Coronavirus et dissimulation : la guerre se livre sur deux fronts en Égypte
Depuis des semaines, le gouvernement égyptien est fortement soupçonné de ne pas être franc sur l’ampleur de l’épidémie de COVID-19 dans le pays.
La semaine dernière, plusieurs événements, notamment la mort de deux hauts responsables militaires et maintenant la divulgation d’un document militaire suggérant que le virus est plus répandu que précédemment annoncé, n’ont fait que renforcer davantage cette opinion.
Lorsque le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi est finalement apparu dimanche dernier après une longue absence publique, il a souligné que son gouvernement gérait la crise en toute transparence et a encouragé les Égyptiens à rester chez eux pendant deux semaines.
« Nous ne voulons pas que la crise frappe encore plus de gens », a-t-il déclaré lors de cette même allocution télévisée.
Le gouvernement n’a pas confiné la population, reconnaissant peut-être les difficultés économiques que cela entraînerait pour des millions de personnes, même si cela aurait été plus logique du point de vue de la santé publique. Vous ne pouvez pas appliquer la distanciation sociale la moitié du temps seulement.
Pendant ce temps, les médias pro-étatiques ont continué à communiquer l’idée que le gouvernement contrôlait l’épidémie avec succès. « Nous allons vaincre le coronavirus comme la Chine l’a fait », a affirmé un organe de presse avec un court métrage montrant des sites égyptiens emblématiques avec une musique triomphante entrecoupée d’images de la lutte contre le virus en Chine.
Mais au moment où Sissi et d’autres ont finalement rompu leur silence, le gouvernement égyptien perdait déjà à la fois la bataille contre la maladie et la confiance du public dans sa réponse. Voici un récapitulatif.
Gestion de crise
Il y a quelques jours, la correspondante du Guardian, Ruth Michaelson, a été contrainte de quitter l’Égypte après avoir écrit un article citant des recherches de l’Université de Toronto qui suggéraient qu’alors que le gouvernement égyptien signalait officiellement trois cas de virus, le nombre réel était bien plus élevé : potentiellement jusqu’à 19 000, mais plus probablement 6 000.
Cet épisode reflète le profond désir d’hégémonie de la part des dirigeants sur les informations concernant le virus.
Quelques heures après la réapparition de Sissi, le COVID-19 a porté un coup dur à cette stratégie lorsque le gouvernement a été forcé d’admettre la mort de deux hauts responsables militaires égyptiens en l’espace de 24 heures.
Le 22 mars, le major-général Khaled Shaltout, chef des projets dans le domaine de l’eau au sein de l’Autorité d’ingénierie des forces armées, est mort. Le lendemain, le major-général Shafea Abdel Halim Dawoud, responsable des mégaprojets au sein de la même autorité, est décédé à son tour.
Il s’avère que Dawoud était en haut d’une liste de quinze officiers de l’armée, comprenant des hauts fonctionnaires et des conscrits, prétendument infectés par le coronavirus. Cette liste a été largement partagée sur les réseaux sociaux et plus tard vérifiée par deux collègues disposant de sources haut placées dans l’armée, ce qui suggère que le virus était plus répandu que publiquement reconnu.
Ces révélations sont survenues une semaine après les premières interrogations des médias étrangers sur le fait que l’Égypte dissimulait l’ampleur de l’épidémie, alors que des touristes américains, français et indiens qui étaient allés en vacances en Égypte lors de croisières rentraient chez eux infectés et que des centaines d’autres étaient potentiellement exposés.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est jointe à la mêlée en disant que l’Égypte était susceptible de passer sous silence certains cas parce que les personnes infectées pourraient ne pas présenter de symptômes visibles.
« Ce que nous devons faire maintenant »
Quelques heures après la mort de Shaltout, un haut gradé de l’armée égyptienne m’a contacté : il avait été testé positif au COVID-19, deux jours plus tôt. Il présentait de légers symptômes, mais son infection n’a jamais été rendue publique. Il m’a dit qu’il me parlait par souci pour le pays. « C’est ce que nous devons faire maintenant. C’est notre devoir », m’a-t-il dit.
Mais c’était loin d’être tout ce qu’il voulait me dire. Il a ajouté que les modèles de projection militaires qu’il avait examinés, en particulier ceux établis par les autorités médicales au sein de l’armée, suggéraient que l’infection doublait tous les deux à trois jours. Les taux publics restaient bas de manière artificielle : seuls ceux qui étaient en contact avec des cas positifs et aigus nécessitant une hospitalisation ont été testés, a-t-il expliqué.
Même si les milieux militaires savaient que l’infection se propageait, les dirigeants de l’armée ont été négligents, se saluant les uns les autres par des accolades et des bises comme le veut la tradition égyptienne
Le taux est également sous-estimé parce que ceux qui meurent du virus sont classés comme ayant succombé à une maladie respiratoire, généralement une pneumonie, plutôt qu’au COVID-19.
Cela a été confirmé non seulement par cette source haut placée dans l’armée, mais en outre, au cours des trois dernières semaines, par de multiples sources médicales à l’intérieur du pays, y compris un épidémiologiste universitaire et deux médecins urgentistes dans des établissements distincts.
Les deux médecins m’ont en outre dit que la cause du décès était répertoriée comme une maladie respiratoire, plutôt que le COVID-19, dès la fin janvier, bien avant la première annonce du premier cas de coronavirus en Égypte à la mi-février.
Même si les milieux militaires savaient que l’infection se propageait, les dirigeants de l’armée ont été négligents, se saluant les uns les autres par des accolades et des bises comme le veut la tradition égyptienne, et ne pratiquant pas suffisamment de distanciation sociale vis-à-vis des conscrits, a confirmé l’officier supérieur.
Après son rétablissement, la source m’a recontacté pour partager un document.
À première vue, le document d’une page, marqué top secret avec une note latérale demandant à ce qu’il soit livré aux dirigeants « à l’arrivée », semble assez limpide. Il énumère les procédures de quarantaine pour les soldats qui partent et retournent dans des casernes militaires, en particulier d’Alexandrie, Qena, Menya, Menoufia et Doomyat.
Les familles des militaires, a indiqué la source, recevraient des soins médicaux préférentiels
« Jusqu’à nouvel ordre, toutes les vacances dans les endroits susmentionnés sont interdites par la présente », indique le document. « Tous ceux qui reviennent de ces endroits au cours des 72 dernières heures doivent être mis en quarantaine pendant 15 jours. »
C’était la première fois qu’on suggérait que ces endroits étaient des points chauds. En outre, les zones répertoriées pourraient facilement inclure des centaines de milliers de civils égyptiens alors que l’ordre ne couvre que les centaines de milliers de soldats égyptiens, y compris les hauts gradés.
Le document suggère une crise bien plus grave et croissante au sein de l’armée et pour l’ensemble du pays que ce qui a été divulgué publiquement jusqu’à présent.
L’officier a également expliqué que l’armée s’était entendue sur une politique d’immunité collective, concept que le gouvernement britannique envisageait lui-même à un stade plus précoce de la propagation du virus au Royaume-Uni.
Mais la Grande-Bretagne a abandonné à la hâte et tardivement cette politique après un rapport des scientifiques de l’Imperial College de Londres prédisant que des centaines de milliers de personnes pourraient mourir en l’absence d’efforts plus ciblés pour contenir l’épidémie. Désormais Boris Johnson, le Premier ministre britannique, figure parmi les hauts représentants de l’État infectés.
C’était la stratégie égyptienne, m’a dit la source. Ils laisseront le virus se propager, protocole résultant d’une pénurie de kits de test telle que même les cadres supérieurs de l’armée ne seraient pas testés à moins qu’ils aient une forte fièvre, un mal de gorge ou des difficultés à respirer, a-t-il déclaré.
Dans le monde [de Sissi], tous les sceptiques sont membres des Frères musulmans, même lorsque figurent parmi ces sceptiques des journalistes étrangers et des scientifiques internationaux respectés
L’armée n’a aucun moyen de connaître l’ampleur réelle de l’épidémie et la propagation du virus sans tester beaucoup plus vigoureusement, a-t-il expliqué. Il m’a dit cela le jour même où l’OMS déclarait que l’Égypte avait la capacité de procéder à jusqu’à 200 000 tests pour le COVID-19.
Les familles des militaires, a-t-il poursuivi, recevraient des soins médicaux préférentiels.
Pendant ce temps, une population profondément inquiète se demande comment les taux d’infection signalés et les décès associés peuvent être si faibles par rapport aux pays ayant des systèmes de santé bien meilleurs.
Comparez ces détails avec ce que Sissi a dit lors de son allocution télévisée : « Notre peuple, les Égyptiens, est très précieux pour nous comme tout être humain dans le monde. »
Le Service d’information d’État du gouvernement égyptien n’avait pas répondu aux sollicitations de MEE concernant les informations partagées par l’officier au moment de la publication.
Le temps de la transparence
La contradiction, cependant, devrait surprendre peu d’Égyptiens, même ceux qui sont pro-Sissi et justifient les secrets ou la désinformation comme étant nécessaires pour la sécurité nationale.
« Quand le gouvernement annonce des chiffres et que certains ont des soupçons, faut-il oublier que cela fait partie de leur stratégie, que c’est leur stratégie depuis 80 ans ? » a déclaré Sissi, se référant clairement aux Frères musulmans.
Dans son monde, tous les sceptiques sont membres des Frères musulmans, même lorsque figurent parmi ces sceptiques des journalistes étrangers et des scientifiques internationaux respectés.
Que le gouvernement égyptien soit capable de tenter de dissimuler une catastrophe nationale ne devrait étonner personne, ni le fait qu’il essaie de contrôler les messages et qu’il soit limité dans ses ressources et sous-préparé avec un système de santé défaillant.
Des millions de personnes en danger
Cependant, lorsque cette dissimulation met en danger la vie de millions d’Égyptiens et, par extension, de millions d’autres personnes à travers le monde, alors les conséquences ne sauraient guère être plus graves.
La réponse du gouvernement n’a pas été que mauvaise. Des publicités pour sensibiliser aux gestes barrières ont inondé la radio et la télévision. L’une déclare sur un air accrocheur : « Nous ne nous serrerons pas la main, nous ne nous embrasserons pas, nous ne transmettrons pas le virus. »
Une autre met en scène la marionnette égyptienne populaire Abla Fahita : « Appel d’une veuve célèbre ! Les rassemblements sont un poison mortel », crie-t-elle avec un mégaphone dans une rue égyptienne depuis un véhicule en mouvement.
Que le gouvernement égyptien soit capable de tenter de dissimuler une catastrophe nationale ne devrait étonner personne
Mais aujourd’hui, Sissi doit se montrer franc face aux Égyptiens, plutôt que de permettre l’augmentation exponentielle des infections quotidiennes et du nombre de morts.
Vendredi et samedi derniers, le ministère de la Santé a enregistré le bilan le plus élevé à ce jour de six décès. Cette évolution vers des chiffres plus élevés pourrait très bien être un signe avant-coureur d’une transparence accrue, mais des demi-mesures ne suffiront pas en ces temps difficiles.
Si la plus récente déclaration de l’OMS selon laquelle l’Égypte a la capacité de faire jusqu’à 200 000 tests de dépistage du COVID-19 est vraie, alors ces tests doivent être effectués, non seulement par responsabilité envers le peuple égyptien, mais aussi comme une mesure nécessaire pour lutter contre le virus dans le monde entier.
- Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a notamment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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