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« Silicon Wadi » : le dernier projet en date d’Israël pour prendre le contrôle de la vieille ville de Jérusalem

De nombreuses entreprises palestiniennes à Jérusalem-Est ont reçu des avis d’expulsion alors qu’Israël prévoit d’implanter son parc technologique dans la zone
Mahmoud al-Kurd a reçu son avis d’expulsion le 1er juin, il a jusqu’à la fin de l’année pour évacuer les locaux de son entreprise (MEE/Aseel Jundi)
Par Aseel Jundi à WADI AL-JOZ, Jérusalem-Est occupée

Malgré le choc qu’il a subi lorsqu’il a reçu de la part de la municipalité d’occupation israélienne à Jérusalem l’ordre d’évacuer son garage, le sourire de Mahmoud al-Kurd n’a jamais faibli devant ses clients.

L’homme de 35 ans travaille à plein temps au garage, construit en 1960 et situé dans la seule zone industrielle de Jérusalem-Est occupée. Kurd y travaillait déjà enfant, aux côtés de son père, qui avait loué le local et dirigé l’endroit pendant des dizaines d’années avant son décès, et a transmis les rênes à ses fils pour subvenir aux besoins de leurs familles. Il a reçu son avis d’expulsion le 1er juin, il a jusqu’à la fin de l’année pour évacuer les locaux de son entreprise.

Le 3 juin, la municipalité a annoncé son projet de parc technologique, qu’elle a baptisé « Silicon Wadi » (wadi signifie vallée). Celui-ci viendra remplacer la zone industrielle située dans le quartier palestinien de Wadi al-Joz à Jérusalem-Est, à proximité immédiate de la vieille ville.

« Je suis ici comme un arbre vivace dont les racines sont profondément ancrées dans le sol »
Mahmoud al-Kurd, garagiste

Ce projet évalué à 2,1 milliards de shekels (environ 542 millions d’euros) prévoit 250 000 m² de « bureaux pour les entreprises de haute technologie » ainsi que 100 000 m² répartis en « commerces » et « hôtels ». Il s’inscrit dans le projet cadre « Centre-ville de Jérusalem-Est », approuvé par la commission israélienne d’urbanisme et d’aménagement du territoire en avril.

Le commerce de Kurd devrait fermer pour faire place aux plans d’Israël, bien que les détails concrets entourant le projet ne soient pas encore connus.

Mahmoud al-Kurd vend des pièces automobiles et se spécialise dans les systèmes électriques et les climatiseurs des véhicules. Pendant des années, il a choisi de fermer les yeux sur les rumeurs qui couraient autour de lui concernant les plans du gouvernement israélien pour le déraciner lui et les autres entreprises dans l’une des rues les plus animées de Jérusalem.

« Je suis ici comme un arbre vivace dont les racines sont profondément ancrées dans le sol », déclare-t-il à Middle East Eye

Mahmoud al-Kurd travaille à plein temps dans le garage, situé dans la seule zone industrielle de Jérusalem-Est (MEE/Aseel Jundi)
Mahmoud al-Kurd travaille à plein temps dans le garage, situé dans la seule zone industrielle de Jérusalem-Est (MEE/Aseel Jundi)

« Je refuse d’être déraciné par la municipalité [israélienne] et d’être mis ailleurs. Je pense que la solution la plus simple est que la municipalité choisisse un autre endroit pour mettre en œuvre ses projets, loin de nos gagne-pain », affirme le jeune homme, ajoutant qu’il rejette l’idée de partir de zéro n’importe où ailleurs – même si c’est à quelques mètres seulement de l’endroit où lui et ses clients se sont habitués.

« Je resterai ici jusqu’au dernier moment. Ce métier est ma passion. C’est dans ce vieil espace que j’ai connu mes succès », explique-t-il.

« Il suffit que l’âme de mon père décédé erre autour de moi ici – c’est lui qui a loué ce magasin il y a des décennies et nous a transmis ses moyens de subsistance. Je refuse d’être un employé d’un courtier juif si nous sommes transférés pour travailler dans les zones industrielles israéliennes. »  

Kurd dit être parfaitement conscient des objectifs de l’occupation israélienne pour Wadi al-Joz, un quartier proche de la mosquée al-Aqsa et de l’église du Saint-Sépulcre. Il affirme que si la municipalité prétend que la zone industrielle est trop encombrée et doit être réorganisée, elle travaille sur ces plans depuis des années pour miser sur cette zone stratégique.

Scénarios négatifs

À environ 200 mètres de là, Ihab Mshaashaaa applique la touche finale au travail de peinture qu’il effectue sur l’une des voitures de ses clients dans le garage qu’il loue depuis 30 ans. Il n’a pas reçu de consignes concernant l’évacuation de son magasin, mais dit s’y attendre lors d’une deuxième vague d’avis d’expulsion. 

L’esprit de Mshaashaaa fourmille de scénarios négatifs sur les responsabilités qui lui incombent et qu’il finance habituellement grâce aux revenus du garage. Il s’inquiète de l’éventualité d’être expulsé et de perdre la seule source de revenus de la famille.

Mshaashaa indique que la municipalité d’occupation israélienne n’a rencontré aucun de ceux qui travaillent dans la zone industrielle pour proposer des alternatives, et que les propriétaires de commerces ont peu ou pas d’informations sur la nature des projets à venir.

Ihab Mshaashaa s’attend à recevoir un avis d’expulsion du garage qu’il loue depuis 30 ans (MEE/Aseel Jundi)
Ihab Mshaashaa s’attend à recevoir un avis d’expulsion du garage qu’il loue depuis 30 ans (MEE/Aseel Jundi)

Mohannad Jbara, l’avocat qui défendra ceux qui sont affectés par le plan, explique à MEE que la municipalité propose généralement des plans structurels généraux pour des projets, avec un nom et un numéro, sans toutefois fournir de plans détaillés pour chaque bâtiment. Selon lui, en distribuant des avis d’expulsion à certains établissements et magasins de la zone, la municipalité tente de détourner l’attention du projet plus vaste de « Centre-ville de Jérusalem-Est ».

Le projet comprend un grand espace, à partir de la zone de la porte de Damas, un des points d’accès à la vieille ville de Jérusalem, en passant par les rues du Sultan Suleiman et Salah al-Din, à travers une partie du quartier de Sheikh Jarrah et une partie de la zone industrielle de Wadi al-Joz. Une quarantaine de propriétaires de commerces palestiniens dans cette zone ont, comme Kurd, reçu des ordres d’expulsion le 1er juin.

Selon maître Jbara, la municipalité affiche avec ce projet sa vision pour la zone, dont la réalisation s’achèvera en 2050, définissant le paysage organisationnel du centre de Jérusalem-Est pour les 30 prochaines années. Cela crée essentiellement une réalité dans laquelle tous les projets ne correspondant pas à cette vision seront rejetés.

Expliquant les étapes que traverse un projet avant sa mise en œuvre, l’avocat indique que la question est d’abord discutée en commission municipale, puis est transmise à la commission de district qui est habilitée à l’approuver. À ce dernier stade, on suppose généralement que les habitants des quartiers ciblés sont consultés, avant l’approbation à la troisième et dernière étape.

Les projets concernant la zone industrielle de Wadi al-Joz ont maintenant été abordés par la commission de district, mais n’ont pas été présentés au public pour connaître les objections. Me Jbara rapporte que la commission de district n’a pas approuvé le projet parce que la municipalité de Jérusalem n’a pas pris de mesures pour aviser les propriétaires de magasins et d’immeubles. La municipalité s’est alors précipitée pour distribuer des avis d’expulsion afin de poursuivre le projet.

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« Wadi al-Joz est une zone sensible et je pense que la commission de district estime que ce projet n’est pas pratique parce qu’il ignore complètement les garages et cherche à concrétiser le rêve d’un parc technologique et de bâtiments de seize étages », estime l’avocat.

Lorsque la municipalité a distribué les avis d’expulsion, elle a affirmé que les commerçants de la ville utilisaient les installations de façon non réglementée, même si elles avaient été construites il y a de nombreuses années, et qu’il était temps d’imposer la loi contre ces infractions. Jbara qualifie cette assertion d’« insolente », soulignant que les autorités perçoivent les taxes payées par les propriétaires de ces installations depuis 50 ans et savent qu’ils travaillent dans l’entretien de véhicules.

L’avocat assure aux propriétaires d’ateliers à Wadi al-Joz qu’il existe de multiples recours légaux dans leur intérêt et que la municipalité ne les expulsera pas de force, parce qu’elle ne possède pas les bâtiments dans lesquels ils travaillent. Elle pourrait toutefois les inculper sous prétexte d’« usage irrégulier ».

Le projet de la municipalité à Wadi al-Joz n’est qu’une pièce du puzzle du renforcement du contrôle israélien sur les quartiers palestiniens entourant la vieille ville, y compris Silwan et Sheikh Jarrah, par le biais d’organisations de colons qui lancent de longues et coûteuses poursuites pour expulser les Palestiniens de leurs maisons et les remplacer par des colons.

« Ces projets seront le clou dans le cercueil du contrôle organisé [d’Israël] sur l’immobilier à Jérusalem », déclare maître Jbara, ajoutant que cela s’inscrit dans le cadre de la mise en conformité de la zone avec « sa vision finale du statu quo politique à Jérusalem ».

Selon les médias israéliens, le projet « Silicon Wadi » sera le plus important de Jérusalem-Est, couvrant une superficie de 200 000 m² d’entreprises technologiques qui fourniront des possibilités d’emploi à 10 000 diplômés et universitaires palestiniens. En plus des entreprises technologiques, des commerces et des hôtels seront construits, et treize rues seraient transformées en « artères piétonnes qui accueilleront des visites guidées et des spectacles de rue régulièrement au cours du mois d’août ».

Judaïsation 

Le maire de Jérusalem, Moshe Lion, a déclaré au journal Israel Hayom qu’il s’agissait d’une étape historique pour compenser les manquements d’Israël envers les Palestiniens à Jérusalem, et qu’un tel projet renforcerait la confiance dans la municipalité.

Ces déclarations ne sont pas inédites. Depuis son arrivée au pouvoir, Moshe Lion a mis en œuvre une politique de communication qui vise à dépeindre la municipalité comme un allié des Palestiniens de la ville, qui chercherait à leur garantir une vie décente.

« Ces projets seront le clou dans le cercueil du contrôle organisé [d’Israël] sur l’immobilier à Jérusalem »

- Mohannad Jbara, avocat

Il a fait la promotion de ces slogans par le biais de plusieurs activités de divertissement mises en œuvre à Jérusalem-Est pendant la période de quarantaine due au COVID-19, et pendant le mois sacré du Ramadan. Pourtant, depuis son arrivée au pouvoir, les bulldozers israéliens ont continué de démolir des propriétés palestiniennes à Jérusalem ou de forcer les Palestiniens à démolir leurs propres maisons, sous prétexte d’absence de permis de construire.

Le président du conseil d’administration de la Chambre arabe de commerce et d’industrie de Jérusalem, Kamal Obeidat, affirme à MEE qu’il est injuste d’évacuer ces propriétés, dont certaines remontent à 1957.

Il indique que le nombre d’entreprises dans la zone industrielle varie entre 160 et 180. La Chambre, ajoute-t-il, a discuté avec des propriétaires fonciers privés de la zone afin de comprendre en profondeur la nature des sessions que le directeur de cabinet du maire a eues avec eux.

Au cours de la première session, le délégué municipal a fait la promotion du projet et a parlé de son importance pour les Palestiniens. Au cours de la deuxième, il a fait appel à des investisseurs arabes et lors de la troisième, il a avancé l’idée que Google adopterait le projet.

Kamal Obaidat explique que la Chambre arabe de commerce et d’industrie considère le projet comme suspect, estimant que ce sont des entreprises israéliennes qui monopoliseront la propriété et la gestion des entreprises du parc technologique, judaïsant ainsi toute la zone.

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Adel al-Jaaba, l’un des propriétaires fonciers que la municipalité a rencontrés, indique avoir assisté à deux séances, au cours desquelles la municipalité a présenté l’idée du projet et l’a exhorté à demander un permis pour construire des immeubles de grande hauteur. Les représentants municipaux ont déclaré que la mairie s’occuperait de la construction au cas où lui et les autres propriétaires fonciers ne seraient pas en mesure d’obtenir des permis et que les entreprises de haute technologie étaient prêtes à louer les bâtiments dès leur achèvement.

Jaaba possède une parcelle de 950 m² sur laquelle il dispose d’un magasin d’outils de construction. Dans le cas où le projet de « Silicon Wadi » était approuvé, il devra le démolir et demander un permis de construire pour un immeuble de plusieurs étages à la place. Dans le cas contraire, la municipalité prendra l’initiative de le détruire – ainsi qu’une zone industrielle historique d’environ 35 000 m².

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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