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Afghanistan : l’Iran pourrait être le plus grand perdant du retrait américain

Un gouvernement taliban profiterait probablement au Pakistan, à certains États arabes et peut-être à la Turquie, mais laisserait Téhéran de côté
« Les frontières de l’Afghanistan avec le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Iran : environ 90 % des frontières sont sous notre contrôle », ont déclaré jeudi 22 juillet les talibans sans que ces affirmations puissent être vérifiées de manière indépendante (AFP/Farshad Usyan)
« Les frontières de l’Afghanistan avec le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Iran : environ 90 % des frontières sont sous notre contrôle », ont déclaré jeudi 22 juillet les talibans sans que ces affirmations puissent être vérifiées de manière indépendante (AFP/Farshad Usyan)

D’ici le mois prochain, les troupes américaines auront quitté l’Afghanistan, seul un petit contingent restera pour protéger l’ambassade américaine.

Ce retrait est parfaitement logique au regard des intérêts nationaux américains. Trop de sang a été versé et trop d’argent dépensé par Washington en Afghanistan, le peuple américain est las des « guerres sans fin ». Les États-Unis sont également confrontés à d’autres défis en matière de sécurité, en particulier dans le Pacifique.

Toutefois, le retrait américain d’Afghanistan pourrait entraîner des conséquences négatives à travers la région, ravivant des querelles d’influence.

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Au cours de la longue guerre civile afghane dans les années 1990, les États de la région ont soutenu différentes factions afghanes.

L’Alliance du Nord (groupe armé musulman aussi connu sous le noms de Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan) représentait les Tadjiks, les Hazara chiites et les Ouzbeks. Son principal ennemi était les talibans dominés par les Pachtounes sunnites. 

Le Pakistan, l’Arabie saoudite et plus tard les Émirats arabes unis (EAU) ont soutenu les talibans. Islamabad a fourni une assistance et une formation militaires, et Riyad a fourni l’argent. 

Lorsque les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan, seuls le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont reconnu leur autorité.

Avec le retrait des Américains, les rivalités entre Afghans et entre puissances régionales réapparaîtront probablement.

L'Iran, une cible pour les talibans

Jusqu’en 1998, pour des motifs économiques et géopolitiques, y compris le désir de contenir l’Iran et de l’exclure des routes de pipelines dédiées aux exportations énergétiques d’Asie centrale, même Washington privilégiait les talibans, malgré les opinions extrémistes du groupe et ses liens avec des organisations terroristes telles qu’al-Qaïda.

L’attitude de Washington a certes changé après les attaques contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya en août 1998. Mais même à cette époque, les États unis n’ont rien fait pour freiner les talibans. Ce sont les attentats du 11 septembre à New York qui ont amené Washington à attaquer l’Afghanistan en octobre 2001 et à évincer les talibans.

En raison de son caractère chiite, l’Iran a été plus particulièrement une cible d’animosité de la part des talibans et d’al-Qaïda. Il existe par ailleurs un large sentiment anti-iranien parmi les Pachtounes.

Téhéran est presque entré en guerre avec les talibans en 1998 après le massacre de ses diplomates à Mazâr-e Charîf. L’Iran a donc apporté son soutien à l’alliance du Nord et aux groupes chiites afghans qui ont combattu les talibans.

Les talibans ne montrent aucun intérêt pour le partage du pouvoir. Cette réticence à tout compromis conduira inéluctablement d’autres groupes à leur résister, ouvrant au bout du compte la voie à l’ingérence de puissances externes

L’Inde, en raison de sa rivalité avec le Pakistan et sa crainte de l’islamisme extrémiste des talibans – ainsi que la Russie pour des raisons similaires – a soutenu l’alliance du Nord. À l’époque, la Turquie n’était pas vraiment impliquée dans la politique afghane, bien qu’elle se soit impliquée davantage après l’intervention américaine et de l’OTAN. 

Depuis le retrait américain, les talibans progressent rapidement et revendiquent, depuis le 22 juillet, le contrôle de 90 % de l’Afghanistan. De nombreux citoyens afghans et plus d’un millier de soldats du gouvernement ont fui au Tadjikistan.

Dans le même temps, malgré les appels à des négociations entre Afghans et à un compromis politique, les talibans ne montrent aucun intérêt pour le partage du pouvoir. Cette réticence à tout compromis conduira inéluctablement d’autres groupes à leur résister, ouvrant au bout du compte la voie à l’ingérence de puissances externes.

Pourtant, il est peu vraisemblable que les anciens alignements réapparaissent.

Des leaders talibans et des négociateurs à Moscou, le 9 juillet 2021 (AFP/Karim Jaafar)
Des leaders talibans et des négociateurs à Moscou, le 9 juillet 2021 (AFP/Karim Jaafar)

Tout d’abord, l’Iran ne veut pas affronter les talibans, sans parler des menaces potentielles pour ses frontières orientales. Au contraire, Téhéran semble chercher un arrangement avec les talibans, accueillant récemment des négociations entre groupes afghans, dont des représentants talibans.

Si certains ont fait valoir que les talibans ont changé, et qu’ils ne sont plus dangereux, ni hostiles à l’Iran et aux chiites, d’autres Iraniens pensent le contraire, mais quoi qu’il en soit, tout accord impliquant l’Iran et les talibans se mettrait à dos les alliés traditionnels de l’Iran en Afghanistan et minerait la capacité de Téhéran à influencer tout développement dans le pays.

Émergence d’un nouvel alignement

Même en s’arrangeant quelque peu avec l’Iran, les talibans restent plus proches des États arabes sunnites, tel que l’Arabie saoudite et les EAU. Si les circonstances l’exigent, les Saoudiens et les Émiratis pourraient se servir des talibans pour faire pression sur l’Iran sur des sujets tels que le Yémen.

Riyad serait par ailleurs peut-être moins enclin à se réconcilier avec Téhéran en cas de victoire des talibans.

Et si les relations entre les talibans et le Pakistan ne sont plus aussi étroites qu’elles l’étaient dans les années 1990 ou 2000, les talibans sont bien plus proches d’Islamabad que l’Iran ne pourra jamais l’être.

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Ainsi, la réémergence d’un axe talibans-Pakistanais-Saoudiens contre l’Iran est une véritable possibilité. Une amélioration des relations entre Islamabad et Riyad après une période de rafraîchissement pourrait faciliter ce réalignement.  

Les Américains soutiendront probablement cet alignement.

Avant de quitter l’Afghanistan, les États-Unis ont négocié avec les talibans et ils peuvent compter sur eux pour contrecarrer l’Iran et peut-être même la Russie.

La Chine est plus problématique car tout futur gouvernement afghan aura besoin de l’aide économique de la Chine. 

L’Inde ne s’impliquera certainement pas autant qu’avant dans la politique afghane, à moins que les talibans ne se mettent à dos Delhi.

Il en va de même pour la Russie. La Russie se concentrera plus probablement sur le fait de prévenir les actes talibans en Asie centrale en particulier au Tadjikistan. Par conséquent, il est peu probable que l’alignement Inde-Iran-Russie des années 1990 réémerge.

L’inconnue majeure reste la Turquie. Celle-ci pourrait considérer l’Afghanistan comme un autre point d’entrée en Asie centrale et une façon de réduire un peu plus l’influence de l’Iran.

La Turquie pourrait compter sur les peuples turcs d’Afghanistan comme alliés et, en tant que pays sunnite, la Turquie est plus acceptable pour les talibans que l’Iran. Le Pakistan serait également plus disposé à coopérer avec Ankara qu’avec Téhéran.

Si le futur de l’Afghanistan reste incertain, un gouvernement taliban bénéficierait au Pakistan, à certains États arabes et peut-être même à la Turquie. Le grand perdant serait l’Iran. C’est pourquoi les dirigeants iraniens, malgré leurs sentiments anti-américains pourraient bien en venir à regretter le départ des Américains d’Afghanistan.

- Shireen T Hunter est chercheuse affiliée au Centre pour la compréhension entre musulmans et chrétiens de l’Université de Georgetown. Le Moyen-Orient (en particulier la région du golfe), la Méditerranée, la Russie, l’Asie centrale et le Caucase (du Nord et du Sud) font partie de ses domaines d’expertise. Shireen T. Hunter a étudié à l’université de Téhéran (licence et doctorat en droit international sans thèse), à la London School of Economics (maîtrise en relations internationales) et à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève. Elle a publié 19 ouvrages.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Shireen T Hunter is an affiliate fellow at the Georgetown University Center for Muslim-Christian Understanding. Dr Hunter’s areas of expertise include the Middle East (especially the Gulf region), the Mediterranean, Russia, Central Asia, and the Caucasus (North and South). Dr Hunter was educated at Tehran University (BA and all-but-thesis for a doctorate in international law), the London School of Economics (MSc in international relations), and the Graduate Institute of International Affairs and Development Studies, in Geneva. She has published 19 books.
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