Yémen : comment Marib devint la frontière de l’expansionnisme romain
Lorsque Wendell Phillips rencontra les tribus de Marib au Yémen au début des années 50, cela ne se passa pas aussi bien que prévu pour le célèbre archéologue américain qui allait devenir un magnat du pétrole, alors âgé de 30 ans.
« Le seul gros problème auquel je fus confronté fut d’arriver à faire sortir tous ceux qui étaient liés à l’expédition au Yémen sains et saufs », a-t-il raconté plus tard dans ses mémoires, Qataban and Sheba : Exploring the Ancient Kingdoms on the Biblical Spice Routes of Arabia (1955).
Dans ce livre, Phillips retrace ses mésaventures, dont son enlèvement et sa libération fortuite pendant la période de l’imamat zaïdite. Bien qu’il n’admette pas explicitement avoir commis des actes répréhensibles dans ses mémoires, il est fort probable que sa bravade hardie ait quelque peu froissé les habitants de la région, compte tenu des coutumes établies de longue date pour obtenir le passage des biens et des personnes, des autorisations et une protection.
Une fois que le roi Ahmad ben Yahya, l’avant-dernier souverain du royaume mutawakkilite du Yémen, coupa ses approvisionnements et que la méfiance s’intensifia entre l’Américain et la population locale, il dut partir.
Le royaume succédait à l’imamat zaïdite (1597-1872), qui se sépara de l’Empire ottoman à la fin du XVIe siècle et devint par la suite la principale puissance du nord du Yémen.
Phillips avait monté une ambitieuse expédition scientifique visant à étudier les sites antiques du Yémen, suivant ainsi les traces de l’archéologue égyptien Ahmed Fakhry. Leurs recherches les conduisirent à Marib, à la poursuite de la légendaire reine de Saba (Bilqis en arabe), une souveraine évoquée dans les traditions bibliques et islamiques.
Un certain nombre d’érudits en étaient venus à croire que l’ancienne terre de Saba, mentionnée dans la Bible et le Coran, se trouvait à Marib.
L’Américain et son équipe fouillèrent les alentours du temple connu sous le nom de « sanctuaire de Bilqis » (Mahram Bilqis ou temple d’Awam), à la périphérie de la ville de Marib, une zone située non loin de la ligne de front de la dernière guerre d’usure du Yémen en date, qui oppose actuellement les Houthis aux forces progouvernementales.
Les mésaventures de Phillips constituent l’un des nombreux épisodes venant renforcer la vision stéréotypée d’un Yémen indiscipliné. L’universitaire Nadwa al-Dawsari, chercheuse invitée à l’Institut du Moyen-Orient, affirme que les codes d’honneur des tribus yéménites sont en grande partie mal compris par les observateurs et analystes externes. « Les tribus sont impatientes de voir la guerre se terminer et de rétablir la paix et la stabilité dans leurs régions », écrit-elle.
Une riche histoire
Riche en pétrole et en gaz, Marib apparaît comme un trophée précieux et lucratif. Elle abrite des champs pétrolifères, une raffinerie, des réserves de gaz et un pipeline qui alimente l’ensemble du pays. C’est aussi un bastion du gouvernement qui dispose d’une administration locale réactive.
Jusqu’à la récente offensive des Houthis, Marib était souvent considérée comme une rare île de paix et de prospérité relative au milieu d’un pays déchiré par la guerre.
Comme le savent les archéologues et les Yéménites, le nom de Marib résonne dans les couloirs de l’histoire. À l’époque préislamique, Marib avait déjà développé une culture riche et attiré l’attention d’autres empires en tant qu’ancienne capitale des Sabéens.
Les Sabéens étaient un peuple sémitique distinct qui précéda les Arabes de la région. Leur royaume prospéra pendant plus de mille ans à partir d’environ 800 avant notre ère. Plusieurs sites encore existants en témoignent, comme le temple d’Awam à proximité et les six piliers emblématiques encore debout de l’enceinte du temple de Barran, qui ont résisté à plus de 2 700 ans d’histoire glorieuse et parfois mouvementée.
Ensemble, les deux temples étaient dédiés à la divinité lunaire préislamique Almaqah. Almaqah était le dieu masculin de la Lune qui empruntait également des attributs à la déesse traditionnelle du Soleil, une figure maternelle primordiale. Les fidèles priaient pour que tombe la pluie et cherchaient des réponses à leurs questions dans les oracles. Depuis lors, Marib fascine les intrus, notamment les Romains.
« L’Arabie heureuse »
Lorsque le Romain Ælius Gallus, préfet d’Égypte, posa son regard sur le pays que nous identifions aujourd’hui comme le Yémen, il y vit la gloire, le triomphe et une évolution de carrière significative.
Pour les Romains, le Yémen était à la pointe méridionale la plus inexplorée de l’Arabie antique, qui comprenait trois zones géographiques : l’Arabie déserte (correspondant à peu près à la partie nord-nord-est de l’Arabie saoudite), la province romaine d’Arabie pétrée (avec Pétra comme capitale des Nabatéens) et Arabia Felix – « l’Arabie heureuse », cette dernière englobant le Yémen d’aujourd’hui.
En 31 avant notre ère, Octave, le petit-neveu de Jules César, vainquit la flotte de Marc Antoine et de la reine Cléopâtre lors de la bataille d’Actium.
Une fois ces derniers rivaux écartés, la victoire renforça les prétentions d’Octave aux responsabilités de son grand-oncle, et la république romaine approchait de ses derniers jours. Quelques années plus tard, en 25 avant notre ère, un Octave confiant et expansionniste, qui devint l’empereur Auguste en 27 avant notre ère, ordonna à son préfet d’Égypte, Ælius Gallus, de rassembler des troupes et planifier une excursion militaire dans le sud de l’Arabie.
Les Romains voulaient contrôler les routes des épices parce que le sud de l’Arabie était connu pour son encens, sa myrrhe et sa cannelle, entre autres produits précieux et essentiels pour une myriade de cérémonies et de sacrifices païens. L’expédition avait peut-être également pour but de positionner avantageusement Rome dans le cadre de la rivalité naissante avec les Parthes autour du territoire et des ressources du sud de l’Arabie.
Selon l’historien et géographe grec Strabon, Auguste « conçut le dessein de rallier à lui les Arabes ou de les asservir ». Si la persuasion de la grandeur romaine ne fonctionnait pas, alors la force le ferait sûrement, nous dit Strabon, ami d’Ælius Gallus. Rome était alors un empire à part entière bien qu’il n’en eût pas encore le nom.
Sous le commandement de Gallus, les troupes romaines et égyptiennes cimentèrent des alliances avec les Nabatéens et les Judéens. Ensemble, ils se mirent en route pour les terres désertiques d’Arabie avec une armée forte de 10 000 hommes.
Il leur fallut six mois pour atteindre la région d’al-Jawf, dans l’actuel Yémen.
L’explorateur britannique Wilfred Thesiger, qui passa cinq ans dans le Quart Vide (Rub al-Khali, l’un des plus grands déserts et la plus grande étendue ininterrompue de sable au monde), avec les bédouins locaux de 1945 à 1950, a décrit les paysages arides et presque immuables dont les Romains se seraient approchés.
« Les unes après les autres, les générations ont laissé derrière elles des pierres noircies par le feu sur les lieux de campement, quelques traces légères polies sur les plaines gravillonneuses. Ailleurs, les vents effacent leurs empreintes », écrit-il dans son ouvrage de 1959, Le Désert des sables.
Une fois à al-Jawf, l’armée romaine et les troupes auxiliaires se dirigèrent vers al-Bayda (anciennement « Asca »). Elles prirent le contrôle de la ville, avancèrent jusqu’à Baraqish (anciennement « Athrula » ou « Yathill ») et sécurisèrent la région, y laissant une garnison et des provisions pour leurs arrières. Elles poursuivirent vers la grande oasis de Marib et assiégèrent la ville densément peuplée dans l’espoir de briser ses défenses. Marib était sûrement perçue comme la récompense finale venant couronner une campagne relativement facile.
Cependant, selon Strabon, les Romains auraient manqué d’eau avant même d’avoir pu entrer dans la ville et jeter un coup d’œil aux jardins irrigués des Sabéens. Ils avaient épuisé la plupart de leurs approvisionnements et de leur énergie. Bien que proche des hauts murs de Marib, Ælius Gallus réalisa qu’il ne pouvait pas aller plus loin. Pour éviter une situation plus embarrassante, il renvoya son armée à Alexandrie. On dit qu’il perdit plus d’hommes à cause de l’épuisement, de la faim, des insolations et des maladies qu’en raison des combats directs.
Des sources littéraires romaines ont tenté d’attribuer la responsabilité de la débâcle aux alliés nabatéens, des « traîtres » qui les auraient induits en erreur lors de leur avancée. Avec du recul, il est facile de comprendre pourquoi l’expédition était vouée à l’échec et mal conçue dès le départ : les Romains ne savaient pas grand-chose du peuple qu’ils voulaient conquérir. La géographie et l’exploration romaines – au-delà du monde méditerranéen, des terres côtières et des principales routes commerciales – en étaient encore à ses balbutiements.
L’expédition de Marib nous a été transmise par des sources romaines – à l’exception d’une inscription sabéenne fragmentaire trouvée au temple d’Awam et récemment analysée, qui pourrait éclairer le paysage politique des anciens royaumes du Yémen davantage que l’interaction avec l’armée d’Ælius Gallus, comme l’ont noté (en français) Mounir Arbach et Jérémie Schiettecatte dans leur article de 2017 retraçant l’expédition. Nous manquons malheureusement de plus amples informations.
Les experts sont en désaccord sur les conséquences de l’expédition romaine à Marib. Certains disent qu’elle fut insignifiante, d’autres qu’elle précipita la chute de plusieurs cités-États à al-Jawf.
Pour Rome, l’expédition rendit possible une cartographie plus précise de la région. Le trafic maritime augmenta entre l’Égypte romaine, l’Afrique de l’Est et l’Inde à mesure que les marins travaillant sur la route des épices se familiarisaient avec les vents de la mousson et contournaient de plus en plus l’Arabie du Sud, dont ils n’avaient plus besoin, et ceci était peut-être précisément motivé par le besoin d’atténuer en partie l’impact de leur écrasante défaite.
Alors que les Romains resserraient leur emprise sur d’autres parties de l’Arabie (la Syrie avait déjà été annexée en tant que province romaine et le royaume nabatéen allait lui emboîter le pas au tournant du IIe siècle de notre ère), ils ne remirent plus jamais les pieds dans sa partie méridionale, sauf occasionnellement pour commercer ou échanger des émissaires.
Les grands barrages de Marib
Qu’ont pu voir les Romains ? Malgré le déclin de l’âge d’or de l’ancienne Marib en 500 avant notre ère, la ville « continua d’être un centre important et était située au milieu de la plus grande oasis de la région, qui pouvait être irriguée à l’aide des célèbres barrages », explique Holger Hitgen de l’Institut archéologique allemand, qui a quitté le Yémen en 2013 après y avoir travaillé pendant vingt ans.
Le grand barrage de Marib était une merveille d’ingénierie, construit 700 ans avant l’arrivée des Romains. Sophistiqué et imposant, il recueillait l’eau de pluie afin d’irriguer une grande zone agricole, apportant ainsi un complément aux pluies de la mousson. Le barrage perdura pendant une bonne partie de l’ère chrétienne avant de s’effondrer au VIIe siècle de notre ère. Le royaume voisin de Himyar s’étendit et éclipsa finalement Marib et l’État sabéen.
Après la révolution de 2011 au Yémen, les six piliers du temple de Barran figuraient sur les timbres postaux du pays et devaient être l’emblème du drapeau de la nouvelle région de Saba, dans le cadre du plan fédéral discuté lors de la Conférence de dialogue national.
S’il est tentant d’établir une filiation entre l’Antiquité et l’époque moderne, les déplacements et les amalgames ont souvent brouillé les récits. La Parade dorée des pharaons qui s’est récemment tenue au Caire, digne d’une production hollywoodienne, a souligné le risque que l’histoire ancienne ne soit utilisée comme vecteur de nationalisme pour détourner l’attention des difficultés socioéconomiques contemporaines.
Néanmoins, les Sabéens et la défaite romaine rappellent la possibilité de temps prospères pour les Yéménites confrontés aujourd’hui à une multitude de problèmes et en particulier pour les habitants de Marib soucieux de leur sécurité immédiate. « C’est une société qui est fière d’avoir jadis été une civilisation », souligne Nadwa al-Dawsari.
Traduit de l’anglais (original).
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