Allégations de coup d’État en Jordanie : le facteur israélo-saoudien
Une tentative de coup d’État aurait été déjouée il y a une dizaine de jours en Jordanie. Néanmoins, selon une source fiable effectuant des recherches sur le Moyen-Orient et ayant connaissance des événements, si un coup d’État a effectivement eu lieu à Amman, celui-ci a été mené par le royaume contre le populaire prince Hamza.
La Jordanie est depuis longtemps accablée par des fragilités internes et fait face à un casse-tête géopolitique, comme l’a brillamment résumé un analyste. La majorité de sa population est d’origine palestinienne, tandis que sa classe dirigeante est composée de tribus et de familles traditionnelles de Cisjordanie qui ont prêté allégeance à la dynastie hachémite depuis son accession au pouvoir il y a un siècle.
Au cours des deux dernières décennies, le pays à l’économie faible et pauvre en ressources a été plombé par des vagues de réfugiés et par l’effondrement du commerce depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 et le soulèvement syrien de 2011.
Un État tampon
La Jordanie est une sorte d’État tampon, contraint de jongler avec des voisins ambitieux au programme régional dangereux, comme Israël et l’Arabie saoudite, ainsi qu’avec l’instabilité et le radicalisme exportés de Syrie et d’Irak. Compte tenu des tensions engendrées par le Printemps arabe au cours de la dernière décennie, sa survie à ce jour tient du miracle.
La sécurité du royaume a toujours été garantie par Israël et les États-Unis, tandis que sa survie économique repose sur la bienveillance de l’Arabie saoudite et des autres monarchies du Golfe, ainsi que des États-Unis. Sans eux, il serait en faillite.
Il est difficile de savoir combien de temps encore cette coopération fructueuse sera maintenue dans le paysage politique actuel d’Israël
La relation avec Israël en matière de sécurité a connu une longue période de stabilité, fondée sur l’excellente coopération entre leurs services de renseignement respectifs, qui a permis de déjouer de nombreux projets hostiles. La stabilité de la Jordanie est essentielle à la sécurité d’Israël. Néanmoins, cette coopération a souffert de la montée de la droite en Israël.
Bien que les deux pays aient conclu un accord de paix en 1994, les partis israéliens les plus opposés à une solution à deux États aspirent à faire de la Jordanie le futur État palestinien, ce qui permettrait à Israël de procéder plus facilement à l’annexion complète de la Cisjordanie. Ce plan était attribué à l’ancien Premier ministre Ariel Sharon dans les années 1980 ; aujourd’hui, cet héritage a été acquis par les partis sionistes les plus radicaux qui peuplent la Knesset.
Alors que le Premier ministre Benyamin Netanyahou entretient des relations compliquées avec le royaume hachémite, l’appareil de sécurité israélien, plus fiable, milite – jusqu’à présent avec succès – pour préserver la coopération entre les deux pays contre la volonté de l’extrême droite israélienne. Mais il est difficile de savoir combien de temps encore cette coopération fructueuse sera maintenue dans le paysage politique actuel d’Israël.
Une animosité historique
Dans le même temps, les relations de la Jordanie avec l’Arabie saoudite sont encombrées par une animosité historique. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, la famille al-Saoud évinça Hussein ben Ali, qui avait proclamé la révolte arabe contre les Ottomans pendant la Première Guerre mondiale, avec le soutien des Britanniques. Cela donna naissance à l’actuelle Arabie saoudite, désormais gardienne des lieux saints musulmans de La Mecque et Médine.
Les héritiers de Hussein, Fayçal et Abdallah, ont obtenu leur lot de consolation : en 1921, ils ont été respectivement nommés rois d’Irak et de Transjordanie. Au fil du temps, seul le Royaume hachémite de Jordanie a survécu et s’est vu attribuer un lot de consolation supplémentaire, à savoir la garde des lieux saints musulmans de Jérusalem.
Ce péché originel hante toujours les relations bilatérales entre la Jordanie et l’Arabie saoudite. Les Hachémites ne pardonneront jamais l’usurpation saoudienne et considèrent que les Saoudiens ne seront jamais à la hauteur des Hachémites en tant que descendants directs du prophète Mohammed ; ainsi, ils éprouveront toujours de la suspicion et du mépris à leur égard.
Les rumeurs d’un coup d’État potentiellement orchestré par le prince Hamza renvoient à première vue à des querelles internes caractéristiques des familles royales, alimentées par des rancœurs sur des questions liées à la succession au trône – mais une ingérence extérieure ne peut être totalement exclue.
Il semble pour le moins exagéré d’imaginer que le chef d’état-major jordanien, le général Youssef Huneiti, n’avait pas reçu l’aval de la cour royale lorsqu’il a décidé de déconseiller au prince Hamza de contacter les chefs tribaux mécontents et d’utiliser les réseaux sociaux. Le roi Abdallah II et le prince Hamza entretiennent des relations difficiles depuis 2004, lorsque le roi a déchu Hamza de son titre de prince héritier.
Un avertissement maladroit
D’après l’enregistrement divulgué de la conversation entre le prince Hamza et Youssef Huneiti, il est évident que cet avertissement a été donné assez maladroitement, même s’il est également vrai que le prince Hamza a ensuite prêté allégeance au roi Abdallah.
Étant donné qu’aucune accusation spécifique à l’encontre du prince – qui est néanmoins assigné à résidence dans son palais – n’a été avancée au cours de la conversation, il est plus plausible que cette démarche ait été motivée par la crainte que le prince Hamza ne profite du mécontentement généralisé à travers le royaume pour accroître sa popularité déjà grande, comme une sorte de mesure préventive.
En outre, la possibilité d’une ingérence étrangère ne peut être écartée, dans la mesure où l’Arabie saoudite et Israël sont potentiellement disposés à se débarrasser d’un roi peu enclin à s’aligner sur les accords d’Abraham et déterminé à soutenir la cause palestinienne.
Ces accords de normalisation entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn, puis le Soudan et le Maroc, ont en effet placé une bombe à retardement sous le trône du roi de Jordanie. Au fur et à mesure de leur déploiement, l’administration Trump a dû rassurer le royaume sur le fait que les rumeurs d’une éventuelle fédération jordano-palestinienne étaient fausses.
Des craintes subsistent également quant au fait que la garde des lieux saints musulmans de Jérusalem puisse servir de récompense à l’Arabie saoudite en échange de l’acceptation d’une normalisation avec Israël ; le pays rejoindrait ainsi les quatre pays arabes qui ont déjà sauté le pas depuis l’an dernier.
Trop de secrets ?
Il est toutefois difficile de dire si le prince Hamza, qui est fier de l’héritage politique de son père, peut être l’outil approprié pour un plan aussi ambitieux. Si une ingérence étrangère se dégage clairement, Washington pourrait subir des pressions pour revenir sur sa négligence à l’égard de l’œuvre israélo-saoudienne de déstabilisation de la région. Il reste à savoir si l’administration Biden le fera réellement et obtiendra des résultats.
Néanmoins, l’Arabie saoudite a rapidement apporté son soutien au roi Abdallah II – même si son ministre des Affaires étrangères s’est également précipité à Amman pour demander la libération de Bassem Awadallah, l’un des cerveaux présumés du « coup d’État ». Awadallah, qui a curieusement été à la fois conseiller du roi de Jordanie et du prince héritier saoudien, pourrait connaître trop de secrets sur ce dernier – et il ne serait donc pas souhaitable qu’il reste trop longtemps détenu par les services de sécurité jordaniens.
Le roi Abdallah II a déclaré mercredi que la rébellion avait été éteinte et la querelle familiale résolue, mais aussi qu’il avait reçu un appel de soutien du président américain Joe Biden, qui a formulé une mise en garde claire contre toute tentative éventuelle d’action hostile à l’égard de la monarchie hachémite. Malgré cela, il est peu probable que le roi Abdallah soit au bout de ses peines.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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