À Amman, un architecte veut réanimer l’ancienne ligne ferroviaire qui reliait Damas à Médine
Les rails, depuis longtemps désaffectés, sont jonchés de déchets ; au cœur d’Amman, ils se fondent dans le paysage urbain. Une fois par jour, une vieille locomotive du début du XXe siècle s’y aventure, ses wagons traînant quelques touristes étrangers et Jordaniens qui viennent revivre un bout d’histoire en traversant la capitale.
La voie ferrée est mythique, symbole du rêve un peu fou du sultan Abdelhamid II qui, en 1900, décide de relier Istanbul à La Mecque en train. La ligne dite du Hijaz, du nom de la région de l’ouest de la péninsule Arabique où se trouvent les deux villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine, est construite au pas de course, financée uniquement par des musulmans – parfois forcés de faire des donations. Elle part de Damas (une autre ligne relie déjà la ville syrienne à Istanbul) pour rejoindre Médine, avec une branche desservant Haïfa, en Palestine.
Pour l’Empire ottoman, il s’agit non seulement d’offrir un vrai service aux pèlerins qui trouvent parfois la mort en effectuant le hadj, le pèlerinage à La Mecque, mais aussi de renforcer son contrôle sur les territoires les plus excentrés. La ligne sert en outre au transport de troupes. Elle est régulièrement attaquée et vandalisée, notamment lors de la grande révolte arabe contre l’empire soutenue par Lawrence d’Arabie et les Britanniques.
La Première Guerre mondiale met définitivement fin à l’épopée, avant même que le projet n’atteigne La Mecque. Mais les rails subsistent, et l’architecte jordanien Hanna Salameh, qui cherchait un terrain pour un projet de parc à Amman, se propose aujourd’hui de les réhabiliter en les incluant dans une grande promenade arborée, qui traverserait la capitale jordanienne du nord au sud, avec zones de loisir, piste cyclable, cafés et parcelles cultivées.
« Un projet mené par la communauté »
« L’idée d’utiliser une ligne ferroviaire pour construire un parc n’est pas nouvelle mais, en revanche, nous proposons de le rendre entièrement autosuffisant – et autofinancé », souligne l’architecte de 34 ans, qui nous reçoit dans son élégant bureau dans les étages d’une tour d’Amman.
Depuis bientôt quatre ans, une petite dizaine de ses employés planchent sur le projet. Les centaines de milliers de dinars* nécessaires au lancement seront fournis par des donateurs privés, ONG ou organisations gouvernementales étrangères.
« En Jordanie, nous souffrons d’un manque énorme de parcs. Cela s’explique d’abord par un manque d’argent ; nous sommes un pays avec des ressources limitées. […] Il nous fallait donc imaginer un parc dont la construction et le fonctionnement ne coûtent aucun dinar au gouvernement »
- Hanna Salameh, architecte
Le jeune architecte espère couvrir le coût de fonctionnement du parc grâce, entre autres, aux revenus générés par des affichages publicitaires le long de la promenade et des panneaux solaires en haut des lampadaires, ou encore la location de petites boutiques hébergées dans d’anciens wagons et de parcelles de terre allouées à l’agriculture.
« En Jordanie, nous souffrons d’un manque énorme de parcs. Cela s’explique d’abord par un manque d’argent ; nous sommes un pays avec des ressources limitées. Les parcs sont considérés comme un luxe. Il nous fallait donc imaginer un parc dont la construction et le fonctionnement ne coûtent aucun dinar au gouvernement », explique à MEE Hanna Salameh.
En outre, les rails sont la propriété du waqf, les biens religieux jordaniens, et ne seront donc jamais vendus à des promoteurs immobiliers : le parc n’empiète sur aucun espace d’habitation.
Le projet prévoit une promenade de 26 kilomètres de long et 30 mètres de large. Selon les calculs de l’architecte, 200 000 personnes pourraient accéder au parc en 15 minutes depuis chez elles.
Pendant plus d’un an, ses équipes, épaulées d’étudiants, sont allées à leur rencontre, en observant leur rapport à la ligne ferroviaire, au quartier et en les interrogeant.
« Nous voulons vraiment que ce projet soit mené par la communauté », souligne Hanna Salameh, qui entend aussi inciter les habitants à s’impliquer dans la conception du projet, notamment à travers des réunions pour exposer leurs problèmes et leurs envies.
« Ils votent, ajoutent de nouvelles idées », note-t-il. « Beaucoup utilisent déjà les rails pour se promener, car c’est l’endroit le plus sûr pour marcher dans la rue. » Le train touristique ne circule en effet qu’une fois par jour, à très faible allure.
Dans le quartier d’al-Rawda, dans le sud de la capitale jordanienne, des enfants jouent au ballon le long des rails, sous le soleil déclinant de la fin d’après-midi. « J’aime marcher ici », confirme à MEE Hayat Arabiat, en longue robe noire et hijab, sa fille de trois ans et demi lui tenant la main. « Ce serait mieux encore s’il y avait des arbres et s’ils débarrassaient les ordures, bien sûr. »
Un peu plus loin, Taghlid Ashamalti et Hanan Abdelhadi, 52 ans, sont aussi des habituées des rails, où ces deux amies d’enfance se retrouvent régulièrement. « J’y vais tous les jours, pour faire mon sport », rit Taghlid, « car là où j’habite, il n’y a que des garages, c’est une sorte de zone industrielle le long de la voie ferrée, si seulement ils pouvaient nous l’arranger ! Dans notre quartier, même si on l’aime, il n’y a rien, pas de jardins publics. »
Tandis qu’elle se dit prête à participer à l’élaboration du parc, son amie est beaucoup plus sceptique. « C’est une belle idée mais je ne suis pas sûre qu’elle soit faisable. Les gens vont tout détruire en quelques semaines, ils ne respectent rien », assène Hanan, sous le regard désapprobateur de son amie.
« C’est une belle idée mais je ne suis pas sûre qu’elle soit faisable. Les gens vont tout détruire en quelques semaines, ils ne respectent rien »
- Hanan Abdelhadi, habitante du quartier
Hanna Salameh et son équipe ont envisagé cette hypothèse. « On a fait des recherches sur le vandalisme. C’est souvent l’œuvre de jeunes adolescents, des garçons, entre 14 et 17 ans », remarque l’architecte d’une voix posée. « L’idée est donc de trouver des moyens d’inclure ces jeunes, pour qu’ils se sentent propriétaires des lieux », veut-il croire.
Il pense par exemple à proposer des tables de ping-pongs, une aire de jeux que les adolescents pourraient s’approprier et autour de laquelle ils pourraient « monter un petit business de location de raquettes ». L’architecte espère aussi créer des emplois autour de la maintenance du parc, dont le coût serait inclus dans les frais de fonctionnement – donc sans recourir à des aides gouvernementales.
Un bout d’histoire
Outre son aspect écolo et son accent mis sur un service public incluant les usagers, le projet de Hanna Salameh a suscité l’intérêt des autorités car il met aussi en valeur un morceau d’histoire.
« C’est enthousiasmant, j’ai hâte car cela devrait ouvrir de nouvelles perspectives pour le tourisme », se réjouit Emad Hyari, ingénieur à la fondation Jordan Hejaz Railway, qui gère la ligne pour le compte du gouvernement jordanien.
Il montre avec fierté une locomotive belge à vapeur noire et rouge, entièrement retapée, devant la gare d’Amman, joli bâtiment en pierre fleuri : « La ligne du Hijaz est plus ancienne que la Jordanie. »
« Il faut imaginer, à l’époque, que les pèlerins rejoignaient La Mecque à dos de chameau ; le voyage pouvait durer 50 à 55 jours. En 1908, il faut 3 jours de train depuis Damas pour arriver dans la ville sainte », raconte à MEE Zahi Khalil, directeur général de la Jordan Hejaz Railway, qui reçoit dans son bureau, face à la gare. Amman n’est qu’un petit village à l’époque.
« Il faut imaginer, à l’époque, que les pèlerins rejoignaient La Mecque à dos de chameau ; le voyage pouvait durer 50 à 55 jours. En 1908, il faut 3 jours de train depuis Damas pour arriver dans la ville sainte »
- Zahi Khalil, directeur de la Jordan Hejaz Railway
Le directeur général se félicite que son pays soit l’un des rares à avoir conservé les rails en bon état, malgré quelques actes de vandalisme – la légende veut que des soldats aient enterré leur or le long de la ligne et certains viennent donc creuser sous les rails dans l’espoir de retrouver ces trésors.
« Nous pouvons, si nous le voulons, faire passer un train d’une frontière à l’autre », poursuit-il.
Mais seule une toute petite portion est aujourd’hui réellement exploitée : la liaison nord, qui reliait Amman à Damas depuis 1999, a été stoppée par la guerre en Syrie ; au sud, le transport de phosphate vers le port d’Aqaba a été suspendu en 2018. Seul le train entre Amman et al-Jiza, dans le sud de la Jordanie, attire encore quelque 20 000 touristes par an, essentiellement des Jordaniens.
Le projet initial de Hanna Salameh prévoyait de faire passer un tramway le long de l’ancienne ligne – l’idée a finalement été abandonnée en cours de route. L’architecte se concentre donc sur les environs immédiats de la ligne, et « espère dupliquer ce modèle un peu partout » autour des rails du Hijaz ailleurs dans le pays, « ou dans d’autres parcs ».
* Le coût exact n’a pas été communiqué.
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