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La presse marocaine entre le marteau du coronavirus et l’enclume de l’autoritarisme

En cette journée mondiale de la liberté de la presse, le tableau est particulièrement sombre pour l’information au Maroc où la survie économique de plusieurs médias et la parole sur les réseaux sociaux sont plus que jamais menacées
Des militants des droits humains manifestent dans le cadre d’une « campagne de répression » sur les réseaux sociaux et en faveur de la liberté d’expression, à Rabat, le 9 janvier 2020 (AFP)

Selon une étude menée par un data provider (Imperium), entre le 16 mars et le 20 avril, les recettes de la presse marocaine ont chuté de 62 %. Depuis l’appel des autorités, le 22 mars, à cesser de publier et de distribuer les journaux imprimés, les journaux qui ploient sous les charges se retrouvent financièrement asphyxiés. 

« Le problème concerne essentiellement la presse papier. On note une forte récession de la publicité car des entreprises ont suspendu leurs contrats avec les journaux », s’alarmait, le 7 avril, Younes Moujahid, président du Conseil national de la presse, organe représentatif des journalistes qui a par ailleurs regretté de ne pas avoir été consulté.

« À cela s’ajoute le problème des ventes pour la presse papier. On ne sait pas comment on pourra régler cette crise après la fin de cette conjoncture », avait-il ajouté.

Certains patrons ont amputé les salaires de leurs journalistes, les coupes atteignant jusqu’à 50 %

Pour l’heure, la crise est telle que certains patrons ont amputé les salaires de leurs journalistes, les coupes atteignant jusqu’à 50 %. C’est le cas notamment d’Horizon Press, groupe dirigé par l’homme d’affaires et ancien ministre Moncef Belkhayat.

« Dans cette phase de pandémie et de confinement, nos citoyens ont droit à l’information. Nous devons à la fois protéger nos équipes et journalistes, puis faire en sorte à ce que les entreprises d’édition qui les emploient puissent survivre et surmonter cette épreuve. Aucune personne de notre groupe ne doit perdre son emploi », explique-t-il dans une tribune, suscitant la colère d’une partie d’une partie de l’équipe qui a dénoncé le caractère illégal de la décision.

C’est le cas aussi du groupe Eco Media qui compte, en plus d’une école de journalisme et une société d’impression, plusieurs publications, dont L’Économiste, le premier quotidien économique francophone au Maroc.

« Au vu de la crise, on a pris les mesures que permet la loi. On a d’abord monté un dossier de crédit pour avoir de l’argent disponible en cas de besoin. Pour ce qui est des salaires, nous allons continuer à les payer avec quelques adaptations. Les personnes ayant un salaire de 8 000 dirhams [730 euros] ou moins ne seront pas touchées par les baisses. Pour les personnes ayant un salaire de plus de 8 000 dirhams, il y aura une réduction de 20 % à partir de la paie d’avril », déclarait récemment à TelQuel Abdelmounaïm Dilami, PDG d’Eco Media qui compte parmi ses actionnaires le groupe Global Communication appartenant à la holding de la famille royale Al Mada.

D’autres médias ont réduit aussi les salaires de 20 à 50 %, tandis que d’autres journaux ont rompu des contrats ou mis fin à leur collaboration avec des journalistes freelance.

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« Il est indispensable d’avoir une presse en pareilles circonstances. Certes, il y a les médias publics, mais les médias privés doivent aussi continuer à travailler », regrette le président du Conseil national de la presse.

« Pour jouer leur rôle, les entreprises de presse, qui ont une responsabilité sociale, doivent payer les journalistes. Dans tous les pays, on ne peut se passer des journalistes en période de crise. Je crois que ce n’est pas uniquement une responsabilité des professionnels de la presse. Il s’agit plutôt d’une responsabilité collective, de toute la société, de l’État. »

Le ministère de tutelle n’a pour le moment annoncé aucune mesure pour atténuer les effets de la crise. Nommé en avril, le nouveau ministre Othman El Ferdaous s’est contenté de débloquer des aides que certains journaux attendent depuis 2019.

« Soutenir la presse commence par apurer dossiers 2019 en suspens qui connaissaient des retards depuis quatre mois. Nous avons débloqué aujourd’hui la situation administrative d’un reliquat de 2,77 millions de dirhams en faveur de cinq supports », a-t-il écrit sur Twitter.

« Un choc liberticide »

À cette crise qui pèse sur l’existence de certains journaux, s’ajoute une nouvelle menace à la liberté d’expression.

Le 19 mars, alors qu’il n’était initialement pas inscrit à l’ordre du jour, le gouvernement a adopté en pleine pandémie un projet de loi visant à combattre les fake news sur les réseaux sociaux.

Demeuré confidentiel, sa première version a fuité sur les réseaux sociaux le 27 avril, suscitant une condamnation unanime.

Et pour cause : le texte punit de six mois à trois ans d’emprisonnement et/ou d’une amende de 5 000 à 50 000 dirhams (un peu plus de 4 500 euros) quiconque appelle au boycott de produits, de marchandises ou de services.

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Cette décision ne vient pas du néant : en 2018, un appel au boycott né sur les réseaux sociaux avait ébranlé trois célèbres marques : les stations d’essence Afriquia du ministre et milliardaire Aziz Akhannouch, l’eau Sidi Ali de la riche et puissante famille Bensalah et les produits Danone.

Parmi les autres dispositions décriées du projet de loi, est puni d’une peine de trois mois à deux ans d’emprisonnement et/ou d’une amende de 1 000 à 5 000 dirhams (de 92 à 458 euros) quiconque diffuse une fausse information sur les réseaux sociaux, selon l’article 16.

« Un choc liberticide en période de crise sanitaire », selon un communiqué de plusieurs associations relayé par le site d’information Le Desk, qui pointe du doigt « le timing mais aussi l’absence de transparence autour de son processus d’élaboration et d’adoption et qui nourrissent des inquiétudes quant au contenu de ce document et son potentiel liberticide. »

Pour les signataires du communiqué, « il est clair que ce projet de texte créera, en l’état, un précédent et un glissement dangereux vers l’arbitraire dans la censure de la liberté d’expression, parfois sans passer par des processus judiciaires ».

Contacté le 31 mars, le ministre de la Justice, Mohamed Ben Abdelkader, avait déclaré à MEE : « La version n’est pas définitive. Le projet de loi que j’ai présenté a été adopté par le gouvernement. À l’instar d’autres textes de loi, il y a toujours des discussions et des départements plus concernés que les autres. »

« On apporte ainsi toujours des modifications pour améliorer le texte. Pour ce projet de loi, il y a un point qui reste et qui concerne le mécanisme de supervision et de suivi de l’activité et de ces réseaux. Au sujet de ces mécanismes, il y a toujours une discussion. Il y a une commission technique qui a été constituée pour apporter des remarques qui ont été émises par certains ministres. »

Devant l’ampleur de la polémique, aucun parti de la coalition gouvernementale n’assume désormais les dispositions de cette version du projet de loi, en révision depuis mars

Devant l’ampleur de la polémique, aucun parti de la coalition gouvernementale n’assume désormais les dispositions de cette version du projet de loi, en révision depuis mars. Le 30 avril, le Conseil national de la presse a fustigé l’attitude du gouvernement qui ne l’avait pas associé aux discussions.

Bien que le projet de loi incriminé précise que les dispositions ne s’appliquent pas aux journalistes, les craintes demeurent légitimes.

En mars 2020, le journaliste et militant Omar Radi a été condamné à quatre mois de prison avec sursis et 500 dirhams (47 euros) d’amende en vertu du code pénal pour « outrage à magistrat » à cause d’un tweet.

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