L’escale émiratie à Socotra au centre de la stratégie d’Abou Dabi
En juin dernier, la prise de contrôle de la province de Socotra – île convoitée par les Émirats arabes unis (EAU) – par les forces affiliées au Conseil de transition du sud (CTS) yéménite soutenues par Abou Dabi a marqué un tournant majeur dans la projection stratégique émiratie dans la région.
Malgré les divergences croissantes avec leur allié saoudien, les EAU se sont engagés dans un véritable processus d’expansion régionale, comme en témoigne leur implication dans la guerre civile yéménite et leur projection stratégique sur l’île de Socotra.
Après avoir envoyé le premier Arabe dans l’espace et être devenu le premier pays arabe à disposer de l’énergie nucléaire, les Émirats poursuivent leur objectif de devenir le leader et le principal interlocuteur au Moyen-Orient, au risque de se heurter aux velléités de leur allié saoudien.
Des conflits d’intérêts croissants avec l’Arabie saoudite
Tentant de se forger une image de petit État phare de la prospérité et de la stabilité dans la région, les EAU ont ces dernières années sensiblement renforcé leurs engagements au Yémen, en Libye, en Syrie et en Égypte afin d’émerger en véritable leader régional.
En revanche, les dissensions politico-tribales internes et l’intervention militaire au Yémen ont considérablement terni l’image du royaume saoudien, fer de lance de la lutte contre l’influence iranienne.
Dans cette perspective, les dirigeants émiratis ont progressivement pris l’avantage dans la compétition diplomatique, militaire et économique avec le royaume saoudien, qui a jusqu’à présent subi la majeure partie des conséquences négatives de l’intervention au Yémen, notamment plusieurs frappes directes sur son territoire, un regain de contestation sociopolitique et une représentation désavantageuse dans la presse occidentale.
Les dirigeants émiratis ont progressivement pris l’avantage dans la compétition diplomatique, militaire et économique avec le royaume saoudien
Principal partenaire régional de l’Arabie saoudite dans la coalition militaire contre les rebelles houthis au Yémen, Abou Dabi a su profiter de l’engagement effréné de Riyad au Yémen pour projeter ses propres forces sur les ports yéménites et de la Corne de l’Afrique.
En effet, si l’alliance saoudo-émiratie semblait initialement solide, cette dernière se retrouve de plus en plus mise à mal compte tenu des divergences stratégiques croissantes entre les deux pays. Les EAU ont tactiquement laissé Riyad avancer ses pions afin de combler par la suite l’échec du leadership régional saoudien octroyé à l’époque d’Obama.
Abou Dabi exécute une stratégie régionale de plus en plus complexe, teintée davantage de réalisme et de pragmatisme économique. Sur le dossier syrien, les EAU ont, à titre d’exemple, opté pour un désengagement à l’égard des rebelles syriens, ainsi que pour une reconsidération de leur position vis-à-vis du gouvernement, ennemi d’Ankara.
Concernant l’engagement arabe contre l’Iran, les EAU poursuivent les discussions avec Téhéran, interlocuteur économique et commercial incontournable, comme en témoignent les discussions intervenues dans le contexte des négociations sur le droit de pêche quatre jours avant l’annonce du lancement des accords de normalisation avec Israël (accords d’Abraham) en août.
Les EAU en faveur d’une fragmentation du Yémen
Si les Émirats semblaient originellement s’aligner sur la stratégie saoudienne, à savoir rétablir le gouvernement légitime de Abdrabbo Mansour Hadi, la guerre civile yéménite est devenue un véritable catalyseur des tensions entre les deux alliés.
Tandis que Riyad poursuit mordicus son objectif d’endiguer la menace iranienne en combattant les milices houthies, Abou Dabi entend davantage s’engager dans un objectif territorial.
Dans cette perspective, les EAU ont tiré parti de la fragmentation politico-territoriale héritée de la configuration du Yémen d’avant la réunification de 1990. À ce titre, la rupture entre le nord et le sud du pays est l’une des principales conséquences des opérations dirigées par Riyad et Abou Dabi au Yémen.
Grâce à leur alliance avec le Conseil de transition du sud, les EAU ont d’ores et déjà changé l’équilibre des pouvoirs dans le sud du Yémen à leur avantage. Si Abou Dabi réussit de surcroît à faire de l’île yéménite de Socotra son avant-poste, les EAU auront toutes les chances de faire basculer davantage l’équilibre des pouvoirs en leur faveur.
Plusieurs bases militaires émiraties ont déjà été établies dans la Corne de l’Afrique, notamment à Djibouti, en Érythrée et dans les régions semi-autonomes du Puntland et du Somaliland, ainsi que des bases aux Seychelles. En prenant le contrôle des ports d’Aden, Moukalla et des côtes sud du Yémen, les EAU renforcent leur influence et leur mainmise sur la sécurité du détroit de Bab-el-Mandeb.
Depuis cette affirmation de l’État émirati dans les affaires régionales, l’Arabie saoudite est consciente de l’intérêt de contrôler le commerce dans la mer Rouge par le détroit de Bab-el-Mandeb, ce qui pourrait lui permettre in fine d’exporter du pétrole si l’Iran était amené à lui refuser l’accès au golfe Persique en bloquant le détroit d’Ormuz.
La stratégie émiratie rivée sur l’île stratégique de Socotra
Situé entre la Corne de l’Afrique et le Moyen-Orient, reliant la mer Rouge au golfe d’Aden et à la mer d’Oman, Bab-el-Mandeb est une porte incontournable depuis l’Antiquité. Point névralgique de la région, c’est l’une des routes maritimes commerciales les plus importantes pour acheminer des hydrocarbures et produits manufacturés vers l’Europe, via le canal de Suez et vers l’Asie, via l’océan Indien.
En effet, la plupart des exportations de pétrole et de gaz naturel du golfe Persique qui transitent par le canal de Suez ou le pipeline égyptien SUMED passent à la fois par Bab-el-Mandeb et le détroit d’Ormuz. On estime que 25 000 navires y transitent chaque année, transportant 12 % de la production mondiale de pétrole.
Par ailleurs, les actes de piraterie s’y sont multipliés, obligeant la communauté internationale à militariser la zone, via les opérations Atalante (Union européenne) et Ocean Shield (OTAN).
L’archipel de Socotra surplombe quant à lui le détroit stratégique de Bab-el-Mandab. Plus grande île de l’archipel de Socotra, Socotra compte environ 60 000 habitants. Entre 1967 et 1990, l’archipel faisait partie du gouvernement autonome du Yémen du Sud et avant cela, entre 1839 et 1967, c’était un protectorat britannique dirigé par les monarques du sultanat de Lahij.
Du fait de sa position géographique et sa situation sociopolitique, Socotra a été en grande partie épargnée par les violences qui ravagent le Yémen depuis 2014.
Des investissements de façade
Dès le début des années 2000, les organisations humanitaires des EAU telles que le Croissant-Rouge émirati ont joué un rôle actif à Socotra. Le Croissant-Rouge des Émirats a fourni des secours et de l’aide en mars 2000 notamment, après que d’importantes inondations eurent endommagé des infrastructures et affecté l’agriculture.
Depuis 2012, la Fondation Khalifa ben Zayed al-Nahyane aurait investi de manière conséquente sur l’île dans le domaine de l’éducation, la santé, l’agriculture, le commerce et la sécurité. Aussi, les organisations humanitaires émiraties ont construit un hôpital sur l’île.
Toutefois, selon des documents exclusifs récemment révélés par Al Jazeera, les EAU utiliseraient leurs organisations caritatives dans le pays comme façade pour des activités politiques et de renseignement, entre autres actions illégales sur le terrain, telle l’utilisation d’avions commerciaux pour des transferts d’armes.
En 2017, cet intérêt pour le sud du Yémen se serait, selon certains médias comme Al Jazeera ou TheNewArab, concrétisé par la signature d’un accord entre le gouvernement Hadi et les Émirats arabes unis, octroyant à ces derniers le droit d’exploiter à des fins économiques et sécuritaires l’île de Socotra pour 99 ans. Aucun officiel n’a confirmé l’allégation.
Cette même année, plus de 2 milliards de dollars auraient été investis par les EAU au Yémen, dont plusieurs millions à destination de l’île. Des investissements accusés de cacher les pertes matérielles et humaines imposées par la coalition militaire dirigée par Riyad et Abou Dabi dans le pays. Par la suite, le gouverneur de l’île de Socotra a promis son soutien au Conseil de transition du sud soutenu par Abou Dabi.
En 2018, les EAU ont déployé des forces sur Socotra, une décision qui a provoqué la colère du gouvernement yéménite. Les Yéménites ont organisé plusieurs manifestations pour dénoncer ce qu’ils ont qualifié de prise militaire de l’île par les Émirats.
Après plus de quatre ans de conflit et face à un enlisement manifeste, les objectifs au Yémen ont été atteints, selon les déclarations de responsables émiratis lors de la décision de rapatrier leurs troupes à l’été 2019, après avoir formé leurs milices alliées dans le sud et projeté leur zone d’influence.
Les accords d’Abraham : une aubaine pour la projection stratégique émiratie ?
L’affirmation croissante de la politique étrangère des Émirats arabes unis a été remarquablement prompte, comme en témoigne son accord d’août 2020 relatif à la normalisation de ses relations avec Israël – accord vivement dénoncé par les Palestiniens comme une acceptation par ce pays arabe de la politique d’occupation et de colonisation israélienne.
Scellant officiellement des années de coopération secrète, les accords d’Abraham englobent un large éventail d’initiatives conjointes dans les domaines de la santé, de la biotechnologie, de la culture et du commerce, mais se présentent surtout comme l’opportunité de renforcer les relations stratégiques en matière de sécurité et de défense. Ce faisant, Israël bénéficierait des bases militaires émiraties dans la région, que ce soit dans le Golfe, à Bab-el-Mandeb ou en mer Rouge.
Tant que les dispositions les plus importantes de l’accord émirato-israélien seront liées à la sécurité et aux relations militaires, Israël s’emploiera à l’exploiter pour accroître son influence dans le Golfe
En effet, les EAU et Israël convergent sur certaines questions d’ordre sécuritaire, notamment en matière de navigation maritime et commerciale dans le Golfe face à ce qu’ils perçoivent comme une menace iranienne.
Ces convergences constituent dès lors un terreau propice pour une intensification de la coopération militaire, ce qui pourrait potentiellement conduire à une exploitation des eaux émiraties – golfe Persique et golfe d’Aden – par la flotte israélienne.
Tant que les dispositions les plus importantes de l’accord émirato-israélien seront liées à la sécurité et aux relations militaires, Israël s’emploiera à l’exploiter pour accroître son influence dans le Golfe. Parallèlement, les EAU cherchent à accroître leur contrôle dans le Golfe avec le soutien des États-Unis et d’Israël.
Par ailleurs, l’influence turque de manière générale, mais en particulier dans la Corne de l’Afrique, est également un sujet de préoccupation commun des EAU et d’Israël. Tandis que la Turquie a établi une base (TURKSOM) dans la capitale somalienne Mogadiscio, les EAU soutiennent quant à eux le territoire séparatiste du Somaliland, où ils ont installé une base à Berbera, dans le golfe d’Aden.
Par conséquent, dans le but de sécuriser les transports maritimes, de la corne de l’Afrique au golfe Arabo-Persique, et d’anticiper tout acte hostile à leur encontre, les EAU et Israël pourraient projeter de mettre en place des bases conjointes, en particulier sur l’île de Socotra, dans le sud du Yémen ou en Érythrée.
Ces bases pourraient avoir comme objectif de collecter des renseignements sur d’éventuels mouvements de troupes ennemies, de prévenir les attaques de missiles balistiques et de croisière ou de drones, ainsi que de surveiller les pirates de la région.
Cette projection géographique hors de leurs frontières, associée à la surveillance satellitaire israélienne, augmentera significativement la profondeur stratégique dont ne disposent pas naturellement les nouveaux alliés, du fait de leur exiguïté territoriale.
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