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Pourquoi le régime iranien soutient-il les talibans ?

Le soutien pour le moins inattendu de l’Iran au régime taliban obéit avant tout à des enjeux politiques. Les dirigeants de la République islamique préfèrent désormais avoir à leur frontière un État qui maltraite des chiites plutôt qu’une démocratie
Des enfants de l’ethnie Hazara se tiennent sur une falaise creusée de grottes où les gens vivent encore comme il y a des siècles à Bamiyan, en Afghanistan, le 3 octobre 2021 (AFP/Bulent Kilic)
Des enfants de l’ethnie Hazara se tiennent sur une falaise creusée de grottes où les gens vivent encore comme il y a des siècles à Bâmiyân, en Afghanistan, le 3 octobre 2021 (AFP/Bulent Kilic)

C’est avec les larmes aux yeux que nous avons suivi les actualités en provenance d’Afghanistan ces deux derniers mois.

Nous avons vu l’avancée des talibans, la résistance dans la vallée du Panchir, mais également les images de l’aéroport de Kaboul : l’errance et le désespoir des Afghans, ces bébés confiés aux soldats américains pour leur permettre d’échapper à l’horreur. Le monde entier a vu ces hommes accrochés aux avions et a assisté, en direct, à leur suicide collectif.

Photo prise à l’intérieur d’un avion C-17 de l’US Air Force fuyant Kaboul pour le Qatar, le 15 août 2021 (Defense One/Reuters)
Photo prise à l’intérieur d’un avion C-17 de l’US Air Force fuyant Kaboul pour le Qatar, le 15 août 2021 (Defense One/Reuters)

Les médias insistent sur le fait que la prise de pouvoir des talibans est une défaite écrasante pour les États-Unis et une victoire pour ces fondamentalistes qui prétendent avoir changé, être plus civilisés qu’avant.

Mais même s’ils ont promis de ne plus enfermer les femmes dans leur maison, de les battre ou de les lapider en public, dès leur arrivée au pouvoir, ils ont validé la loi islamique (la charia) selon laquelle la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme ou que son témoignage n’est pas acceptable devant la justice. Et ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres.

Depuis, des terroristes évadés de Guantánamo ont été nommés ministres, des manifestants ont été tués à Kaboul et à Herat et plus personne ne semble croire à la probabilité d’un changement profond dans le camp des religieux fanatiques.

Certains observateurs extérieurs estiment que les talibans sont le choix des Afghans, que ces derniers veulent que les islamistes soient au pouvoir, que la démocratie n’est pas faite pour tout le monde.

Les chiites, des « infidèles »

Pourtant la résistance d’Ahmad Massoud et de ses alliés dans la vallée du Panchir (« cinq lions », en persan), réputée imprenable, a montré que beaucoup étaient prêts à donner leur vie pour la liberté et la démocratie.

L’intervention de l’armée pakistanaise, qui, selon l’ambassadeur afghan en France, a appuyé les talibans grâce à des frappes de drones, a été un coup dur pour les résistants. Il s’est ensuivi des massacres dans la vallée du Panchir, lors desquels des civils ont perdu la vie. À nouveau, l’histoire se répète.

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Personne n’est venu en aide à ces hommes qui luttaient seuls contre les talibans et leurs alliés internationaux, de la Russie à la Chine, en passant par la Turquie, l’Iran ou le Pakistan.

Mais, parmi tous ces soutiens envers les nouveaux maîtres de Kaboul, celui de Téhéran s’avère le plus surprenant. Immédiatement, le guide suprême Ali Khamenei s’est félicité qu’une révolution islamique ait eu lieu en Afghanistan et s’est dit « heureux » de l’instauration de ce nouveau régime.

En Irak en revanche, un vent de panique a soufflé sur Nadjaf, le centre névralgique du chiisme dans le pays.

À tel point que les dirigeants iraniens, afin de calmer l’inquiétude de leurs partenaires, ont affirmé avoir signé un accord avec les talibans garantissant la sécurité des chiites d’Afghanistan, les Hazaras.

Le massacre d’au moins neuf Hazaras dans la province de Ghazni en août a pourtant laissé de marbre les ayatollahs de Téhéran, ces protecteurs autoproclamés des chiites du monde entier, qui auraient également empêché les milices chiites irakiennes d’intervenir en faveur des Hazaras.

Alors comment ces talibans, qui ont toujours considéré les musulmans chiites comme des infidèles et qui en ont tué des milliers ces dernières décennies, peuvent-ils avoir les ayatollahs iraniens de leur côté  ?

Rien de nouveau : déjà, en décembre 2020, lorsqu’Ahmad Naderi, député au Parlement iranien, affirmait que «  les talibans constituent un mouvement ‘’noble’’ dans la région  », il paraissait évident que de nouvelles alliances étaient en train de se tisser.

L’humiliation que les talibans ont infligée aux Américains ne pouvait que satisfaire les dirigeants iraniens, mais elle ne saurait expliquer à elle seule ce changement radical de leur politique

Jusqu’à son renversement en 2001, le régime des talibans en Afghanistan était connu pour sa brutalité, particulièrement envers les femmes et la communauté chiite.

Maintenant qu’ils ont repris le pouvoir, la République islamique, loin de les craindre, signe des accords avec eux, leur donne des conseils, procède à des échanges d’armes et les reconnaît officiellement en tant qu’émirat islamique.

Cette volte-face spectaculaire dans la politique des ayatollahs n’est certainement pas liée à leur naïveté. Certes, l’humiliation que les talibans ont infligée aux Américains ne pouvait que satisfaire les dirigeants iraniens, mais elle ne saurait expliquer à elle seule ce changement radical de leur politique.

En effet, le soutien de ces représentants officiels du chiisme envers les talibans sunnites doit être lu dans une logique politique.

Si, contrairement aux ayatollahs de Nadjaf, les dirigeants iraniens ne craignent pas la montée en puissance des extrémistes sunnites, c’est que, sur le plan politique, le régime iranien a tout intérêt à ce que les talibans soient au pouvoir en Afghanistan.

En effet, les massacres et les sauvageries dans un pays voisin concentrent l’attention de la communauté internationale et finissent par plonger dans l’oubli l’intense répression que le régime iranien fait subir à son peuple.

A contrario, rien n’est plus dangereux pour la République islamique d’Iran, qui n’a plus le soutien de son peuple, que l’avènement d’un État démocratique à ses frontières.

Une grille de lecture chiites-sunnites dépassée

Cela fait longtemps que l’opposition chiites-sunnites ne suffit plus à expliquer les rapports de force au Moyen-Orient.

Depuis que la République islamique chiite s’est rapprochée du Hamas palestinien sunnite en plus de groupes armés dans la région – Hezbollah au Liban, Hachd al-Chaabi en Irak, Houthis au Yémen, entre autres –, les composantes politiques de son islam idéologique – une «  idéologie de combat  », comme disait le célèbre islamologue franco-algérien Mohammed Arkoun – réconcilient les élites iraniennes, faisant pâlir les différends doctrinaires du passé.

À la suite des tueries qui ont ponctué les manifestations de novembre 2019 en Iran – plus de 1 500 morts –, la République islamique sait pertinemment qu’elle ne pourra plus compter sur son assise populaire, que l’opinion publique iranienne est largement contre elle et que le régime peut à tout moment s’effondrer.

Le sort de quelques milliers de chiites Hazaras est par conséquent le dernier des soucis pour ce régime déstabilisé de l’intérieur et qui a du mal à assurer sa propre survie.

Le Mouvement de résistance pour la justice, milice armée hazara, se défend contre les talibans, dans la province de Wardak (centre de l’Afghanistan), en janvier 2021 (AFP/Wakil Kohsar)
Le Mouvement de résistance pour la justice, milice armée hazara, se défend contre les talibans, dans la province de Wardak (centre de l’Afghanistan), en janvier 2021 (AFP/Wakil Kohsar)

Ainsi, les dirigeants iraniens sont prêts à fermer les yeux sur les exactions des talibans, puisque ces derniers les préservent de la démocratisation de l’Afghanistan, véritable hantise pour les ayatollahs.

De toute évidence, l’avènement d’un État démocratique dans ce pays persanophone – séparé de l’Iran depuis la première moitié du XVIIIe siècle – n’aurait pas laissé indifférents les Iraniens, et l’effet de contagion aurait pu être fatal pour les ayatollahs.

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En revanche, tant que le peuple afghan sera victime des crimes talibans et tant que la communauté internationale aura les yeux rivés sur les actes barbares qu’ils commettent, les dirigeants iraniens seront tranquilles.

Ils auront la possibilité de donner le change aux Occidentaux, en leur présentant un visage plus civilisé que celui des talibans, et continueront, dans l’ombre, à régner par la peur et à enfermer les opposants dans des prisons moyenâgeuses.

Les talibans sont ainsi plus utiles que dangereux, pas seulement pour la République islamique, en manque de popularité à l’intérieur de ses frontières, mais aussi pour d’autres régimes dictatoriaux de la région.

Si l’arrivée de ces barbares au pouvoir est saluée de la Russie jusqu’à la Chine, c’est qu’il est désormais plus facile pour eux de réprimer les libertés politiques et d’éliminer des opposants.

Par ailleurs, ni les dirigeants russes, ni les Chinois, ni même les Iraniens ne peuvent être comparés avec ces talibans qui lapident les femmes devant les caméras, car eux le font à l’abri des regards, entre les quatre murs de leurs prisons.

Mais la question principale est de savoir si les pays occidentaux vont suivre l’exemple des régimes peu fréquentables de la région ou s’ils vont enfin défendre leurs valeurs démocratiques, et se solidariser avec ces peuples qui luttent contre l’obscurantisme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Mahnaz Shirali est sociologue et politologue, spécialiste de l’Iran. Elle est directrice d’études à l’Institut de science et de théologie des religions de Paris (ISTR-ICP). Elle enseigne également à Sciences Po Paris. Elle est l’auteure de plusieurs livres sur l’Iran et l’islam, notamment : La malédiction du religieux, la défaite de la pensée démocratique en Iran (2012), et Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (2021)
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