Dans leur traque de l’État islamique, les forces irakiennes chassent des ombres
La périphérie d’al-Adhim, une ville située à 120 km au nord de Bagdad, est plongée dans une obscurité quasi totale. Il est près de trois heures du matin le 21 janvier, les températures sont presque négatives.
Dans la nuit noire, une poignée d’hommes armés se glissent dans le quartier général d’une brigade de l’armée irakienne dans le village d’Umm al-Karami, à l’ouest d’al-Adhim. Ils ouvrent le feu et abattent onze soldats.
L’attaque a été « rapide et bien planifiée », rapportent à Middle East Eye des commandants militaires venus sur les lieux.
Deux des tireurs se sont glissés par la porte principale et ont abattu quatre soldats. Les autres se sont approchés par l’arrière, ont capturé les soldats restants et les ont abattus un par un d’une balle dans la tête.
« Cette opération n’aurait pas pu être menée à bien sans la coopération de quelqu’un de l’intérieur. Ces soldats ont été livrés à leurs tueurs », affirme à MEE un officier militaire de haut rang. « Il est clair que les assaillants savaient combien de soldats se trouvaient à l’intérieur du quartier général, où ils étaient, quand ils changeaient de poste et même quelles étaient leurs habitudes quotidiennes. »
Avant même le début d’une enquête sérieuse, les responsables militaires et politiques ont attribué l’attaque au groupe État islamique (EI), qui semble renaître de ses cendres. Mais des incohérences déroutantes pouvaient déjà être relevées.
Une longue série d’attaques
Fait inhabituel, les assaillants n’ont pas touché à un arsenal alléchant et n’ont pas semblé s’intéresser aux armes et aux équipements qui traînaient dans la base. De même, ils n’ont pas tenté d’incendier les véhicules abandonnés, qui auraient pu être utilisés par la suite pour les poursuivre. Un tel comportement est inédit chez des combattants de l’EI prétendument bien entraînés.
L’attaque d’Umm al-Karami a toutefois rapidement suscité des craintes grandissantes quant à un retour en force de l’EI, celle-ci étant considérée comme la dernière en date d’une longue série d’attaques de plus en plus meurtrières dans la province de Diyala.
L’organisation d’une évasion meurtrière par le groupe militant à 600 km de là, dans la prison d’Hassaké (Syrie), n’a rien arrangé.
Désormais, les Irakiens se demandent si l’EI peut organiser des attaques encore plus importantes, mais aussi qui contrôle exactement les terres dangereuses du bassin du Hamrin.
Depuis que l’EI a été chassé de ses bastions urbains en Irak en 2017, les combattants du groupe se sont pour la plupart retirés dans d’anciens sanctuaires dispersés dans le désert occidental d’al-Anbar et le bassin du Hamrin, qui se trouve au nord de Bakouba, capitale de la province de Diyala.
Bien que ce désert ait été et demeure un refuge important pour l’organisation, les commandants militaires et les observateurs irakiens affirment que la majorité des combattants de l’EI se sont abrités dans le bassin du Hamrin.
Cette région est l’un des plus grands et des plus dangereux bastions des groupes extrémistes sunnites et kurdes depuis des décennies.
Le relief accidenté et varié du bassin offre un réseau de couloirs sûrs qui traversent une succession de vallées et de collines.
Sa localisation sert également les hors-la-loi. La région se trouve au carrefour des provinces de Diyala, Salah ad-Din et Kirkouk, reliant ainsi le nord et l’ouest de l’Irak. Cela en fait « un nœud de transport stratégique » pour les groupes armés ou les forces militaires régulières, explique à MEE un commandant militaire irakien de haut rang.
Des opérations militaires continues
Quiconque contrôle le bassin du Hamrin peut couper Bagdad du nord de l’Irak, y compris la région semi-autonome du Kurdistan et les régions adjacentes.
Selon des commandants militaires irakiens interrogés par MEE, les combattants de l’EI adoptent dans une large mesure des tactiques de guérilla. Si le manque de ressources humaines et financières du groupe a rendu cette stratégie nécessaire, les commandants notent qu’il s’agit d’un moyen efficace d’« épuiser » les forces irakiennes et de prouver l’existence et la puissance de l’EI.
Selon des sources, au moins 30 attaques visant les forces irakiennes au cours des trois derniers mois ont été lancées depuis le bassin du Hamrin. Le raid d’Umm al-Karami, qui se trouve dans une vallée du bassin du Hamrin, était le plus récent.
La guérilla ? Un moyen efficace d’« épuiser » les forces irakiennes et de prouver l’existence et la puissance de l’EI
La sécurisation et le contrôle du bassin sont un défi auquel le gouvernement irakien s’attelle depuis 2005.
« Ces zones sont les plus dangereuses sur le plan militaire. Il est difficile pour nos forces de les contrôler, car ce sont des zones accidentées qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres », explique à MEE un commandant des Forces de réaction rapide, déployées à Umm al-Karami après l’attaque.
« Le contrôle de ces zones nécessite des opérations militaires continues, une surveillance constante des frontières et un effort de renseignement conséquent. À cela s’ajoute la nature kaléidoscopique des forces irakiennes déployées dans la région », ajoute-t-il.
« On retrouve des soldats fédéraux, des policiers locaux, des troupes kurdes et un certain nombre de paramilitaires divisés selon des lignes sectaires et ethniques. Les allégeances et les objectifs divers de ces forces font de la sécurisation de la région « une mission quasi impossible », déplore-t-il.
Une vaste opération militaire a été lancée après l’attaque d’Umm al-Karami. Des milliers de membres des forces fédérales et locales ont ratissé la zone pour retrouver les assaillants. Les résultats ont été décevants, indiquent à MEE des commandants ayant participé à la campagne.
Des cachettes ont été découvertes – des grottes et des tunnels disséminés dans les vallées du bassin –, mais « la plupart étaient à l’abandon depuis longtemps », affirme à MEE le commandant d’un régiment.
« Nous avons laissé nos véhicules et marché pendant plus de dix heures pour inspecter et nettoyer la zone. Nous n’avons trouvé personne, ni essuyé aucun tir. Je parie que personne n’a utilisé ces abris depuis au moins un an. »
Les combattants de l’EI : quelques centaines d’hommes
L’un des principaux objectifs de cette campagne de plusieurs jours était d’atteindre le camp Aïsha, une base fortifiée établie par al-Qaïda en 2007 et utilisée ensuite par sa ramification, l’EI.
Le camp se trouve dans une vallée de deux kilomètres dans les monts Hamrin, au nord de la province de Diyala. Bien que son emplacement soit connu depuis longtemps, les forces irakiennes épargnaient jusqu’à présent le camp Aïsha.
Les raisons exactes de cette approche sont floues, bien que les commandants invoquent des préoccupations quant au risque mortel que représentait un assaut dans le camp. En fin de compte, sa capture s’est déroulée d’une tout autre manière.
« Finalement, nous avons capturé le camp Aïsha », raconte à MEE l’un des officiers de haut rang. « Nous avons dû laisser nos véhicules et partir à pied. Le terrain était très accidenté et la mission était très risquée, mais finalement, nous y sommes arrivés. Nous avons nettoyé l’ensemble du camp et détruit les abris que nous avons trouvés. »
Le camp était désert. En réalité, il n’y avait aucun signe d’une utilisation à un moment quelconque au cours des derniers mois, voire des dernières années, affirment à MEE des officiers impliqués dans la campagne.
Aucune statistique officielle ne permet de dire quel est le nombre réel de combattants de l’EI. Mais selon les estimations des commandants irakiens, ce chiffre est de l’ordre de quelques centaines.
Les capacités de l’État islamique font pâle figure comparé à l’époque de son apogée, lorsque le groupe contrôlait un tiers de la Syrie et de l’Irak. Mais ses combattants n’en sont pas moins capables d’organiser de temps à autre des opérations meurtrières et alarmantes.
Les attaques les plus terrifiantes, tant pour les forces irakiennes que pour les civils, sont les attaques directes contre les postes de garde et les enlèvements. Au cours des six dernières semaines, dans la seule province de Diyala, la police locale a enregistré cinq enlèvements. La plupart du temps, ils visaient des pêcheurs locaux et des visiteurs venus d’autres provinces.
Mais le nombre réel d’enlèvements ciblant les soldats et les combattants paramilitaires déployés dans la région est plusieurs fois supérieur au chiffre communiqué publiquement, indiquent les commandants à MEE.
« De temps à autre, nous trouvons ici et là des corps de nos soldats qui ont été enlevés, jetés dans une vallée. Ils ciblent généralement les soldats en vacances qui quittent leur unité », explique à MEE un commandant de haut rang.
« Le fait que les combattants de l’EI ne se trouvent pas dans les zones ciblées par la campagne militaire ne signifie pas qu’ils viennent du ciel. Ils se mêlent parmi les habitants et observent directement nos mouvements. »
Un abri, de la nourriture et des informations
Les commandants pensent que les combattants se trouvent dans les villages pittoresques éparpillés dans les collines, les plaines et les vallées du bassin du Hamrin. Par ailleurs, les villageois qui s’y trouvent sont considérés comme les meilleurs atouts des combattants.
Beaucoup d’entre eux coopèrent avec les combattants de l’EI et leur fournissent un abri, de la nourriture et des informations, soit par sympathie, soit par crainte, affirment à MEE des officiers et des responsables locaux.
« Les combattants de l’EI se cachent parmi les villageois. Le jour, ce sont de paisibles bergers qui se déplacent librement, mais la nuit, ils se révèlent être des guérilleros »
- Un officier irakien à MEE
D’autres villages, déserts, sont à l’abandon depuis que les batailles pour reprendre la zone à l’EI ont commencé fin 2015. Les combattants peuvent utiliser les maisons vides comme cachettes.
« Les combattants de l’EI se cachent parmi les villageois. Le jour, ce sont de paisibles bergers qui se déplacent librement dans la région, mais la nuit, ils se révèlent être des guérilleros », explique un officier en service dans le nord d’al-Adhim. « Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à les arrêter complètement. Nous ne pouvons toujours pas les distinguer des autres villageois. »
Diyala, Salah ad-Din et Kirkouk sont les provinces irakiennes les plus diversifiées, abritant une multitude de sectes et d’ethnies. Compte tenu de la diversité sectaire et ethnique de ces trois provinces, les différentes forces politiques irakiennes se disputent cette région.
Celle-ci forme un environnement idéal pour des groupes armés sunnites, kurdes, chiites et turkmènes, tous liés à des puissances locales, régionales et majeures, qui mènent des opérations à la demande.
Selon les commandants militaires, l’EI est tout au plus responsable de 10 % des attaques signalées dans ces trois provinces.
« L’EI est une organisation-cadre », déclare à MEE un commandant de haut rang. « En réalité, c’est devenu un déguisement que chacun porte à tour de rôle pour mener à bien des opérations qui servent leur programme. »
La région est depuis longtemps un champ de bataille pour des gangs qui se disputent une influence et des ressources, poursuit-il. L’État islamique n’est qu’un groupe parmi d’autres.
« Le commandement militaire à Bagdad choisit toujours de se ranger du côté du vainqueur. Après chaque attaque, il accuse l’EI au lieu de chercher les vrais coupables et de leur réclamer des comptes. Il n’est pas important de révéler l’identité des tueurs et leurs connexions », poursuit-il, d’un ton sarcastique. « Le plus important est de protéger nos positions, de faire l’autruche et de passer à autre chose. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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