De la souffrance à la poésie : la guerre du Golfe transcendée par les artistes koweïtiens
L’art sert fréquemment de moyen de rejeter la guerre et d’exposer sa brutalité. Picasso, Dali, Goya, Rubens et Bruegel ont tous réagi aux conflits internationaux en créant de l’art.
Les grandes peintures de l’artiste américano-libanais Nabil Kanso dépeignent souvent des scènes apocalyptiques suscitées par la guerre du Viêt Nam ou la guerre civile libanaise, tandis que Dia Azzawi, sculpteur et peintre irakien réputé, décrit les destructions subies par son pays, mais également la situation désespérée des Palestiniens et des Kurdes.
Pour les artistes du Koweït, une crise en particulier a eu un impact durable sur leur vie et leur travail : il s’agit de l’invasion par l’Irak en 1990 et de la guerre du Golfe qui s’en est suivie, au cours de laquelle des centaines de Koweïtiens ont été tués ou torturés et des centaines de puits de pétrole incendiés.
Le 2 août 1990, Saddam Hussein a ordonné à ses troupes d’envahir le Koweït afin de le revendiquer en tant que dix-neuvième province d’Irak, une initiative déclenchée par des conflits pétroliers et territoriaux ainsi que par les lourdes dettes contractées lors des huit années de guerre contre l’Iran qui a pris fin en 1988.
Après la guerre menée par la coalition américaine contre l’invasion des forces irakiennes, l’opération Tempête du désert, le Koweït a été libéré le 28 février 1991.
Pour marquer les 30 ans de l’invasion, l’institution culturelle koweïtienne Al Shaheed Park a créé Confluence, une sculpture et un mémorial virtuel pour les « martyrs et héros de l’invasion irakienne » du Koweït.
Conceptualisée par l’architecte et artiste koweïtien Jassim al-Nashmi (qui est né pendant les derniers mois de la guerre), cette installation virtuelle invitait les participants, qu’ils soient Koweïtiens ou non, à créer une installation interactive sur son site web en utilisant des « blocs de construction » géométriques et numériques qui, lorsqu’ils sont liés, forment une séquence d’arcs brisés.
Le choix de dix blocs colorés symbolisait les « vertus humaines » attribuées aux victimes : l’unité, la persévérance, la foi, la loyauté, le patriotisme, l’alliance, la patience, la survie, la bravoure et la résilience.
« Tout ce que j’ai fait, c’est mettre en place la plateforme et permettre aux gens de construire le mémorial qu’ils voulaient voir en 3D. Il y a eu plus de 2 000 contributions », rapporte-t-il à MEE.
En plus de cette installation virtuelle, il a créé une sculpture installée dans le parc culturel Al Shaheed jusqu’au 2 septembre. Le nom, Confluence, donné aux deux structures fait référence à l’unité entre les Koweïtiens et les forces alliées lors de la libération du pays, explique Jassim al-Nashmi.
« L’idée est venue de l’expression ‘’on ne peut applaudir d’une seule main’’ et le fait que l’union fait la force. Ils peuvent créer un arc par confluence – et cet arc représente la force. »
Une blessure profonde
Au fil des ans, certains artistes koweïtiens ont utilisé leur travail pour réfléchir aux conséquences de l’occupation irakienne et l’impact de la guerre. La souffrance humaine et les prophéties de guerre ont toujours été présentes dans l’œuvre de Khalifa al-Qattan (1934-2003), un artiste prolifique et pionnier.
Premier Koweïtien à organiser une exposition personnelle et fondateur du mouvement d’art koweïtien qu’il baptise « circlisme » – forme d’art reposant sur les cercles et les lignes courbes, basé sur la philosophie, la spiritualité et la science –, Khalifa al-Qattan s’est retrouvé dans l’incapacité de peindre pendant la guerre par crainte des répercussions. Plusieurs de ses peintures sont exposées dans le musée familial, le Khalifa & Lidia Qattan Art Museum à Koweït, et dans des collections à travers le monde.
Au cours des sept mois d’occupation, l’artiste alors âgé de 56 ans était « scotché à la radio, il écoutait et enregistrait toutes sortes d’informations », se souvient son épouse Lidia al-Qattan, auteure et artiste d’origine italienne.
« Il passait également beaucoup de temps à travailler sur ses archives ou dans le jardin avec ses plantes et ses légumes. Il ne pouvait pas peindre car les Irakiens venaient – et parfois faisaient irruption dans les maisons des Koweïtiens par surprise – et s’ils trouvaient un quelconque document, une image ou tout autre chose relative au Koweït, ils vous tuaient. »
Lydia raconte que son mari, sujet à la dépression, était étonnamment optimiste et plein d’espoir pendant l’occupation. « Nous savions qu’il y avait de bonnes nouvelles de la coalition, qu’ils allaient libérer le Koweït, il s’agissait juste d’une question de temps. »
Mais Khalifa al-Qattan avait déjà peint énormément à propos de la guerre : au moment où les chars irakiens se lançaient sur le Koweït, il avait rassemblé une collection de 47 peintures à l’huile sur le thème du conflit, remontant aux années 1960 – des réactions au bombardement d’Hiroshima, au Vietnam, en passant par les souffrances du peuple palestinien.
Puisqu’il s’agit d’œuvres principalement symboliques ouvertes à différentes interprétations, elles sont également considérées prophétiques de conflits à venir. L’une de ses plus célèbres peintures est The Deep Wound (1984), un autoportrait de l’artiste, se tenant derrière des barreaux, le regard affligé, une blessure ouverte à la poitrine. Six hommes arabes en miniature, vêtus de manière traditionnelle, se tiennent devant Qattan.
Si son travail a été inspiré par des événements qui ont profondément affecté l’artiste, sa famille le réinterprète aujourd’hui, considérant les personnages arabes comme représentant la trahison du Koweït par certains de ses anciens alliés arabes.
« La main sans peau pourrait symboliser l’une des méthodes de torture utilisées par les Irakiens contre la résistance koweïtienne, le fait de verser de l’acide sur eux », suggère sa fille Jalila al-Qattan, ajoutant que cette même main, qui tient une perle, est une référence possible au Koweït qui est surnommé la « perle » du Golfe.
Dans la période qui a suivi la guerre du Golfe, l’œuvre de Khalifa al-Qattan a fortement évolué avec plus de peintures dédiées à certaines des « tortures subies par les Koweïtiens, hommes et femmes, de la résistance », indique sa femme.
Dans The Martyr’s Plant (1992), on voit le dos torturé et le bras mutilé d’une femme tandis que dans The Document (1991), on voit un torse torturé avec les membres et la tête amputés. Un document est joint aux peintures, lequel autorise prétendument la torture sur les personnes suspectées d’appartenir à la résistance koweïtienne.
« Certaines personnes lorsqu’elles voient l’œuvre de Qattan peuvent penser que c’est sinistre – elle est très sombre, mais en même temps, les couleurs sont très vives », estime sa fille.
« C’est parce que mon père voulait traduire la souffrance humaine, la corruption le jeu des puissances, l’avidité et les maladies de la société en général. »
Qui a tué la gazelle ?
« L’armée, les soldats, les armes et les bombes étaient partout… L’odeur de la mort était partout », se souvient Thuraya al-Baqsami, artiste koweïtienne pionnière, à propos des sept mois d’invasion.
L’expérience de l’occupation a profondément influencé son processus créatif au point que tout ce qu’elle a pu peindre jusqu’en 1995 était la guerre.
« Quel que soit son pays, quelle que soit sa religion, un artiste qui a connu la guerre ne sera plus jamais le même artiste. Son art sera triste et empli de colère », indique-t-elle.
Selon Thuraya al-Baqsami, avant la guerre du Golfe, il était rare de voir une peinture koweïtienne dépeignant la tragédie humaine : « De nombreux artistes s’occupaient de paysages et des choses merveilleuses qui se passaient autour d’eux… Mais après la libération, pendant plusieurs années, vous ne pouviez trouver une peinture de vase, de fleurs, de porte ou de maison. Tout le monde tentait de montrer ce qui s’était passé non seulement à travers l’art mais également à travers la littérature, le théâtre et la musique. »
L’œuvre de celle qui fut une des plus influentes artistes féminines du monde arabe et auteure de romans, de nouvelles, de poésies et d’essais traduits à travers le monde, a été présentée dans plus d’une soixantaine d’expositions personnelles et des centaines d’événements.
Son art fait également partie de collections permanentes à travers le monde, notamment au British Museum, au Guggenheim à Abou Dabi et au siège de l’UNESCO à Paris.
Pendant l’occupation, elle a peint jour et nuit et produit 85 œuvres dans le cadre de sa série Invasion 1990-1991. « [Les Irakiens] bombardaient et je peignais. J’utilisais des pastels, l’aquarelle, l’acrylique. Je peignais sur la pierre, sur le bois, sur le papier, sur tout ce que je pouvais trouver. »
Malgré sa peur, contrairement à Qattan, elle a peint sans relâche pendant cette période. Afin de contourner les officiers irakiens, elle utilisait des symboles codés, en grande partie inspirés par les cachets de Dilmun trouvés sur île de Failaka, un site archéologique situé au large de la ville de Koweït.
Par exemple, le scorpion qui attaque un homme dans The Witness (1990) représente les soldats irakiens, tandis que la gazelle dans Who Killed the Deer (1991) symbolise le Koweït. « Les soldats irakiens ont fait irruption à de nombreuses reprises dans mon studio mais ils n’ont jamais compris mon travail. »
Elle peignait hommes et femmes comme des « momies, chauves et pâles » avec les têtes perforées par des balles comme dans The Last Shot (1991). « Lorsque les soldats ont vu les peintures, tout ce qu’ils ont demandé, c’est pourquoi les personnages étaient chauves », raconte al-Baqsami.
Dans la linogravure No to the Invasion (1990), l’une de ses œuvres les plus célèbres, un homme et une femme koweïtiens en habits traditionnels s’opposent à l’occupation avec une phrase écrite en calligraphie arabe qui dit : « Non à l’occupation. »
Terminée au quatrième jour de l’invasion, Baqsami a imprimé des copies de cette œuvre et l’a distribuée comme poster parmi les membres de la résistance koweïtienne. Lorsqu’un activiste a été exécuté pour l’avoir distribué, Baqsami a cessé de l’imprimer.
Trois jours avant la libération, son mari a été arrêté et détenu à Bassorah pendant près de deux mois en tant que prisonnier de guerre. C’est alors qu’elle a arrêté de peindre.
« J’étais effrayée. Soudainement j’étais seule avec mes trois filles tandis que le reste de ma famille était hors du Koweït. Je n’avais personne et je ne savais pas ce qui nous arriveraient à moi et mes enfants », raconte-t-elle.
« Dieu merci, trois jours plus tard le Koweït était libéré. J’étais contente mais pas totalement jusqu’au retour de mon mari fin mars. »
Baqsami a saisi la joie des retrouvailles dans son portrait de famille Return of the Parted (1992).
L’horreur de la guerre apparaît également dans trois de ces douze livres. Fatooma’s Diaries (1992) est un livre pour enfants à propos de la guerre, tandis que Cellar Candles (1993) est un recueil de nouvelles qui a été récompensé comme meilleure œuvre littéraire à propos de l’occupation par le prix de la Kuwait Foundation for the Advancement of Sciences (KFAS).
Malgré toutes les difficultés, Baqsami n’a jamais regretté d’être restée au Koweït : « J’ai pu tout observer, tout ressentir. J’ai été témoin de ce grand crime qu’a subi mon pays… Être occupé par un autre pays est difficile à oublier mais nous avons appris une grande leçon : il faut préserver la paix. »
Des mesures désespérées
L’installation multimédia Desperate Measures (2017) d’Aseel AlYaqoub s’inspire d’un épisode de la guerre du Golfe : les Koweïtiens ont vu des soldats irakiens porter des masques à gaz, faisant naître des rumeurs d’attaques chimiques. La résistance koweïtienne avait alors disséminé des consignes pour confectionner soi-même des masques à gaz via des brochures et le bouche-à-bouche, amenant la mère et les tantes d’AlYaqoub à coudre des masques dans leur cuisine.
La première partie de l’installation est une vidéo de 8 minutes intitulée Semiotics of War in the Kitchen.
Dans sa performance, Aseel AlYaqoub est assise dans la cuisine où sa famille se tenait il y a 30 ans. En suivant les instructions de sa mère, elle tente de recréer des masques à gaz avec des tissus en coton remplis de charbon, pour absorber les gaz empoisonnés. Dans la vidéo, on constate à quel point ce processus est chaotique et que ce masque rudimentaire ne remplit pas son objectif premier et couvre à peine le nez.
« Nous dormions toujours habillés au cas où nous aurions eu à fuir rapidement », se souvient Aseel AlYaqoub qui, bien qu’âgée de 4 ans à l’époque, garde des souvenirs vivaces de l’occupation.
En 1990, elle vivait dans un grand foyer basé dans la maison de ses grands-parents. « Les femmes avaient peur d’être violées », raconte-t-elle. « Nous avons emménagé dans le sous-sol lorsque que la guerre a réellement débuté et nous dormions sur des matelas au sol. Je me souviens qu’un jour, on a repéré une souris et que personne n’a pu vraiment dormir cette nuit-là. Mon cousin et moi l’appelions le rat de Saddam. »
« Nous avons appris une grande leçon : il faut préserver la paix »
- Thuraya al-Baqsami, artiste
Étant donné que la maison était proche du palais Dasman (résidence de l’émir du Koweït), les AlYaqoub ont assisté à la bataille de Dasman, au cours de laquelle les forces irakiennes ont pris le contrôle du palais en huit heures, au premier jour de l’invasion.
Tandis que l’émir, le cheikh Jaber al-Ahmad al-Sabah, était parti en Arabie saoudite avant l’offensive, son cadet, Fahad al Ahmad, a été tué en défendant le palais.
« Nous nous trouvions sur le balcon et nous avons vu le palais en flammes, entendu les coups de feu et vu les chars. Ma mère a allumé la télé et KTV [la chaîne de télévision publique du Koweït] s’est soudainement interrompue devant nos yeux. Elle avait été piratée par la propagande irakienne. »
L’œuvre d’AlYaqoub est non seulement présentée au Koweït, mais aussi à New York, Londres et Budapest ; elle s’intéresse principalement à la mémoire collective du Koweït et à son passé. Comme le reste de son travail, la guerre est devenue une expérience qu’elle a exploré du point de vue koweïtien.
En tant qu’artiste, AlYaqoub croit en l’importance des récits de guerre qui apportent une documentation visuelle dans l’espoir de mettre au jour tout stress post-traumatique résiduel.
« L’histoire de la guerre du Golfe s’est diluée au fil du temps tandis que le Koweït cherchait à nouer de nouvelles relations diplomatiques avec l’Irak, ce qui est compréhensible » indique-t-elle. « Mais je suis convaincue que la nation a besoin de se soumettre à une analyse psychologique ne serait-ce que pour empêcher que l’histoire ne se répète. »
Pas une orpheline de guerre
Le premier jour de l’invasion, l’illustratrice Zahra Marwan avait 2 ans et était chez elle avec sa mère. Son père était parti travailler ne sachant pas que le pays avait été envahi, jusqu’à ce que sa secrétaire l’appelle pour lui annoncer qu’elle ne viendrait pas.
Quelques heures plus tard, son oncle – qui était soldat – a été tué par une grenade alors qu’il combattait sur le front.
Dans son œuvre Grateful a Carton of Milk Didn't Turn Me into a War Orphan (2020), Marwan évoque un épisode qui aurait pu changer sa vie de manière drastique, avec une encre et des pastels caractéristiques de son travail.
Tandis que Zahra Marwan était à la maison avec sa tante aux premiers jours de l’occupation, ses parents sont sortis pour acheter du lait et ont été arrêtés par des soldats irakiens sur le chemin du retour.
« [Les soldats] les ont obligés à sortir de la voiture et à s’asseoir sur le trottoir en attendant de décider de leur sort, prisonniers de guerre ou la mort », raconte-t-elle.
Les soldats auraient pu penser qu’ils appartenaient à la résistance koweïtienne s’il n’y avait pas eu la brique de lait qu’ils tenaient dans leurs mains. L’illustration simple montre une brique de lait bleu et blanc surdimensionnée placé à côté d’une représentation des parents de Zahra Marwan, comme si elle les protégeait.
Quand elle raconte cette histoire, indique-t-elle, les gens sont émerveillés par la façon dont leur sort s’est joué sur une brique de lait. « Nombreuses sont les histoires de notre famille à propos de l’invasion qui donnent cette impression. Des impressions d’humour au milieu de l’horreur. »
La famille de Zahra Marwan est restée au Koweït jusqu’à la fin de l’occupation, chez ses grands-parents avec leur famille élargie. La famille a fini par déménager au Nouveau-Mexique quand elle avait 7 ans, mais elle revient au Koweït chaque année. Après avoir étudié les arts visuels en France, elle est désormais illustratrice à temps plein à Albuquerque (Nouveau-Mexique, aux États-Unis).
Inspirés par les illustrateurs de livres et par l’imagerie, les membres allongés et les couleurs utilisées par les artistes du Wiener Werkstätte, ses dessins nostalgiques s’intéressent principalement au récit et à la mémoire familiale.
Elle utilise également ses aptitudes pour s’attaquer au sujet sensible de la minorité apatride, ou bidoune, en se basant sur son expérience personnelle. Bien que sa mère soit une citoyenne koweïtienne, Zahra Marwan indique être née apatride au Koweït car son père était bidoune et les femmes ne peuvent pas transmettre leur nationalité à leurs enfants.
À propos d’un portrait de mariage que l’artiste a réalisé de ses parents, elle s’interroge sur les réseaux sociaux : « Pourquoi le pays n’a-t-il jamais reconnu mon père comme Koweïtien ? »
Bien que Zahra Marwan n’ait aucun souvenir de la guerre, elle porte les stigmates du conflit.
« J’ai grandi en pensant que l’enfance de tout le monde avait commencé par la guerre », confie-t-elle. « Je porte en moi, aujourd’hui dans la trentaine, l’insécurité constante due au fait qu’une ville peut être détruite en l’espace d’une journée. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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