À Tunis, l’expulsion d’une locataire met le doigt sur la gentrification du centre-ville
Il est 13 h ce samedi 5 juin. Sous un soleil de plomb, les Tunisiens font leurs derniers achats devant les étals du marché de Sidi Ammar, dans le centre historique de l’Ariana (banlieue nord de Tunis).
En face du mausolée du saint protecteur de la ville, se dresse une demeure de style andalou à la peinture défraîchie. Des drapeaux tunisiens sont accrochés aux fenêtres.
On peut lire sur les pancartes qui couvrent une partie de la façade « Maherzia a eu droit à une expulsion en guise de cadeau pour la fête des mères », « Victoire au résistant ! Honte au colporteur » ou encore « Les sionistes n’ont pas réussi à expulser les habitants de Sheikh Jarrah [à Jérusalem-Est], mais le gouverneur le peut ».
Un chapiteau posé devant l’entrée abrite les quelques militants qui se relaient pour garder la maison où se trouve Rania Majdoub, chercheuse et militante, à l’initiative d’un mouvement social inédit.
Sa grand-mère, Maherzia Drissi, 86 ans, a été expulsée de la maison qu’elle occupe depuis plus de 60 ans. Le 27 mai, vers 5 h du matin, des policiers sont intervenus pour exécuter un avis d’évacuation validé par la Cour de cassation en 2009.
Les occupants du logement, Maherzia Drissi, ses trois enfants sexagénaires et son petit-fils, ont été sortis manu militari et placés en garde à vue pendant huit heures. Ils n’ont pas pu récupérer leurs affaires et les serrures ont été changées.
Cette expulsion est le point d’orgue d’un imbroglio judiciaire qui dure depuis presque deux décennies.
Maherzia Drissi et son mari ont loué cette maison à la fin des années 1950. Les propriétaires, des Tunisiens de confession juive partis en France après l’indépendance, ont revendu le bien. Les nouveaux acquéreurs l’ont loué de manière ininterrompue à la famille Drissi. Au début des années 2000, la propriétaire a vendu le bien à son neveu à 15 000 dinars (soit 18 000 euros à l’époque), un prix dérisoire par rapport au marché.
L’opération immobilière s’est faite dans le dos des locataires, qui disposent d’un droit de préemption. Par ailleurs, les occupants ont eu du mal à faire reconnaître leur statut : en dépit de plusieurs éléments apportés (quittances de taxe d’habitation, contrats de raccordement au réseau téléphonique, témoignages des anciens du quartier, etc.), la justice a considéré que les Drissi squattaient le logement.
Les classes populaires reléguées vers la périphérie
Pour ne rien arranger, le contrat de location était consigné sur des registres municipaux qui ont été détruits par une inondation. Après plusieurs procès, la justice a définitivement ordonné l’expulsion de la famille.
Entre-temps, le logement a de nouveau été vendu à un notable de la région, ancien responsable du RCD (parti de Ben Ali, dissous en 2011). Le nouveau propriétaire a réussi à obtenir l’exécution de la décision de justice, expulsant de chez elle une vieille dame qui espérait finir ses jours dans le logement qu’elle a occupé pendant plus de 60 ans.
Sa petite fille, Rania Majdoub, a décidé de politiser l’affaire et d’alerter l’opinion sur la gentrification des centres-villes et la relégation des classes populaires vers la périphérie.
Un collectif est monté et un sit-in est installé devant la maison de Maherzia. Un parallèle avec la question du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est occupée, est dressé pour souligner la gravité des effets de la spéculation immobilière.
L’expression choc « épuration de classe » est mise en avant pour frapper les esprits. Plusieurs actions sont entreprises pour médiatiser l’affaire. Des obsèques symboliques sont organisées et un éloge funèbre est dit à la mémoire de la démocratie et de l’égalité entre les citoyens.
Deux jours plus tard, une installation en bois sous forme d’amphithéâtre est érigée devant la demeure des Drissi pour faire office de Parlement citoyen délibérant sur les questions du droit au logement et de la gentrification.
Des agents municipaux profitent de la nuit pour détruire l’installation sans toucher aux autres étals anarchiques qui se multiplient dans le quartier.
Interrogé sur cette tentative d’intimidation, le maire Fadhel Moussa, classé à gauche, nie avoir signé un quelconque avis de démolition.
Le même maire, inaugurant la traditionnelle fête des roses de l’Ariana, en présence du gouverneur et de plusieurs diplomates, sera interpellé par la famille de Maherzia et par les militants du collectif. Deux d’entre eux seront placés en garde à vue puis relâchés. Pour Rania Majdoub, ces pressions n’entament en rien leur détermination.
Contactée par Middle East Eye, Olfa Lamloum, politologue et présidente d’International Alert (ONG œuvrant dans le domaine de la consolidation de la paix), estime que la lutte de la famille Maherzia est « importante » car elle permet de « mettre en avant aussi bien la question du mal logement que celle de la gentrification », une tendance lourde pas assez traitée et documentée en Tunisie.
Citant les travaux du sociologue et urbaniste Morched Chebbi, elle indique que la région du Grand Tunis voit ses centres-villes se dépeupler au profit de quartiers périphériques pauvres, marginalisés et privés des services publics dont continuent à bénéficier les classes plus aisées.
Ces évolutions spatiales accroissent les inégalités et créent une asymétrie sociale, les plus précaires n’ayant plus les moyens de se maintenir dans des quartiers en proie à la spéculation immobilière.
Ainsi, dans la médina de Tunis, des écoles primaires ferment faute d’un nombre suffisant d’élèves alors qu’en parallèle, des hôtels et restaurants luxueux voient le jour, contribuant à renchérir le coût de la vie pour les habitants qui ne sont toujours pas partis.
Par ailleurs, des propriétaires peu scrupuleux laissent leurs biens se délabrer afin que les autorités les déclarent IMR (Immeuble menaçant ruine) et qu’ils puissent les raser pour les remplacer par des habitations ou des commerces plus onéreux.
Élargissant la focale, Olfa Lamloum fait remarquer que cette tendance s’inscrit dans les politiques d’austérité mises en œuvre depuis le milieu des années 1980, qui réduisent le rôle de l’État notamment en matière de logement.
Un rapport de force trop favorable aux propriétaires
La Société nationale immobilière de Tunisie, principal bailleur social du pays, a peu à peu vu ses moyens réduits au profit de promoteurs privés. En fait, depuis la chute de Ben Ali, il n’existe aucune stratégie urbaine sociale.
La famille Drissi a reçu le soutien de l’association Beity (ma maison) qui lutte « contre les discriminations, les violences de genre et la vulnérabilité économique et sociale des femmes » et se propose d’apporter une aide juridique.
L’ONG a entrepris un certain nombre d’actions et produit des études autour du droit au logement, dont le non-respect est considéré comme un facteur multiplicateur des vulnérabilités à la pauvreté.
Contactée par MEE, sa présidente, la juriste Sana Ben Achour, pointe le cadre juridique tunisien, particulièrement procédurier et dont la complexité fait voler en éclats les protections qu’il est censé apporter aux personnes précaires.
Elle déplore que depuis la révolution, rien n’ait été entrepris pour équilibrer un rapport de force trop favorable aux propriétaires.
La situation a même failli empirer quand le gouvernement de Youssef Chahed a présenté en 2018 un projet de loi sur les IMR qui a pour objectif, selon Beity, de favoriser la promotion immobilière sous couvert de lutte contre l’habitat insalubre.
Une forte mobilisation de la société civile (architectes, urbanistes, défenseur du patrimoine, etc.) a contraint l’exécutif à retirer le texte.
Sana Ben Achour regrette que les magistrats, qui viennent d’obtenir de l’exécutif un programme spécial de logement (le gouvernement a promis de réserver un parc immobilier à prix avantageux aux magistrats), soient « plus tatillons et moins magnanimes » quand il s’agit d’appliquer la loi à une dame âgée, ne tenant pas compte du contexte sanitaire exceptionnel qui aurait pu justifier une dérogation.
Le maire de l’Ariana, Fadhel Moussa, n’a pas souhaité répondre aux questions de MEE.
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