Afghanistan : l’Iran et la Russie attendent nerveusement de voir ce que vont faire les talibans
Après le retrait des troupes étrangères d’Afghanistan dans le cadre d’un accord de paix entre les États-Unis et les talibans, les provinces afghanes sont tombées les unes après les autres aux mains du groupe de combattants et les talibans se sont emparés de la capitale, Kaboul, ce weekend.
L’Afghanistan se trouve désormais dans une situation similaire à la toute fin du XXe siècle, lorsque les talibans s’étaient emparés de Kaboul en 1996 après le retrait des troupes soviétiques en 1989 et la guerre civile qui avait suivi. Après avoir fondé l’Émirat islamique d’Afghanistan, les talibans ont dirigé le pays jusqu’à l’invasion américaine de 2001.
Parmi les puissances régionales, la Russie et l’Iran semblent le plus craindre la situation actuelle en Afghanistan. Par mesure de précaution, Téhéran et Moscou ont noué des contacts diplomatiques avec les talibans il y a quelques mois. Cette tentative visait à les amener à suspendre leur campagne militaire contre les forces du gouvernement et ne pas entraîner le pays dans une guerre civile.
L’Iran et la Russie ont concentré leurs efforts sur l’objectif d’amener les talibans et le gouvernement afghan à la table des négociations afin de former un gouvernement de coalition. Néanmoins, ces tentatives étaient futiles face à la détermination des talibans à conquérir le pays par la force.
Limites à ne pas franchir
La conquête militaire de Kaboul par les talibans et la résurgence de l’émirat islamique étaient les limites à ne pas franchir pour la Russie et l’Iran. Toutefois, aucun des deux n’a montré de quelconques signes d’implication dans une contre-insurrection par le biais de la fourniture d’un soutien et de ressources aux forces de lutte contre les talibans. En raison des contraintes régionales et nationales, la stratégie attentiste des Russes et des Iraniens ne fera probablement pas long feu.
Des activités transfrontalières de déstabilisation et des affrontements accrus avec les forces de résistance populaire provoqueraient d’énormes vagues de réfugiés afghans vers l’Iran et d’autres pays d’Asie centrale. En raison des difficultés économiques actuelles, des sérieux problèmes de vaccination contre le COVID-19 et des pénuries estivales d’eau et d’électricité, l’Iran aurait du mal à faire face à un tel afflux de réfugiés.
Sur le plan militaire, Téhéran sait que tenter une guerre conventionnelle contre les talibans serait une grave erreur et aboutirait à la déstabilisation des près de 2 000 km de frontière iranienne avec l’Afghanistan et le Pakistan. Cela pourrait également convoquer des éléments radicaux hostiles aux chiites dans la région.
Des personnalités conservatrices et les médias en Iran ont au départ brossé un portrait nouveau et modéré des talibans afin de justifier la coopération avec le mouvement, mais cette approche n’a pas vraiment fonctionné. Il convient de noter que d’importantes personnalités religieuses iraniennes, les marjas, ont commencé à critiquer le gouvernement iranien pour avoir calmé les talibans. Les vidéos des crimes des talibans contre des innocents et les forces de sécurité afghanes qui circulent sur les réseaux sociaux iraniens viennent s’ajouter aux critiques existantes des responsables iraniens.
En outre, plus de 3 millions d’afghans vivent en Iran. La majorité d’entre eux, si j’en crois mon interview par téléphone avec un doctorant afghan à l’université de Téhéran, sont hostiles aux talibans et ne veulent pas de la résurrection de son émirat islamique.
Situation précaire
Les talibans sont un groupe sunnite bien armé et radical qui a atteint les frontières poreuses de l’Afghanistan avec l’Iran et les républiques musulmanes d’Asie centrale que sont le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, s’emparant de postes frontaliers importants.
Un Afghanistan plongé dans le chaos sans autorité légitime dominante perturberait gravement les arrangements des Russes en matière de sécurité en Asie centrale. La Russie est la principale garante de la stabilité régionale et nationale dans la région et s’acquitte de cette fonction via des actes unilatéraux et des plateformes multilatérales telles que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC).
Outre la situation sécuritaire précaire, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan sont également des terreaux fertiles pour le radicalisme islamique. Avec la résurgence des talibans en Afghanistan, il existe une vraie crainte que cette radicalisation prenne de l’ampleur après des années d’inertie.
Il y a aussi énormément de gens originaires de pays d’Asie centrale qui travaillent en Russie, subvenant aux besoins de leur famille chez eux via des transferts d’argent. L’insécurité dans leurs pays natals pourrait les inciter à y retourner pour protéger leurs familles.
Malgré les interactions politiques russes avec les talibans et les assurances des dirigeants talibans selon lesquelles ils ne violeront pas les frontières des États d’Asie centrale, la Russie a annoncé que si le Tadjikistan devait être attaqué depuis l’Afghanistan, Moscou soutiendrait son allié dans le cadre de l’OTSC.
Le 8 juillet, le chef d’état-major de l’OTSC Anatoli Sidorov a déclaré : « [L’OTSC] est prête à engager toutes ses capacités militaires pour assister le Tadjikistan si la situation à la frontière avec l’Afghanistan devait empirer radicalement. »
Paradoxe fondamental
La bonne nouvelle pour la Russie et l’Iran, c’est que les talibans n’ont pas une idéologie transnationale ni le projet de conquérir des terres hors d’Afghanistan. Les talibans définissent leur mission uniquement au sein des frontières afghanes et veulent apporter des changements significatifs dans le quotidien de la société afghane.
Les talibans ont lancé une campagne politique pour obtenir une reconnaissance et une légitimité internationales. Le mouvement veut être considéré comme un parti politique qui a connu des changements progressifs et dit s’intéresser à un partage du pouvoir avec les différents groupes ethniques et factions politiques afghans. Les talibans ont annoncé ne pas chercher à prendre l’Afghanistan par la force militaire et que leur objectif était de « trouver une solution politique au problème afghan ».
D’un côté, les talibans disent être prêts à s’engager dans des négociations globales pour déterminer un futur gouvernement à Kaboul ; de l’autre, ils maintiennent qu’un gouvernement islamique est leur objectif
Moscou et Téhéran ont adhéré à l’annonce des talibans de leur purge du groupe État islamique (EI) d’Afghanistan et l’élimination de toute résurgence dans le pays ; mais ils doutent de leurs capacités politiques. D’un côté, les talibans disent être prêts à s’engager dans des négociations globales pour déterminer un futur gouvernement à Kaboul ; de l’autre, ils maintiennent qu’un gouvernement islamique est leur objectif.
C’est ce paradoxe fondamental qui est une source d’inquiétude majeure pour la Russie et l’Iran.
On ne sait pas clairement dans quelles circonstances la Russie et l’Iran retireraient les talibans de la liste des organisations terroristes – et ce que pourrait être leur ligne rouge, celle qui les inciterait à agir directement contre la belligérance du mouvement. Zamir Kabulov, envoyé spécial du président russe en Afghanistan, a annoncé que Moscou était « prêt à travailler avec le gouvernement de transition ». « Mais jusqu’à présent, il n’y a pas de négociations pour reconnaître les talibans comme les autorités légitimes du pays », a-t-il ajouté.
Alors que les talibans défilent dans les rues de Kaboul, leurs ambitions d’un émirat islamique planeront inévitablement sur leur recherche de solutions diplomatiques. Pour les Russes et les Iraniens, c’est similaire à ce qui s’est passé en Syrie, où l’axe Iran-Russie a empêché la chute du gouvernement en place à Damas face aux groupes armés « terroristes » et insurgés.
Mais si les talibans semaient le chaos et amenaient l’Afghanistan au bord de la guerre civile pour pouvoir peser de tout leur poids dans les prochaines négociations de paix, les dirigeants à Moscou et Téhéran riposteraient probablement et soutiendraient les forces de la résistance.
- Fardin Eftekhari est doctorant à la faculté d’Études régionales à l’Université de Téhéran. Ses recherches sont axées sur la sécurité nationale iranienne et la politique étrangère.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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