« Un moment inoubliable » : au Maroc, les militants s’interrogent sur les acquis du Mouvement du 20 février dix ans après
« J’ai un vécu très intime avec le Mouvement du 20 février [M20F] », se souvient Khadija Ryadi. « Mon fils était parmi les organisateurs de la première marche. J’ai entendu les peurs, assisté aux préparatifs. C’est un moment inoubliable de notre histoire personnelle et de celle du pays », confie-t-elle à Middle East Eye.
Cette mobilisation populaire, la militante chevronnée, récompensée en 2013 par le Prix des droits de l’homme des Nations unies, en parle d’autant mieux que, lorsque l’élan « exceptionnel » des Printemps arabes, venu de Tunisie et d’Égypte, se met à souffler sur le Maroc, elle préside l’Association marocaine des droits humains (AMDH).
Exaltée par les renversements de Zine el-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak, la jeunesse marocaine s’anime en ligne. Des groupes Facebook, tels « Les jeunes discutent avec le roi », deviennent rapidement des espaces de débat où s’élaborent les prémices du mouvement.
« Ils étaient vraiment très jeunes, la vingtaine maximum. On les a laissés s’organiser pour ne pas ‘’voler’’ leur initiative et leur indépendance, [puis] un noyau dur s’est créé à Rabat », relate à MEE Ibtissame Betty Lachgar, mobilisée de la première heure et cofondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), qui œuvre en faveur du féminisme, de l’universalisme et de la laïcité.
« En tant que militante, c’était très enthousiasmant. Tu te dis qu’enfin les mentalités vont changer et, peut-être, en parallèle, la loi aussi »
- Ibtissame Betty Lachgar, Mouvement alternatif pour les libertés individuelles
« Ce que ces jeunes demandaient, le droit au travail pour tous, la libération des prisonniers d’opinion, l’égalité entre hommes et femmes, etc., c’était notre engagement depuis toujours. Donc nous avons nous-mêmes appelé à descendre dans la rue le 20 février », poursuit Khadija Ryadi.
« Au sein de l’AMDH, les jeunes étaient déjà structurés. Ils ont apporté une aide logistique à ceux du M20F », explique-t-elle. La première conférence de presse du collectif, le 17 février, se déroule d’ailleurs dans les locaux de l’ONG, dans la capitale administrative Rabat.
De son côté, l’organisation islamiste Al Adl Wal Ihssane voit dans cet appel l’occasion de concrétiser une partie de ses revendications historiques : « L’unification des forces vives pour lutter contre l’absolutisme et la corruption », précise à MEE Bouchta Mossaif, membre du bureau exécutif de l’association, dont la section jeunesse rejoint « dès le premier jour » le mouvement.
Lui-même intégrera le comité de suivi du Conseil national d’appui au M20F. « La révolution en Tunisie nous a donné beaucoup d’espoir, on s’est dit : pourquoi pas nous ? Le jour J, on a senti l’attente du peuple », poursuit-il.
Ibtissame Betty Lachga abonde en ce sens : « En tant que militante, c’était très enthousiasmant. Tu te dis qu’enfin les mentalités vont changer et, peut-être, en parallèle, la loi aussi. »
Le web, nouveau champ d’action
En marge de l’effervescence militante, la blogosphère marocaine connaît elle aussi une petite révolution. Fin 2010, une poignée de blogueurs, pionniers du genre, les yeux rivés sur le « pays du jasmin », décident de s’unir pour fonder un véritable média en ligne.
« Nous avons vu le rôle joué par le site Nawaat [en Tunisie], notamment pour changer le récit sur de fausses informations [à propos du mouvement de contestation dans le pays] », relate à MEE Elmahdi El Mhamdi, l’un des instigateurs.
Mamfakinch (« on ne cède pas ») voit le jour le 17 février 2011. « L’acte fondateur a été de rectifier la fausse nouvelle diffusée par l’Agence marocaine de presse [MAP] concernant l’annulation de la première marche », explique-t-il.
« L’une de nos raisons d’être était de relayer le message de ces jeunes, dont certains nous étaient familiers, parce qu’ils ne disposaient d’aucun outil pour se défendre. Cet article, l’un des premiers publiés, a généré plusieurs centaines de milliers de visites. »
Le 20 février 2011, quelque 37 000 marcheurs, selon les chiffres communiqués par la presse à l’époque, battent le pavé à travers le pays. Ils scandent « dignité, liberté et justice », leur envie de changement et, pour certains, de mettre fin à la domination et aux pratiques népotiques du Makhzen (pouvoir central).
La création de la plateforme répond aussi au besoin de pallier l’absence de couverture de certaines actualités par les médias traditionnels.
« Le Maroc n’a pas connu la censure à la tunisienne avec des sites web bloqués, etc. On ne voyait pas de page avec ‘’Erreur 404’’ s’afficher, c’était plus subtil, c’était plutôt un ‘’404 publicitaire’’ [des pressions financières imposées aux rédactions] », ironise le jeune homme.
Mamfakinch se fixe aussi comme principe « de ne pas s’aligner sur la rhétorique militante habituelle. Nous voulions sortir du cercle des convaincus », sans pour autant nier sa ligne éditoriale favorable aux droits de l’homme et sa sympathie pour le M20F.
« Nous sommes nés du besoin créé par ces contestations », souligne le cofondateur du site.
« La peur a changé de camp »
Sur le web ou dans la rue, le M20F a fait bouger les lignes. « Le mouvement a permis au peuple de prendre confiance en lui-même et de surmonter sa peur du pouvoir », constate avec satisfaction Bouchta Moussaif, d’Al Adl Wal Ihssane.
Le fait le plus notable, aux yeux de l’ex-présidente de l’AMDH Khadija Ryadi, reste la coopération entre des forces a priori inconciliables. « Les islamistes ont accepté de travailler avec des filles en mini-jupes, des gens qui fumaient et, de leur côté, les laïcs de gauche acceptaient d’interrompre l’activité pour la prière. »
Pour elle, le 20 février 2011 marque également le moment où « la peur a changé de camp et [où] les langues se sont déliées ».
Mais dix ans plus tard, la société porte-t-elle toujours l’empreinte du M20F ?
« Un grand pas a été fait sur le chemin du changement. Plusieurs mobilisations, ensuite, s’en sont inspirées [comme celle des étudiants en médecine en 2015 ou le boycott de 2018 sur certains produits de consommation]. Même s’il reste du travail à accomplir, la société a entamé un processus vers la liberté », assure Bouchta Moussaif.
« Le mouvement a permis au peuple de prendre confiance en lui-même et de surmonter sa peur du pouvoir »
- Bouchta Moussaif, Al Adl Wal Ihssane
« Le positif, c’est qu’une certaine jeunesse s’est approprié la liberté d’expression par différents moyens. Même si le mouvement s’est dissipé, cela est resté », le rejoint Ibtissame Betty Lachgar.
Selon Mohammed Yatim, membre du secrétariat général du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), « les manifestations ont eu un impact positif sur le déroulement du dialogue social, alors dans l’impasse. Cela a abouti à des acquis sociaux sans précédent pour la classe ouvrière », juge-t-il.
Sortie victorieuse des législatives organisées en novembre 2011, après le référendum sur l’adoption de la nouvelle Constitution – mesure prise par le pouvoir pour répondre à la contestation –, puis en 2016, la formation politique, comme la plupart, s’était montrée réservée sur la forme de la mobilisation prônée par les « févriéristes ».
Sur le fond, en revanche, le responsable considère qu’une fois au pouvoir, son parti a su traduire leurs aspirations, partagées, en actes.
« Le vote des Marocains en notre faveur a été un message clair. Des réformes inédites ont été réalisées à tous les niveaux économiques et sociaux, les villes se sont transformées, les infrastructures ont été développées... », énumère-t-il.
« Ce qui a caractérisé la réponse officielle à la version marocaine du Printemps arabe, c’est l’appropriation par l’État des revendications du mouvement. »
« Rien n’a changé »
Mais tout le monde n’est pas de cet avis. Alors qu’au lendemain de la mobilisation, Khadija Ryadi jugeait déjà la réponse du Makhzen « insuffisante », notamment en matière de séparation des pouvoirs, son constat aujourd’hui est encore plus mitigé.
« En matière de droits humains, c’est pire qu’avant 2011. La liberté d’expression est dans le collimateur, même pour des personnes non politisées », déplore-t-elle.
Elmahdi El Mhamdi s’inquiète lui aussi. « Les Marocains n’ont pas accès à une information fiable, on le constate d’autant plus avec la pandémie. »
Si Mamfakinch a cessé de fonctionner en 2014, ses responsables « n’étant plus d’accord sur son utilité », ce discours n’est aujourd’hui plus valable selon cet ancien membre.
« Je pense qu’il y aurait à nouveau besoin d’un média de ce type pour combler le vide creusé par l’autocensure dans la presse. […] La désinformation a des conséquences très concrètes et donne naissance à des Frankenstein médiatiques incontrôlables. »
L’activiste féministe se déclare, quant à elle, « pessimiste ».
« Dans la loi, rien n’a changé. Tant qu’il n’y aura pas de revendication claire par rapport à la laïcité, on ne peut espérer une once d’émancipation des femmes. » Et de rappeler : « Même au sein du M20F, ce n’était pas facile d’être féministe. On m’a souvent dit que ce n’était pas le moment de parler des droits des femmes. »
« En matière de droits humains, c’est pire qu’avant 2011. La liberté d’expression est dans le collimateur, même pour des personnes non politisées »
- Khadija Ryadi, ex-présidente de l’AMDH
Ibtissame Betty Lachgar voit cependant comme une « petite victoire » le fait que les thématiques portées par le seul MALI depuis 2009 commencent à percer.
« Je pense que tout ça, ce sont des vagues. On ne sait pas quelle forme cela va prendre, mais cette répression, cette dilapidation de leur richesse décuplée par la crise sanitaire, les Marocains la vivent », souligne pour sa part Khadija Ryadi.
« Il y aura d’autres mouvements », entrevoit la militante, guettant la Tunisie, dont l’anniversaire de la révolution a coïncidé avec une nouvelle vague de protestations énergiquement contenue par les forces de l’ordre. « C’est ce que le M20F a semé dans la société. »
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