Imran Khan : « Les déclarations et les actes d’Emmanuel Macron ne font qu’alimenter le cercle vicieux de la violence en France »
Il y a dix ans, Imran Khan, star de cricket international mais encore outsider en politique, évoquait la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis dans son livre Pakistan: A Personal History.
« Le premier coup de téléphone que j’ai reçu après le 11 septembre [2001] venait de Martin Bashir de [la société de production britannique] ITN. Sa première question fut : “En tant que musulman, n’êtes-vous pas embarrassé par ces attentats ?” J’étais choqué, puis j’ai compris que d’autres verraient les choses ainsi. »
« Sous-entendre que le milliard 300 millions de musulmans au monde devrait en quelque sorte se sentir responsable de l’acte d’une poignée de criminels, c’est comparable à demander à un chrétien de se sentir responsable pour Hitler », écrivait Khan.
Ayant vécu à cheval entre l’Orient et l’Occident, Imran Khan s’attendait à un retour de bâton après le 11 septembre, mais pas de cette intensité.
« La campagne pour inspirer la peur chez les populations occidentales à propos de la menace parfois qualifiée abusivement d’islamofascisme a ouvert la voie à la montée de l’islamophobie », a-t-il écrit.
« L’ascension des partis de droite anti-immigration en Europe, la couverture médiatique trompeuse et parfois carrément sensationnaliste à l’encontre des musulmans dans les médias occidentaux de droite, l’interdiction de la burqa en France, l’interdiction des minarets en Suisse et le scandale provoqué par le centre communautaire musulman près de Ground Zero à New York ont contribué à la cause des radicaux et rendu hostiles les musulmans lambda. »
Erreurs de l’Occident
Aujourd’hui Premier ministre, Imran Khan, entouré d’assistants jetant nerveusement des coups d’œil à l’horloge, a le sentiment que le temps lui a malheureusement donné raison. La liste des erreurs occidentales n’a fait que s’allonger dans la décennie suivante et l’incompréhension mutuelle n’a fait que grandir.
Quand Khan était étudiant à l’université d’Oxford ans les années 1970, les communautés d’Asie du Sud (arrivées au Royaume-Uni dans les années 1950 et 1960 pour combler les pénuries de main d’œuvre après la guerre) étaient prises pour cible par des skinheads d’extrême droite.
Aujourd’hui, selon Khan, des chefs d’État ravivent ces préjugés.
Cherchant à se faire réélire face à l’extrême droite, le président français Emmanuel Macron déploie selon Khan un discours et des politiques antimusulmans.
« Ne comprend-il pas que ses déclarations et ses actes ne font qu’alimenter le cercle vicieux de la violence en France ? », s’interroge-t-il lors d’une interview avec Middle East Eye à Islamabad.
« J’ai l’impression que le président Macron ne sait pas vraiment comment gérer la communauté musulmane s’il ne comprend pas ce cercle vicieux. »
« Quelqu’un à la marge va insulter le prophète. Il y aura une réaction, une attaque au couteau. Cela va indigner la société française… qui va affirmer que la liberté d’expression est sa religion. La police va prendre des mesures contre les mosquées. Les musulmans seront marginalisés et quelqu’un dans ces rangs va frapper de nouveau. »
La France a été la cible d’une série d’attentats islamistes meurtriers ces dernières années.
En janvier 2015, douze personnes ont été tuées dans l’attaque contre les locaux de Charlie Hebdo, un magazine satirique qui avait publié en 2012 des caricatures représentant le prophète Mohammed. Cet attentat a été revendiqué par al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).
En novembre de la même année, des membres du groupe État islamique (EI) ont tué 130 personnes à Paris. En juillet 2016, 86 personnes sont mortes lorsqu’un assaillant s’inspirant de l’EI a foncé dans la foule célébrant le 14 juillet à Nice avec un camion.
Et il y a un an cette semaine, Samuel Paty, enseignant de la banlieue parisienne, a été tué et décapité après avoir montré en classe des caricatures du prophète réalisées par Charlie Hebdo.
Après l’assassinat de Samuel Paty, ces caricatures ont été apposées sur les murs des bâtiments publics en soutien à la liberté d’expression.
Le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin a ordonné la fermeture de la grande mosquée de Pantin, qui avait partagé une vidéo critiquant l’enseignant sur sa page Facebook dans les jours précédant l’attentat. Il a depuis fait fermer deux associations caritatives islamiques.
« Notre compatriote a été tué pour avoir enseigné aux enfants la liberté d’expression », avait alors déclaré Emmanuel Macron.
Depuis lors, Imran Khan et son gouvernement s’opposent publiquement au président français. Lorsque celui-ci a déclaré que Paty avait été tué « parce que les islamistes veulent notre avenir », le Premier ministre pakistanais a répondu dans une série de tweets que ces remarques ne feraient que semer la division.
« En cette occasion, le président Macron aurait pu mettre un peu de baume et priver les extrémistes d’espace au lieu de créer davantage de polarisation et de marginalisation qui inévitablement mènent à la radicalisation », a écrit Khan.
« C’est triste qu’il ait choisi d’encourager l’islamophobie en attaquant l’islam plutôt que les terroristes auteurs de violences, qu’ils soient musulmans, suprémacistes blancs ou idéologues nazis », a-t-il ajouté.
La ministre pakistanaise des Droits de l’homme, Shireen Mazari, a plus tard supprimé un tweet où elle comparait le traitement des musulmans par Macron à celui des juifs par les nazis.
« Code de coexistence »
Comment cela va-t-il finir ?
Imran Khan envisage deux scénarios : soit la France trouve un moyen de vivre avec la plus grande communauté musulmane d’Europe occidentale – un « code de coexistence » selon sa formule –, soit elle continuera à s’aliéner et à exclure ses citoyens musulmans de la vie publique.
La société occidentale refuse de comprendre la souffrance de millions de musulmans lorsque le prophète est insulté, estime le Premier ministre pakistanais.
« Ils ne peuvent pas comprendre […] la révérence qu’on éprouve pour notre Saint Prophète, que la paix soit avec lui. Les gens l’aiment plus que tout. Le respect et l’amour à son égard sont primordiaux dans notre religion. »
Au cœur de cette dispute entre deux hommes d’État réside un profond désaccord sur la nature de la liberté d’expression. Pour Emmanuel Macron et ses nombreux partisans, la liberté d’expression est une liberté fondamentale au cœur des valeurs républicaines.
À l’inverse, Imran Khan estime que le droit à la liberté d’expression ne doit pas supplanter la cohésion communautaire et le besoin de protéger les relations communes.
Par exemple, il défend la loi pakistanaise très controversée sur le blasphème, au motif qu’elle protège les communautés religieuses.
« La loi sur le blasphème a été rédigée par les Britanniques lorsqu’ils régnaient sur l’Inde », explique-t-il. « Quelle était la loi sur le blasphème ? Trois communautés différentes vivent dans un village. Si quelqu’un insulte une entité sacrée pour l’autre communauté, il y aurait une émeute. Des gens pourraient être tués. Alors ils ont décrété que c’était interdit. Donc au lieu d’avoir une émeute, les gens iraient voir la police en disant que la loi a été bafouée. »
Khan défend la législation contre les discours de haine, y compris les lois dans seize pays européens et Israël contre la négation de l’Holocauste.
Mais il souligne ce point : tout comme les sociétés occidentales reconnaissent que la négation de la Shoah « fait énormément souffrir la communauté juive », elles doivent reconnaître la souffrance que provoquent les insultes proférées contre le prophète Mohammed chez les musulmans.
« Personne ne devrait être autorisé à faire souffrir des communautés humaines. Si nous devons vivre dans un village mondial, alors les musulmans et toutes les communautés humaines doivent définir ce qui les fait souffrir. [Insulter le prophète] est ce qui nous fait souffrir. »
Mais pour Imran Khan, l’Occident n’est pas le seul à avoir échoué. De nombreux dirigeants musulmans s’aplatissant devant la vague d’aliénation ont également échoué.
Eux aussi, dit-il, ont laissé l’Occident confondre islam et terrorisme.
Il estime que tout comme c’était mal d’accuser l’Inde pour un variant meurtrier du COVID, le terrorisme ne devrait pas être associé à une quelconque religion.
« Qu’est-ce que l’islam a à voir avec le terrorisme ? Récemment, le variant indien du COVID-19 est apparu, dévastant le monde, mais les Indiens ont dit “Écoutez, ne l’appelez pas variant indien, appelez-le variant Delta”. Pourquoi un virus devrait-il être associé à une quelconque nation ? De même, pourquoi le terrorisme devrait-il être associé à une quelconque religion ? »
Mais alors, pourquoi le Premier ministre pakistanais reste-t-il muet concernant les mauvais traitements bien documentés infligés par la Chine à une autre minorité musulmane, les Ouïghours ?
Khan parle chaleureusement de la Chine, décrivant sa relation avec le Pakistan comme une relation qui a « résisté à l’épreuve du temps ».
« Nous avons parlé à la Chine. Les Chinois ont donné une explication […]. Notre relation […] est telle qu’il y a un accord entre nous, nous nous parlons, mais derrière des portes fermées, parce que c’est ainsi dans notre culture. Nous ne parlons pas de ça en public », explique-t-il. À l’inverse, sa dispute avec Macron est on ne peut plus publique.
Khan rétorque que l’indignation occidentale à propos des Ouïghours est sélective.
« Pourquoi n’y a-t-il pas autant d’indignation à propos de ce qui se passe au Cachemire par ces mêmes pays qui veulent qu’on parle des Ouïghours ? », s’interroge-t-il.
« L’agitation secoue l’ensemble du monde musulman. De la Syrie au Yémen, les musulmans meurent. Notre gouvernement a décidé que notre attention devait se concentrer sur un territoire disputé entre le Pakistan et l’Inde, où toutes ces atteintes aux droits de l’homme ont lieu. Que le monde commence par remarquer cela. Puis nous parlerons des autres atteintes aux droits de l’homme. »
Voilà la réponse d’un homme représentant le gouvernement pakistanais. Il y a dix ans, sa réponse aurait peut-être été différente.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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