Crise au Liban : le retour du bras long de la tutelle financière française
Les politiciens libanais se hâtent pour former un nouveau gouvernement conforme aux échéances fixées par la France. À cette même fin, les responsables de la sécurité du pays se concertent à l’étranger. Ce nouveau gouvernement doit incarner un nouveau pacte politique appelé de ses vœux par le président français Emmanuel Macron pendant sa première visite à Beyrouth après l’explosion meurtrière du port le 4 août.
L’aide humanitaire et la formation d’un gouvernement sont les deux axes que Macron a identifiés comme ses priorités. Mais il a également fait pression en faveur de politiques censées sortir le Liban du gouffre financier dans lequel il est plongé, sans quoi un rétablissement à long terme est presque impossible.
La corruption et le gâchis commis par l’élite au pouvoir ont été identifiés comme la principale cause des problèmes. Ces élites méritent le blâme, mais elles n’ont pas agi seules.
Si elles n’avaient pas bénéficié du soutien des acteurs internationaux – y compris le parrainage français d’une série de conférences des « donateurs » qui ont refinancé cette même élite corrompue que Macron cherche aujourd’hui à réformer –, le Liban n’aurait peut-être pas été si longtemps et si profondément embourbé dans ce pétrin financier.
Le passif des interventions financières françaises et le rôle de Paris aujourd’hui dans le maintien à flot de l’oligarchie libanaise balayent les vœux pieux qui voudraient que délégitimiser les élites locales en cherchant le soutien direct de leurs homologues à l’étranger résoudra les problèmes du pays.
Les deux sont entremêlés. Cela montre le danger qu’il y a à approuver sans recul critique la vision du changement de Macron, laquelle ne fait que revisiter les recettes d’austérité approuvées par les Français.
La complicité financière française remonte à la création du Liban. En 1919, un an avant que le Liban ne soit élevé au rang de pays par les forces d’occupation françaises, ces dernières ont transformé la filiale beyrouthine privée de la Banque impériale ottomane en Banque de Syrie et du Liban (BSL), laquelle était à la fois banque gouvernementale et entreprise commerciale.
Ces conférences ont fourni un parapluie international de légitimité aux politiques néolibérales libanaises de dettes et d’austérité
La BSL a lié les livres syrienne et libanaise au franc français à un taux surévalué favorable aux importations françaises. Des concessions majeures dans l’agriculture, l’industrie et les services financiers ont également été accordées aux entreprises françaises, au détriment du développement local. Lorsque des crises financières ont touché la France, le Liban en a ressenti les secousses.
L’indépendance politique en 1943 n’a pas mis fin au contrôle financier français. La BSL a continué à monopoliser la politique monétaire jusqu’en 1964, année de la création de la banque centrale du Liban. Le directeur de la BSL, Henri Busson, faisait office de directeur financier de facto du pays, poursuivant une politique monétaire conservatrice, minant l’intégration économique syro-libanaise et consolidant les intérêts concessionnaires français en formant un cartel commercial, Seriac, de mèche avec les cercles d’affaires locaux proches du premier président libanais, Béchara el-Khoury.
Financement par la dette
L’essor ultérieur de l’influence économique américaine dans la région a affaibli l’emprise de la France sur les finances du Liban. Cependant, la phase de reconstruction après la guerre civile dans les années 1990, financée par la dette, a ouvert la voie à un retour de l’intervention financière française – cette fois sous les auspices de la gouvernance internationale.
Lorsque la dette publique libanaise est devenue intenable au début des années 2000, le président français de l’époque, Jacques Chirac, est venu en aide à son allié, le Premier ministre Rafik Hariri. Chirac a organisé une conférence internationale à Paris en 2001 (Paris I), laquelle a préparé le terrain à d’autres conférences en 2002 et 2007 (Paris II et III) sous Chirac et Paris IV ou CEDRE en 2018, sous Macron.
Ces conférences n’ont pas abouti à une sérieuse réduction de la dette. C’est même le contraire qui s’est produit : elles ont généré davantage de dettes dans le cadre financier strict des ajustements fiscaux.
Tout d’abord, la grande majorité de l’« aide » a pris la forme de prêts, non de subventions. Dans le cadre de CEDRE, plus de 90 % étaient des prêts. Deuxièmement, ces prêts stipulaient souvent la privatisation de ressources étatiques et une politique fiscale conservatrice.
Une loi de privatisation adoptée en 2000 avait posé le cadre en instituant le Haut conseil pour la privatisation, actuellement présenté comme l’instrument idéal pour la vente de ressources étatiques en vue de compenser les pertes de la banque centrale.
Hariri a également promis un programme « majeur » de privatisation des secteurs des télécommunications et de l’électricité, cible majeure des « réformes » aujourd’hui. Il a licencié environ 2 000 personnes travaillant à la télévision nationale et au sein de la compagnie aérienne publique, et a introduit une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 10 %, laquelle ne tient pas compte de l’inégalité de revenus. Les ajustements fiscaux de Hariri sont restés à l’écart de la dette publique ; par conséquent, 80 % des dépenses gouvernementales sont consacrées au paiement des intérêts.
Calculs sectaires
Troisièmement, l’aide réservée au développement économique est largement dirigée vers les infrastructures, l’énergie et les transports, tandis que peu d’attention est accordée au secteur productif. Les infrastructures libanaises ont désespérément besoin de réparations, mais comme le montre le programme d’investissement du capital établi par le gouvernement pour CEDRE, les projets d’infrastructures comme les ports et les barrages hydrauliques reposent sur des calculs sectaires plutôt que des considérations nationales.
Quatrièmement, ces conférences ont fourni un parapluie international de légitimité aux politiques néolibérales libanaises de dettes et d’austérité ; en effet, il s’agit d’un vote de confiance envers l’élite au pouvoir.
Parmi les participants des conférences au fil des ans figurent un large éventail de pays, des États-Unis à la Chine en passant par les États du Golfe, sans compter les institutions financières internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.
Ces conférences n’ont jamais été purement économiques ou financières. Soutenir ces gouvernements, c’était tenter de soutenir les adversaires du Hezbollah après des acquis géopolitiques de ce dernier. Toutes ont été organisées sous les mandats de Premier ministre des Hariri, père et fils, ou de leur tête pensante financière, Fouad Siniora. Paris I et Paris II ont eu lieu après la libération du Sud en 2000, Paris III a été organisée après le conflit israélo-libanais de 2006.
En 2018, CEDRE devait donner à un Saad Hariri affaibli un coup de fouet sous la présidence de l’allié du Hezbollah, Michel Aoun. Dans son discours d’ouverture, le ministre des Affaires étrangères de Macron, Jean-Yves Le Drian, a réitéré ses appels éculés à ce que l’État libanais ait le monopole des armes (en référence à celles toujours détenues par le Hezbollah) et a implicitement appelé à la neutralité du Liban, une idée actuellement colportée par le patriarche maronite du pays.
Un mois plus tôt, une conférence à Rome avait été organisée pour soutenir les institutions de sécurité libanaises afin qu’elles puissent nuire au Hezbollah sans toutefois constituer un défi pour Israël, ce que les Américains font depuis des années sans succès.
Déjà vu colonial
Les projets actuels de Macron reposent sur CEDRE comme point de référence. La privatisation reste une priorité, axée sur le secteur de l’électricité. Les projets d’infrastructures seront probablement soumis à un examen plus attentif avant d’être approuvés, la reconstruction du port de Beyrouth aura le beau rôle, mais au prix d’un plus grand abandon du contrôle au capital étranger.
Si [ces mesures sont] une réussite, elles ouvriront la voie à d’autres vieilles recettes vendues par la France et d’autres acteurs internationaux depuis plus de deux décennies
Macron, inspecteur des finances de formation, a également appelé à un audit de la BSL et à l’imposition de contrôles du capital. Tous deux sont nécessaires et indispensables pour assurer la responsabilité en cas de mauvaise gestion financière et pour endiguer la fuite des capitaux menée de manière sélective par les banques privées.
Cependant, sur la feuille de route du président français, ces mesures sont explicitement liées aux demandes et conditions du FMI. En résumé, si c’est une réussite, elles ouvriront la voie à d’autres vieilles recettes vendues par la France et d’autres acteurs internationaux depuis plus de deux décennies. Cette fois cependant, ces acteurs internationaux pourraient court-circuiter les élites locales incompétentes et inefficaces et imposer une tutelle financière directe.
Ce déjà-vu colonial pourrait offrir un soulagement apparent et immédiat, mais à long terme, il impliquerait un effondrement politique et une ruine économique plus importants.
- Hicham Safieddine est maître de conférences en histoire contemporaine du Moyen-Orient au King’s College de Londres. Il est l’auteur de Banking on the State: The Financial Foundations of Lebanon (Stanford University Press, 2019).
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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