilité des futurs candidats à la présidence, ce qui est une notion absurde.

Enfin et surtout, le destin d’un peuple est toujours entre les mains dudit peuple. Même Sissi le sait. Pour organiser son coup d’État, il a dû attendre que le mécontentement bouillonnant contre les Frères musulmans soit suffisamment nourri, afin de garantir le soutien indéfectible du peuple égyptien à sa grande manœuvre. 

C’est pourquoi il met désormais toutes les ressources à sa disposition pour empêcher les Égyptiens d’exprimer librement leurs opinions ; il ne sait que trop bien qu’il n’a plus le soutien du peuple égyptien dans son ensemble, et que si on lui en donne la possibilité – même la moindre occasion –, ce dernier se lèvera et l’évincera rapidement du pouvoir.

Absolument tout ce que veut le peuple est possible, mais seulement s’il le désire suffisamment fort.

- Ganzeer est un artiste qui navigue entre l’art, le design et la narration ; créant ce qu’il a baptisé « Concept Pop ». Son travail est exposé dans des galeries et des musées d’art du monde entier, comme le Brooklyn Museum à New York, The Palace of Arts au Caire, le Musée national d’art contemporain de Thessalonique ainsi que le Victoria and Albert Museum (V&A) à Londres. Né au Caire, Ganzeer a également vécu à New York, Los Angeles, Denver et Houston (États-Unis), où il réside actuellement.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Ganzeer is an artist who operates seamlessly between art, design, and storytelling; creating what he has coined Concept Pop. His work has been seen in art galleries and museums around the world such as The Brooklyn Museum in New York, The Palace of the Arts in Cairo, the Greek State Museum in Thessaloniki, and the V&A in London. Born and raised in Cairo, Ganzeer has also lived in New York, Los Angeles, Denver, and Houston, where as of writing this he is now based.
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