Les touristes étrangers peuvent enfin visiter l’île idyllique de Socotra au Yémen. Mais pas les Yéménites
L’île yéménite de Socotra est un paradis étrange, un endroit où des plantes uniques jaillissent de rivages sablonneux, comme on n’en voit nulle part ailleurs dans le monde.
Et bien que les images de ce paysage étranger soient loin de l’être pour les Yéménites du continent, qui considèrent à juste titre cette île comme un trésor national, l’accès à Socotra, située dans le nord-ouest de l’océan Indien, à environ 400 km au sud du Yémen continental, est devenu pratiquement impossible hormis pour les touristes étrangers.
Le tourisme étranger au Yémen s’est brusquement arrêté en 2015, lorsque la guerre civile qui se poursuit encore aujourd’hui a éclaté, un conflit qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes et gravement affecté ce pays déjà pauvre.
Située à environ 1 000 km de la ville méridionale d’Aden, siège du gouvernement yéménite, Socotra s’est rapidement retrouvée isolée. Les vols directs depuis Sanaa, Aden et d’autres gouvernorats ont été interrompus.
Certains avions ont décollé de l’Hadramaout, mais les routes menant au gouvernorat et qui l’entourent sont parsemées de postes de contrôle, de lignes de front et même de groupes armés.
Les Émirats arabes unis sont ensuite intervenus. Au début de la guerre au Yémen, le pays a été frappé par le cyclone Chapala, qui a ravagé les gouvernorats du sud, dont Socotra.
Aide aux victimes du cyclone
Les Émirats arabes unis, qui sont entrés dans le conflit dans le cadre de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pour soutenir le gouvernement yéménite contre le mouvement houthi, se sont déployés sur Socotra et les îles voisines, affirmant que leurs troupes étaient là pour venir en aide aux victimes du cyclone.
Les forces émiraties ont tout d’abord reçu un accueil chaleureux du gouvernement et de la population locale, qui leur ont témoigné leur reconnaissance pour avoir construit des hébergements d’urgence et installé des infrastructures médicales et d’approvisionnement en eau, mais aussi pour avoir remis en état des centres de soins endommagés, apporté aux patients des soins à prix bas ou gratuits et même organisé de vols vers des établissements médicaux aux quatre coins du Golfe.
À mesure que les Émiratis ont intensifié leur présence et leur influence sur l’île, Socotra est devenue accessible aux visiteurs des Émirats arabes unis et des vols directs reliant Dubaï à Socotra ont été mis en place.
En mai 2020, des affrontements ont éclaté sur l’île entre les forces armées soutenues par les Émirats arabes unis et affiliées au Conseil de transition du Sud (CTS), un puissant groupe sécessionniste, et les forces gouvernementales.
Un mois plus tard, les séparatistes ont pris le contrôle d’Hadiboh, la capitale de Socotra.
Ce groupe de quatre îles, dont la plus grande est également appelée Socotra, abrite plus de 60 000 habitants. Il se trouve sur les principales routes maritimes qui sillonnent le golfe d’Aden et a été occupé à différentes époques par les Portugais et les Britanniques, entre autres.
Couronné par certains observateurs du surnom de « Galapagos de l’océan Indien », l’archipel de Socotra renferme une biodiversité qui attire depuis longtemps les touristes aventureux vers ses eaux claires, son terrain accidenté et sa végétation d’un autre monde, ce qui lui a valu d’être classé au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2008. La première piste d’atterrissage de l’archipel n’a été ouverte qu’en 1999.
Retour des étrangers sur l’île
Au cours des cinq dernières années, les locaux se sont habitués à voir des ressortissants du Golfe sur leur île, mais depuis peu, les Émirats arabes unis facilitent l’entrée des touristes étrangers à Socotra.
« Nous avons entendu des rumeurs selon lesquelles des Israéliens visitent l’île, mais nous n’en savons rien. Nous savons seulement que ce sont des étrangers et seules les forces de sécurité peuvent avoir les informations »
– Aqeel, habitant de Socotra
« Socotra est calme depuis l’année dernière et nous vivons paisiblement. Nous avons commencé à voir arriver des gens du Golfe et des étrangers », indique Aqeel, un habitant de Socotra, à Middle East Eye.
« Avant la guerre, de nombreux touristes étrangers venaient sur l’île et nous leur vendions des produits locaux, mais cela s’est arrêté après 2015. Même les rares touristes qui viennent aujourd’hui préfèrent explorer la nature plutôt que de visiter les marchés d’Hadiboh. »
Comme de nombreux habitants de l’île, Aqeel n’a pas apprécié de voir Socotra être englobé dans le conflit au Yémen, ce qui les a privés de leurs principales sources de revenus provenant du tourisme.
Aqeel est cependant ravi du retour des étrangers sur l’île.
« Je sais que ces touristes passent par les Émirats sans aucune coordination avec le gouvernement yéménite et ce n’est pas bien, mais au moins, nous revoyons des étrangers sur l’île », confie-t-il.
Aqeel confirme que certains visiteurs yéménites de différents gouvernorats se rendent également sur l’île, en avion ou en bateau, même s’ils ne sont pas aussi nombreux qu’avant la guerre.
« En dépit des différends politiques autour de Socotra et du manque de coordination, les étrangers nous donnent l’espoir de voir l’île redevenir ce qu’elle était avant la guerre », affirme Aqeel, qui se remémore l’époque où Socotra vivait plus paisiblement, sans militaires disséminés sur l’île comme c’est le cas actuellement.
« On peut voir des gens armés partout, surtout quand il y a des étrangers sur l’île. »
Sur les réseaux sociaux, des activistes de Socotra et d’ailleurs ont accusé les Émirats arabes unis d’envoyer des Israéliens sur l’île, mais ni les Émirats, ni leurs partisans sur l’île n’ont répondu à ces allégations. Des médias nationaux et internationaux ont également rapporté qu’Abou Dabi avait facilité ces voyages.
« Nous avons entendu des rumeurs selon lesquelles des Israéliens visitent l’île, mais nous n’en savons rien. Nous savons seulement que ce sont des étrangers et seules les forces de sécurité peuvent avoir les informations », affirme Aqeel.
En mai, Mariam al-Socatri, une activiste sur les réseaux sociaux originaire de Socotra et vivant au Koweït, a publié sur son compte Twitter des photos d’étrangers à Socotra, affirmant que les Émirats arabes unis facilitaient l’entrée de membres des services de renseignement militaires israéliens qui se faisaient passer pour des touristes.
Un tourisme illégal
Mukhtar al-Rahabi, conseiller du ministre yéménite de l’Information, a accusé les Émirats arabes unis d’empiéter sur Socotra et d’avoir prévu depuis des années d’asseoir leur emprise sur l’île.
« Aujourd’hui, ce sont eux qui sont aux commandes à Socotra. Même les délégations de touristes demandent l’autorisation des EAU pour entrer à Socotra », a-t-il déclaré dans un tweet au début du mois dernier.
« Les Émirats envoient des délégations de touristes étrangers à Socotra, ce qui constitue une violation manifeste de la souveraineté yéménite. »
Le 25 mai, l’ambassadeur du Yémen en Jordanie, Ali al-Imrani, a également publié un tweet accusant les Émirats de contrôler illégitimement l’île yéménite.
« Ils [les Émiratis] sont venus pour restaurer la légitimité de Sanaa, avant de l’expulser d’Aden et de soutenir les opposants à sa légitimité, y compris les séparatistes [du Sud] pour contrôler les îles de Socotra, Mayyun [une île située au milieu du détroit de Bab al-Mandeb] et d’autres.
« Ils font venir des touristes étrangers à Socotra sans visa du gouvernement yéménite. »
Comme l’a confirmé à MEE une source du ministère de l’Information, du Tourisme et de la Culture à Aden, le ministère et les services de sécurité nationale, qui doivent en principe être mis au courant de la venue de touristes au Yémen, ne savent en réalité rien de ce qui se passe à Socotra.
« Socotra échappe au contrôle du gouvernement et tous les touristes viennent directement des Émirats sans visa yéménite », a-t-il déclaré. « C’est illégal et le gouvernement yéménite devrait soulever cette question auprès de la communauté internationale, car les Émirats arabes unis occupent Socotra. »
« Personne ne peut dire non aux Émiratis et le gouvernement yéménite sait qu’il ne peut rien faire, alors il garde le silence face à ces violations »
– Une source du ministère du Tourisme
La source a fait part de son mécontentement face aux violations commises par les Émirats et au silence du gouvernement devant la situation à Socotra.
« Personne ne peut dire non aux Émirats et le gouvernement yéménite sait qu’il ne peut rien faire, alors il garde le silence face à ces violations », affirme-t-il.
Au cours des dernières années, plusieurs séries d’affrontements ont opposé le gouvernement internationalement reconnu du président Abd Rabbo Mansour Hadi au CTS, un groupe séparatiste soutenu par les Émirats arabes unis, dans le sud du pays.
Mais alors que le gouvernement yéménite actuel, formé l’année dernière pour combler les fossés entre les alliés nominaux, est divisé entre les ministres du CTS et ceux de Hadi, les séparatistes ne reconnaissent toujours pas la légitimité du président.
« Socotra appartient au sud et les Émirats sont nos alliés et nous soutiennent dans différents domaines. Nous les accueillons donc à bras ouverts, tout comme leurs touristes, à Socotra et dans tout le Sud », indique à MEE Ahmed al-Hamidi, un partisan du CTS.
Selon lui, seuls les « dirigeants du Sud » – le CTS – peuvent parler de la souveraineté de Socotra et des autres régions du sud du pays.
« Nous demandons aux Émiratis d’intervenir et de nous aider à sauvegarder la souveraineté du Sud face au gouvernement du Nord qui pille ses richesses », a-t-il déclaré.
Un endroit inaccessible aux Yéménites
Dhafer al-Ameen, un habitant de Sanaa, a visité Socotra en 2009 et a été ébloui par les espaces naturels de l’île et par la gentillesse de ses habitants, réputés pour leur accueil envers les touristes.
« Socotra est un lieu sans égal au Yémen. C’est l’endroit où les Yéménites peuvent se rendre et passer du bon temps pendant quelques jours, mais il est devenu inaccessible pour ceux qui ont des sources de revenus limitées », explique-t-il à MEE.
L’archipel de Socotra est réputé pour sa biodiversité unique et la richesse de sa flore et de sa faune, selon l’UNESCO, qui rapporte que 37 % de ses 825 espèces de plantes et 90 % de ses espèces de reptiles ne se trouvent nulle part ailleurs dans le monde.
Le dragonnier de Socotra, connu pour sa canopée caractéristique en forme de parapluie et sa sève rouge, est classé au patrimoine mondial.
« Avant, nous pouvions rejoindre Socotra en avion depuis Sanaa, mais maintenant, nous devons rallier l’Hadramaout en voiture et emprunter des routes dangereuses, ce qui peut prendre trois jours », déplore Ameen.
Les photos de touristes étrangers à Socotra ne lui ont pas plu, compte tenu des difficultés que rencontrent les Yéménites pour se rendre sur l’île.
« En plus de cela, nous sommes victimes de discrimination et nous subissons les injures des soldats du Sud aux postes de contrôle et dans les rues, il est donc dangereux pour nous de voyager », ajoute-t-il.
« J’espère que la situation redeviendra celle d’avant la guerre et que nous pourrons de nouveau visiter Socotra. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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