L’objectif des Émirats arabes unis en Syrie pourrait être plus simple qu’il n’y paraît
Les Émirats arabes unis (EAU) font pression pour le retour de la Syrie dans le giron arabe. Après avoir rejoint la majorité des pays arabes boycottant Damas dans le cadre de la guerre en Syrie et avoir voté en faveur de la suspension de ce pays de la Ligue arabe, Abou Dabi déploie désormais des efforts visant à revenir sur cette décision.
L’ambassade en Syrie des EAU a été rouverte, ils ont proposé des investissements dans l’économie en ruine du pays et, en novembre, le ministre émirati des Affaires étrangères, Cheikh Abdallah ben Zayed, s’est rendu à Damas pour rencontrer le président Bachar al-Assad – le contact de plus haut niveau entre les deux pays depuis une décennie.
Les Émirats arabes unis sont récemment devenus une pom-pom girl officieuse de la Syrie, mais que cherchent-ils ? Pourquoi sont-ils passé de l’isolement de la Syrie à l’appel à la réconciliation, en dépit du comportement récalcitrant d’Assad ?
Diverses raisons ont été avancées : éloigner Assad de l’Iran, déjouer les manœuvres de la Turquie, profiter des opportunités économiques en Syrie ou ouvrir la voie à des pourparlers de paix entre Damas et Israël, négociés par les Émirats arabes unis. Or, un examen plus approfondi de ces explications suggère qu’aucune d’entre elles ne tient véritablement la route.
Pour devenir un acteur important à part entière, et pas simplement un partenaire mineur de Riyad, les Émirats arabes unis ont entrepris d’acquérir du capital diplomatique dans toute la région
Il convient de noter que les Émirats arabes unis n’ont jamais été le critique le plus virulent du régime syrien. S’ils ont rejoint la chorale anti-Assad en 2011 et envoyé de l’aide aux rebelles, leur implication dans la guerre n’a rien à voir avec leur rôle dans d’autres conflits, comme en Libye et au Yémen, ou l’implication en Syrie de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie.
En réalité, Dubaï est resté un refuge pour de nombreuses personnalités pro-Assad et leurs richesses tout au long de la guerre, y compris la mère et la sœur du président syrien, qui s’y sont toutes deux installées. Le chemin de la réconciliation a donc été plus court pour Abou Dabi que pour Riyad, Doha ou Ankara.
Cela n’explique pas toutefois le soutien soudain des Émirats arabes unis pour Assad. Certains ont fait valoir que leurs motivations étaient économiques, la reconstruction de l’économie syrienne déchirée par la guerre présentant une opportunité d’investissement.
Mais cela semble exagéré. Même si les investisseurs émiratis étaient en mesure de contourner les sanctions César mises en place par les États-Unis, la Syrie resterait un marché instable, corrompu et peu attrayant. Même les amis de longue date d’Assad en Iran, en Russie et en Chine hésitent à y investir. Si la détente avec Assad peut donner lieu à des investissements, ce n’est pas là la principale motivation.
Le facteur iranien
Une explication plus répandue est que le dirigeant émirati, le prince héritier Mohammed ben Zayed (connu sous le nom de MBZ), espère que la réconciliation parviendra à persuader Assad de couper ou de limiter ses liens avec l’Iran.
Mais alors qu’Assad a désespérément besoin de fonds, serait-il prêt à revoir ses relations avec Téhéran en échange d’argent émirati ? C’est fort improbable.
Assad pourrait faire mine de réduire la présence visible de l’Iran en Syrie, d’autant plus que Téhéran est impopulaire parmi ses propres loyalistes, mais toute rupture sérieuse avec l’Iran est impensable. Téhéran, aux côtés de Moscou, a sauvé son régime. Ce n’est pas quelque chose que le président syrien oubliera ou sacrifiera facilement sur l’autel de la reprise économique.
L’idée qu’Assad pourrait se réconcilier avec Israël est tout aussi irréaliste.
Certains ont avancé que le nouvel enthousiasme des Émirats arabes unis envers Damas était lié aux accords d’Abraham. Alors qu’Israël et les EAU entretiennent désormais des relations diplomatiques et que leurs liens économiques se développent à vive allure, MBZ pourrait-il se positionner en tant que médiateur entre ces voisins en guerre depuis des décennies ?
Encore une fois, c’est méconnaître la position d’Assad. L’« axe de la résistance » contre Israël et l’Occident reste un pilier important du peu de légitimité intérieure qu’il lui reste, et celui-ci ne sera pas plus rapidement abandonné que le plateau du Golan occupé par Israël et que ce dernier refuserait sûrement de rendre dans le cadre d’un tel accord de paix. Ajoutez à cela les liens d’Assad avec l’Iran, auxquels Israël (et tout processus de paix dirigé par les Émirats arabes unis) voudrait mettre fin.
De plus, Israël ne semble pas s’attendre ou vouloir que les Émirats arabes unis négocient un accord de paix. Il se satisfait d’un Assad affaibli à Damas, car le statut de paria de la Syrie diminue toute pression internationale en faveur de la restitution du plateau du Golan.
Le soutien économique et diplomatique des Émirats arabes unis pourrait renforcer Assad, mais cela ne conduirait probablement pas à un rétablissement complet de l’armée ou de la réputation de la Syrie, ce qui arrange bien Israël.
La rivalité avec la Turquie
Une dernière explication de la détente est la rivalité régionale entre MBZ et la Turquie – et les Frères musulmans, qu’Ankara soutient fréquemment. Les Émirats arabes unis ont appuyé des éléments anti-Frères musulmans en Égypte et en Libye contre ceux soutenus par la Turquie, et la Syrie pourrait présenter un nouveau front pour MBZ dans ce combat.
Le régime d’Assad a combattu les Frères musulmans pendant des décennies, tandis que la Turquie continue de soutenir les rebelles anti-Assad dans le nord de la Syrie – il est donc facile pour Damas de se présenter comme un allié volontaire dans la lutte régionale menée par MBZ.
Mais il s’agit d’une pensée après coup, pas d’un moteur de la réconciliation. Les Frères musulmans de Syrie, qui ont joué un rôle important dans la rébellion, sont déjà vaincus et il est peu probable qu’ils s’en remettent, indépendamment de ce que font les Émirats.
Par ailleurs, la Turquie est un moindre rival qu’auparavant pour MBZ, et les deux parties font de sérieux efforts pour se raccommoder. Or malgré son réchauffement avec la Turquie, il ne semble y avoir aucune remise en cause par Abou Dabi de sa décision de tendre la main à Assad, ce qui suggère que court-circuiter Ankara n’est pas l’objectif de MBZ.
Alors, les Émirats arabes unis font-ils preuve de naïveté dans leur rapprochement avec Assad, étant donné que la liste susmentionnée des résultats escomptés a une chance de succès minimale ? Ou Abou Dabi est-il davantage cynique ? Il sait que ces résultats sont peu probables, mais il est heureux que de telles suggestions soient faites afin de justifier son soutien à un régime brutal ? Si oui, qu’obtient-il en retour ?
La réponse pourrait être plus simple que les grands desseins suggérés. Ces dernières années, les Émirats arabes unis sont devenus hyperactifs dans les affaires régionales, s’impliquant dans des théâtres très éloignés de la sphère d’influence traditionnelle d’Abou Dabi – que ce soit en Libye, en Égypte, au Yémen ou encore en Méditerranée orientale.
Cela est dû au zèle énergique de MBZ, ainsi qu’à l’évolution des circonstances régionales. L’allié traditionnel des Émirats arabes unis, les États-Unis, a pris du recul, tandis que des acteurs régionaux tels que l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie – ainsi qu’une Russie renaissante et une Chine en plein essor – sont montés en puissance.
Pour devenir un acteur important à part entière, et pas simplement un partenaire mineur de Riyad, les Émirats arabes unis ont entrepris d’acquérir du capital diplomatique dans toute la région, en soutenant certains gouvernements et acteurs intermédiaires sur le terrain. Cela donne à Abou Dabi une plus grande voix et une influence plus importante qu’auparavant.
Lue sous cet angle, la détente avec Damas est une fin en soi, sans arrière-pensée. Si les EAU peuvent faire sortir Assad de son isolement, y gagnant une certaine gratitude et une légère influence, cela donnerait à MBZ un nouvel atout : positionner Abou Dabi comme une troisième force extérieure en Syrie, derrière Moscou et Téhéran. Cela pourrait lui donner un avantage sur ses rivaux, la Turquie et l’Arabie saoudite, et reflète sa diplomatie progressive et incrémentale dans la région ces dernières années.
- Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University of London, dont il est également vice-doyen. Il est l’auteur de The Battle for Syria : International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press), et coéditeur de What Next for Britain in the Middle East (IB Tauris).
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Traduit de l’anglais (original).
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