Perspective d’accalmie entre Paris et Ankara
Le chef de la diplomatie turque a rencontré son homologue français, Jean-Yves Le Drian, les 6 et 7 juin, après des mois de tensions entre les deux pays.
Il y a six mois, le président turc Recep Tayyip Erdoğan est allé jusqu’à s’attaquer personnellement au président Emmanuel Macron, décrit comme un « problème » pour la France. En octobre 2020, le président turc – qui entend se présenter comme un défenseur du monde musulman – était allé jusqu’à évoquer « une campagne de haine » contre l’islam.
Mais au-delà des débats sur l’islam – et des ambitions turques en matière d’influence des populations musulmanes d’Europe et d’ailleurs –, les différends entre Paris et Ankara sont d’ordre géopolitique.
Ils concernent quatre principaux dossiers : le Haut-Karabakh, la Syrie, la Méditerranée orientale et la Libye. À ces dossiers s’ajoute le conflit autour de l’acquisition par Ankara des systèmes antimissiles russes S-400, au grand dam de ses partenaires de l’Alliance atlantique.
Les contours du différend franco-turc
En Syrie, la Turquie reproche à ses alliés de l’OTAN – dont la France – leur soutien aux Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG).
Ces derniers sont considérés par Ankara comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et donc comme une organisation « terroriste ». Leur action contre l’État islamique (EI) est minimisée par la Turquie au profit d’une grande méfiance vis-à-vis de leurs projets territoriaux.
Cette question kurde est au cœur de l’évolution de la politique syrienne de la Turquie : la lutte contre les combattants kurdes est venue se substituer aux efforts destinés à renverser le pouvoir syrien. Incidemment, la Russie a émergé comme un partenaire incontournable pour la Turquie, comme la seule puissance susceptible de l’aider à éloigner ou à neutraliser la « menace » kurde.
S’agissant du conflit dans le Haut-Karabakh entre Arméniens et Azerbaïdjanais, le président français a déploré au début du mois d’octobre l’implication de « combattants syriens » et de « djihadistes » transitant par Gaziantep. Allié du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, le président turc a salué la victoire de Bakou et indiqué que son allié avait « déjoué les plans de Macron ».
Quelques mois auparavant, à l’été 2020, et alors que la Turquie apportait une aide décisive au Gouvernement d’union nationale (Tripoli) contre l’offensive de Khalifa Haftar, Emmanuel Macron n’a pas hésité à qualifier la responsabilité d’Ankara de « criminelle ». Là encore, il était question de combattants islamistes transférés depuis le théâtre syrien.
Enfin, en août 2020, face aux manœuvres turques en Méditerranée orientale (missions de forage exploratoire intégrant des bâtiments de combat de la Marine turque), la France s’est engagée militairement auprès de la Grèce en envoyant un bâtiment de la Marine nationale et deux avions de combat Rafale dans la zone. Le but était de rassurer Athènes et d’avertir Ankara.
En somme, la seconde moitié de l’année 2020 aura été marquée par la défiance en ce qui concerne les relations franco-turques.
De la surenchère à la désescalade
L’expérience de la relation entre Moscou et Ankara ces dernières années est là pour nous rappeler que le pire n’est jamais certain avec la Turquie. Le 24 novembre 2015, un Soukhoï Su-24 de l’armée de l’air russe est abattu par l’armée turque. Le 29 juin suivant, les présidents Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine se rencontrent en vue d’une « normalisation » qui aboutira au processus d’Astana.
De même, en dépit de relations très tendues avec l’Égypte, qui s’expliquent notamment par l’éviction des Frères musulmans par Abdel Fattah al-Sissi et par l’engagement de celui-ci aux côtés de Haftar en Libye, la Turquie a multiplié les signes d’apaisement.
Depuis le début de l’année 2021, cette accalmie caractérise aussi les relations entre la Turquie et la Grèce.
Outre les relations bilatérales et les désaccords susmentionnés, la rencontre Çavuşoğlu-Le Drian a aussi trait aux relations turco-européennes.
Rappelons que l’Union européenne et la Turquie ont signé en mars 2016 un accord prévoyant des mesures en matière d’immigration : la Turquie empêche ou limite les départs de réfugiés syriens et s’engage à accepter sur son sol ceux qui sont refoulés après avoir franchi la frontière turco-grecque. Ceci en échange, entre autres, d’une aide de six milliards d’euros et d’une levée des restrictions (visas) imposées aux ressortissants turcs souhaitant se rendre en Europe.
En avril, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a affirmé que l’accord demeurait valable et que ses résultats étaient « positifs ».
En définitive, les signes d’apaisement émanent de dirigeants turcs conscients de leurs forces. Ils savent que l’Union européenne a besoin d’eux, que leurs succès militaires en Libye ont marginalisé Haftar et que la Russie est obligée – pour sortir de la guerre – de tenir compte de leurs « intérêts » en Syrie.
Au Liban, en Irak, en Afrique du Nord : l’influence turque dans le monde arabe est aujourd’hui incontestable
Par ailleurs, l’influence turque dans le monde arabe est aujourd’hui incontestable.
Au Liban, elle vient bousculer l’influence saoudienne. En Irak, la présence militaire turque (au nom de la lutte contre le PKK) est tolérée par le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) au pouvoir à Erbil. En Afrique du Nord, cette présence militaire ne semble pas perturber un pays comme l’Algérie, pourtant prompt à dénoncer les interventions extérieures.
Mais le pouvoir turc est aussi conscient de ses faiblesses. Le recours aux Frères musulmans, comme alliés privilégiés et comme vecteurs de puissance, n’a pas apporté les fruits escomptés.
Cette volonté exprimée par Ankara de soigner ses relations bilatérales – comme on le voit aujourd’hui avec la France – apparaît comme un énième ajustement de sa politique étrangère.
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