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Yvan Guichaoua : « Il y a au Mali une raison d’État, il faut préserver à tout prix l’image de la France »

Que s’est-il passé ce 3 janvier dans le village de Bounti, où 22 personnes ont été tuées dans une frappe de l’opération Barkhane ? Étaient-elles essentiellement des « civils », comme le soutient l’ONU ? Ou des « terroristes », comme l’affirme la France ?
« D’une manière générale, la France n’a pas une propension naturelle à reconnaître des erreurs. Nous sommes dans une logique de dénégation déjà observée dans le passé » – Yvan Guichaoua 

L’après-midi du 3 janvier, l’armée française déploie deux Mirage 2000 au-dessus du village de Bounti, dans le centre du Mali. Ceux-ci larguent trois bombes sur une habitation située à l’extérieur du village. Vingt-deux personnes sont tuées. Quelques heures plus tard, des témoins affirment que les bombes ont frappé un mariage, et que les morts sont des civils. La France, elle, affirme avoir abattu des « terroristes ».

Mais la semaine dernière, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a publié un rapport concluant que dix-neuf des victimes étaient effectivement des civils réunis pour un mariage. Un bilan que la France conteste.

Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur en analyse des conflits à la Brussels School of International Studies (University of Kent), qui étudie les rebellions au Mali et au Niger, la montée des milices islamistes radicales et, plus largement, la gouvernance sécuritaire au Sahel, détaille pour Middle East Eye les questions que soulève cette possible « bavure », dans un contexte où la présence française dans la région, à travers le déploiement depuis 2014 de l’intervention militaire anti-terroriste Barkhane, est de plus en plus contestée.

Middle East Eye : Que s’est-il passé ce 3 janvier selon vos propres informations ?

Yvan Guichaoua : La séquence n’est pas encore totalement éclaircie, même si des éléments convergent. La première série d’éléments factuels a été recueillie par une association peule, Jeunesse Tabital Pulaaku. D’autres relais ont repris ces éléments via les réseaux sociaux. Cette association a très vite établi, trois jours après la frappe, une liste de dix-neuf victimes civiles.

Dans son rapport, la MINUSMA établit aussi une liste de dix-neuf victimes civiles et ajoute trois victimes djihadistes. Je m’attendais pour ma part à ce qu’il y ait plus de combattants parmi les victimes mais la MINUSMA aboutit à ce chiffre selon une méthodologie qui me semble juste.

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Se note donc une congruence entre les conclusions de la MINUSMA et le bilan donné par l’association. L’enchaînement des faits rapportés établit qu’un rassemblement a eu lieu à l’occasion d’un mariage. Il y avait uniquement des hommes, les femmes étant séparées.

Ces hommes ont été rejoints par des gens à moto, sans doute les djihadistes dont parle la MINUSMA. Ils étaient pris en chasse par l’opération Éclipse menée conjointement par les forces françaises de Barkhane et les forces maliennes. L’opération visait la katiba Serma, à l’origine d’attaques contre les Français. Une énorme pression militaire s’exerçait dans la zone. Les frappes ont eu lieu par avion.

MEE : Quels arguments oppose la France à ce rapport onusien ?

YG : Pour la France, les vingt-deux victimes faisaient partie d’un groupe de combattants. Hervé Grandjean, porte-parole du chef d’état-major, a opposé que tout le renseignement disponible a donné aux Français la certitude que la cible était des djihadistes. Les Français sous-entendent que ceux qui ont parlé à la MINUSMA les ont fait passer pour des civils.

Les Français affirment aussi que les témoignages recueillis par la MINUSMA sont bancals car les premiers témoins ont parlé d’hélicoptères. Mais cela peut être lié à la confusion du moment ou des problèmes de traduction. Nous avons à faire à des gens dont la vie est traversée par une tragédie, dont la communication est brute et qui ne correspond pas aux canons de la communication institutionnelle. Mais cela ne signifie pas qu’on ne doive pas tenir compte de leur parole ou la délégitimer.

Le propos de Paris n’est pas de fournir les éléments de preuve qui permettront d’apporter une autre vérité. Il s’agit simplement de contester le rapport de la MINUSMA en alléguant avoir toutes les informations nécessaires, mais sans les produire. Deux régimes de vérité incompatibles s’affrontent dans cette affaire

Les Français estiment que la méthodologie de la MINUSMA n’a pas été rigoureuse. Certes, la division Droits de l’homme de la MINUSMA ne donne pas de détails sur ses sources mais elle travaille ainsi, comme c’est l’usage pour ce genre d’enquête. Elle ne fournit jamais la liste des interviewés, même si les Français laissent entendre qu’elle a cette obligation de transparence, ce qui est inexact.

Dans le passé, cette division a pu ne pas rendre publics des dossiers de victimes civiles (pour s’en servir uniquement comme levier de négociation avec des groupes armés) mais j’observe, dans le cas de Bounti, un travail clair. L’enquête a été annoncée, le rapport rendu public dans des délais très convenables. C’est la première fois que la MINUSMA met autant de moyens dans une enquête, avec un rapport détaillé, sérieux, précisément car il était évident que la moindre faille serait exploitée.

Malgré cela, la France oppose un front de dénégation. Les autorités françaises ont communiqué tout de suite après la publication du rapport. Elles savaient qu’il allait sortir et était prêtes à ce qu’il soit défavorable à la version française. Il y a là une raison d’État, il faut préserver à tout prix l’image de la France.

Le propos de Paris n’est pas de fournir les éléments de preuve qui permettront d’apporter une autre vérité. Il s’agit simplement de contester le rapport de la MINUSMA en alléguant avoir toutes les informations nécessaires, mais sans les produire. Deux régimes de vérité incompatibles s’affrontent dans cette affaire.

MEE : Et côté malien, quelle est la réaction officielle ?

YG : Rien pour le moment. Cela traduit un gros embarras à mon sens, sinon un dilemme. La MINUSMA est quand même un acteur institutionnel majeur au Mali et, sur le plan militaire, les forces armées maliennes travaillent côte-à-côte avec les Français.

En janvier, les autorités maliennes avaient publié un communiqué reprenant presque mot pour mot le communiqué français. Je ne vois pas les Maliens contredire les Français au sujet du rapport de la MINUSMA.

MEE : Pourquoi cette enquête si précise alors que d’autres « bavures » ont pu avoir lieu ?

YG : Il y a régulièrement des frappes françaises, des opérations de ratissage avec les armées locales. La plupart du temps, elles ne donnent pas lieu à des réactions des populations ou des réseaux sociaux, parce qu’elles ciblent effectivement des combattants djihadistes.

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Bounti a donné lieu très vite à des réactions locales dans la communauté peule de Bamako notamment ; il était clair que quelque chose n’allait pas dans cette frappe. Le bruit a été tellement fort que les instances onusiennes ont réagi, ce qui est dans leur mandat d’ailleurs.

J’observe toutefois une forme d’injustice en quelque sorte car des bavures passées n’ont pas donné lieu à un tel impact médiatique, même si aucune n’a eu l’ampleur en matière de nombre de victimes que celle de Bounti.

MEE : La MINUSMA et les Français travaillent-ils habituellement de concert ou ce rapport traduit-il une rivalité naissante, latente ou qui se révèle à cette occasion ?

YG : Ils ont des mandats très différents même s’ils partagent des bases, comme à Kidal, ou des ressources logistiques. La France est aussi une garantie sécuritaire pour les troupes de la MINUSMA. On a vu dans la récente attaque du camp de la MINUSMA à Aguel’hoc que les avions de Barkhane étaient intervenus en soutien de la riposte des Casques bleus.

La MINUSMA dispose d’un mandat de stabilisation « multidimensionnel ». Il s’agit pour elle, dans le cadre du Mali, de promouvoir l’accord de paix de 2015, mais également la protection des civils, des programmes de développement, gouvernance. Quand ce mandat onusien a été établi, une division du travail a été fixée avec les Français qui, eux, s’occupaient de contre-terrorisme.

Un homme tient une banderole contre la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), à Bamako, au Mali, le 21 août 2020 (AFP)
Manifestation contre la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), à Bamako, Mali, le 21 août 2020 (AFP)

Mais la viabilité de cette situation interroge de plus en plus car elle suppose une opération de paix dans une situation de guerre. Cette guerre est menée contre des groupes armés qui ne sont pas pris en compte et reconnus dans le processus de paix mené par l’ONU.

Au plan diplomatique, à New-York, la France souhaiterait que la force conjointe du G5 Sahel [cadre de coopération sécuritaire regroupant cinq États du Sahel] devienne une brigade des Nations unies. Cela supposerait de placer ce G5 sous l’égide du chapitre 7 de la Charte de l’ONU, qui définit le cadre dans lequel le Conseil de sécurité peut autoriser des mesures coercitives, ce qui permettrait le financement de l’opération sécuritaire actuelle par l’ONU et modifierait complètement l’intervention onusienne dans la région

MEE : Si ce rapport de la MINUSMA s’avère, qu’aurait à craindre la France ?

YG : Ce qui est dramatique est que ces victimes ne savent pas de quels recours elles disposent. Lorsqu’elle intervient au Mali en 2013, la France a signé un accord avec l’État malien selon lequel elle se décharge de toute responsabilité s’il y a des bavures et victimes civiles lors de ces opérations. C’est l’État malien qui en serait tenu pour responsable. La France a bien cadré les choses sur le plan juridique.

Lorsqu’elle intervient au Mali en 2013, la France a signé un accord avec l’État malien selon lequel elle se décharge de toute responsabilité s’il y a des bavures et victimes civiles lors de ces opérations. C’est l’État malien qui en serait tenu pour responsable

D’une manière générale, la France n’a pas une propension naturelle à reconnaître des erreurs. Nous sommes dans une logique de dénégation déjà observée dans le passé. Fin 2016, un berger âgé de 10 ans a ainsi été tué par les forces françaises. Il a été enterré sans que ses parents soient avertis. François Hollande avait promis une enquête qui avait pris du temps mais avait finalement conclu que ce berger était sans doute un guetteur.

MEE : Dans son communiqué, la France invoque d’ailleurs la légitimité de son action plutôt que sa légalité. N’est-ce pas cela qu’il s’agit de sauvegarder pour elle ?

YG : Selon un article du Telegraph, la MINUSMA aurait envisagé de parler de crimes de guerre mais cette information n’a pas été recoupée. Un crime de guerre supposerait que la France ait volontairement ciblé des objectifs non militaires, ce qui me paraît impossible. Les Français croyaient avoir à faire à des djihadistes.

La question est donc plutôt celle de la qualité des renseignements ayant conduit à cette conclusion. La France a-t-elle procédé à des « frappes signatures » [des attaques contre des individus dont la « signature » ou les caractéristiques seraient liées à une activité dite terroriste, mais dont l’identité n’est pas connue] déclenchées sur la base d’inférence sur les comportements observés, sans qu’on connaisse exactement l’identité de ceux qu’on frappe ?

Les frappes françaises obéissent à des conditions à réunir et des procédures de vérification. Mais les Français refusent de rendre publiques ces conditions ou règles d’engagement car ce serait donner des informations à l’ennemi. Ces règles d’engagement sont validées par des avocats pour que tout soit conforme au droit international humanitaire. Les actions françaises sont ultra-codifiées car les autorités veulent éviter la bavure. Une frappe est décidée et validée à un haut niveau de décision.

Je n’aime pas parler d’enlisement car le conflit est en constante mutation mais, de fait, la France ne s’en sort pas. Les groupes djihadistes se régénèrent, se déplacent et, à chaque fois, mettent des pressions supplémentaires sur les populations

La question de la légitimité de l’action française est un autre point. L’intervention française est-elle voulue par les populations ? Cela est présenté comme tel par la France mais c’est une intervention voulue par l’État malien en 2013 et renouvelée en 2014 quand l’opération Serval est devenue Barkhane. La France opère donc légalement sur la base d’accords de coopération militaire établis entre États.

Cela n’implique pas que la présence militaire française et ses modalités d’action soient unanimement acceptées dans la population, aux préférences politiques très fragmentées.

MEE : On parle désormais d’un fort sentiment anti-français et d’enlisement possible. Est-ce exact ?

YG : Il y a une montée du sentiment anti-français que le sommet de Pau, qui a réuni en janvier 2020 la France et les pays du G5 Sahel, a tenté de juguler. Ce sentiment a pu prendre des formes diverses, de la vidéo [du chanteur malien] Salif Keïta à diverses manifestations de milieux politiques actifs. Mais ce n’est pas forcément un sentiment général. Cela, on ne le sait pas. Ce qu’on sait est qu’il y a des manifestations régulières contre la présence française.

Je n’aime pas parler d’enlisement car le conflit est en constante mutation mais, de fait, la France ne s’en sort pas. Les groupes djihadistes se régénèrent, se déplacent et, à chaque fois, mettent des pressions supplémentaires sur les populations.

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Le contre-terrorisme français induit une dynamique bien particulière. Selon moi, le vrai souci est que ce contre-terrorisme n’a pas un horizon de construction étatique qui tienne la route car en soi, le contre-terrorisme est déjà un projet de construction étatique militarisée. Il génère de façon endogène une forme étatique qui n’est ni viable ni inclusive.

En outre, le contre-terrorisme déplace des mouvements djihadistes qui ne sont jamais éteints et s’implantent dans des zones alors relativement calmes. La concentration des efforts militaires peut pacifier certaines zones mais au détriment d’autres zones où se sont déplacés les djihadistes. Ces derniers obtiennent l’assentiment des populations par le compromis mais aussi par la coercition, et font des victimes civiles.

La solution est le dialogue politique. Les États de la région l’ont compris. Ils font en apparence allégeance au contre-terrorisme tel que la France le promeut, mais en parallèle, ils mènent des négociations, dialogues informels avec les djihadistes pour pacifier la situation. Ces États ne veulent pas désavouer la France. Le partenariat que la France imagine avoir avec les États de la région est partiellement démenti dans les faits par ces mêmes États.

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