La Chine utilise des « sites noirs » aux Émirats pour réprimer les Ouïghours à l’étranger
La Chine fait pression sur des pays tels que les Émirats arabes unis (EAU) pour arrêter et expulser les Ouïghours qui vivent à l’étranger, en plus de fournir des « sites noirs » où des cadres du régime chinois peuvent mener des interrogatoires, a dévoilé ce mercredi une enquête de Sky News.
Des agents du gouvernement chinois opèrent souvent à l’étranger, identifiant les Ouïghours qui ont fui la Chine et les forçant à espionner pour le régime ou à simplement disparaître.
La minorité ouïghoure de Chine, originaire de la région du Xinjiang, est sous les feux des projecteurs internationaux ces dernières années à la suite de l’accumulation de preuves montrant qu’ils subissent détention de masse, travail forcé et stérilisation dans des « camps de rééducation » gérés par le gouvernement chinois.
Qui sont les Ouïghours et pourquoi la Chine les cible-t-elle ?
+ Show - HideSelon de nombreux rapports, plus d’un million de Ouïghours, un peuple turcique majoritairement musulman, seraient actuellement détenus dans des camps d’internement à travers le Xinjiang, dans l’ouest de la Chine (ou Turkestan oriental occupé, comme de nombreux Ouïghours désignent la région).
Human Rights Watch a déclaré en septembre 2018 que près de 13 millions de musulmans du Xinjiang ont été « soumis à un endoctrinement politique forcé, à des punitions collectives, à des restrictions en matière de déplacements et de communication, à des restrictions religieuses accrues et à une surveillance massive, en violation du droit international en matière de droits de l’homme ».
Les Ouïghours sont particulièrement visés depuis que le dirigeant du Parti communiste Chen Quanguo est devenu secrétaire du parti pour le Xinjiang en 2016. Sous sa direction, une infrastructure de surveillance massive a été déployée dans toute la région pour surveiller et contrôler la communauté musulmane.
Les Ouïghours et les Kazakhs de souche sont régulièrement arrêtés s’ils pratiquent leur religion, notamment s’ils font la prière, respectent un mode de vie halal ou portent des vêtements exprimant la foi musulmane.
Le gouvernement chinois a même qualifié l’islam de « maladie idéologique » et détruit certaines mosquées de la région. Dans les camps, les détenus sont obligés d’apprendre le chinois mandarin et de faire l’éloge du Parti communiste chinois. Ils subissent également des sévices psychologiques et physiques.
Des activistes ouïghours affirment que des familles entières ont disparu dans les camps ou ont été exécutées.
La Chine a nié à plusieurs reprises les allégations de persécution à l’encontre de cette minorité, décrivant les camps comme des « centres de formation » destinés à lutter contre l’extrémisme religieux.
Le pays juge également « injustifiées » les préoccupations exprimées par les membres de la communauté ouïghoure et des groupes de défense des droits de l’homme, entre autres, et dénonce une « ingérence dans les affaires intérieures de la Chine ».
La Chine nie que ces mesures s’inscrivent dans une campagne contre sa minorité ouïghoure et affirme qu’elles visent à lutter contre l’extrémisme.
Cependant, les interviews menées par Sky News auprès de sept personnes suggèrent que la campagne de répression de la Chine contre les Ouïghours s’étend au-delà du Xinjiang.
D’après les témoignages recueillis, c’est aux Émirats arabes unis que les services de sécurité chinois sont les plus actifs.
Contraint à espionner
Jesure Burunqi, Ouïghour originaire d’Urumqi au Xinjiang, a quitté la Chine pour s’installer aux Pays-Bas en 2009.
En 2019, il a été contacté par un ami du Xinjiang qui voulait le voir à Dubaï pour parler de « quelque chose d’important ». L’ex-femme de Burunqi (qui vit également aux Pays-Bas) était une lanceuse d’alerte disposant d’importantes informations à propos de ce qui se passait au Xinjiang.
« Mon ex-femme m’a dit qu’elle avait un document très important et m’a demandé pourquoi je devais y aller maintenant », rapporte-t-il à Sky News. « Elle trouvait que c’était une trop grosse coïncidence. »
L’ex-femme de Burunqi possédait des documents concernant un camp situé à Kachgar, qui répertoriait les noms, dates de naissance et adresses personnelles des plus de 800 personnes enfermées dans le camp. Burunqi a néanmoins décidé de se rendre à Dubaï, où il a été accueilli par des responsables de la sécurité chinoise qui lui ont demandé de lui remettre les documents se trouvant sur l’ordinateur de son ex-femme en échange d’une « bonne commission » qui lui épargnerait d’avoir à « travailler très dur à l’avenir ».
« Il m’a dit plus tard qu’il m’avait donné une clé USB et que je n’avais qu’à la brancher sur l’ordinateur de mon ex-femme pour qu’ils puissent attraper la lanceuse d’alerte », raconte Burunqi à Sky News. « Lorsque j’ai quitté Dubaï, je leur ai demandé si j’aurais des problèmes en passant les contrôles de sécurité avec la clé USB. Ils m’ont répondu que je n’aurais aucun problème, qu’ils faisaient ça souvent. »
Burunqi a décidé de ramener la clé, qu’il a remise aux services de sécurité néerlandais. Il a cessé de répondre aux appels des agents du gouvernement chinois, mais il a reçu une vidéo de sa mère, restée en Chine.
Burunqi se rappelle que l’agent lui a dit : « Votre mère n’est pas en très bonne santé – si vous coopérez avec nous, vous pourriez la voir très bientôt. »
« Ma sœur, mon frère et ma mère sont tous entre leurs mains », regrette-t-il.
Arrêtés à l’aéroport de Dubaï
Autre témoignage, celui de Wang Jingyu, qui rapporte que ses parents ont été arrêtés quand il a apporté son soutien aux manifestations à Hong Kong en 2019 et critiqué l’armée chinoise.
Alors qu’il se rendait en Chine depuis la Turquie et qu’il séjournait dans un hôtel d’Istanbul, il a été approché et menacé par un Chinois à plusieurs reprises. Il a décidé de changer de destination pour aller aux États-Unis, mais il avait une escale à Dubaï.
Là-bas, alors qu’il s’apprêtait à embarquer sur son vol pour les États-Unis, il a été mis à l’écart par deux policiers et arrêté. Il a pu appeler sa petite amie, Wu Huan, et lui demander de venir pour le faire libérer.
Elle aussi a été arrêtée à son arrivée à Dubaï. Wu Huan a été emmenée dans une villa comportant de petites chambres individuelles fermées par des portes en acier et qui ressemblait à une « prison ». Là-bas, elle a vu d’autres Ouïghours détenus.
« Un jour, à l’heure du repas, j’ai vu une fille crier », indique-t-elle à Sky News. « Elle demandait : “Pourquoi m’avez-vous enfermée ? Je veux rentrer en Turquie.” C’est la première fois que je voyais quelqu’un d’autre à l’intérieur. Cette fille avait l’air de venir du Xinjiang. »
Jingyu et Huan disent avoir tous deux été interrogés par des agents chinois sur le sol émirati.
« À mon avis, ils venaient du consulat chinois, ou du moins la plupart d’entre eux », précise Wu Huan. « Pour l’instant, je ne connais qu’une seule personne, c’était le consul général du consulat. Il s’appelle Li Xuhang. »
Liens économiques étroits
Les EAU et la Chine, qui ont signé un traité d’extradition, ont renforcé leurs liens ces dernières années. Le président chinois Xi Jinping s’est rendu aux EAU en 2018, escorté par des avions de chasse émiratis à l’atterrissage de son avion. Les EAU ont rejoint l’initiative d’investissement chinoise de la nouvelle route de la soie en 2019, faisant de Pékin l’un des plus grands partenaires des Émirats.
« Il s’agit également de deux États autoritaires qui pratiquent la censure et partagent des renseignements en matière de sécurité »
- Radha Stirling, fondatrice de Detained in Dubai
« Les EAU et la Chine sont d’importants partenaires commerciaux », explique à Sky News Radha Stirling, la fondatrice de Detained in Dubai, qui aide les victimes étrangères d’injustice aux EAU.
« On dénombre plus de 6 000 entreprises chinoises opérant aux EAU. Il s’agit du plus important allié des Émirats sur le plan financier. Non seulement cela, mais il s’agit également de deux États autoritaires qui pratiquent la censure et partagent des renseignements en matière de sécurité. »
Contacté par Sky News, un porte-parole du gouvernement du Xinjiang a assuré : « La Chine respecte la souveraineté des autres pays. Il est impossible pour la Chine d’établir des sites noirs à l’étranger. Il n’est pas vrai, contrairement à ce qu’affirment certains médias occidentaux, que la Chine a établi des sites noirs à Dubaï. Ce n’est que mensonge et calomnie. »
Selon Sky News, l’Égypte, le Maroc, le Qatar, l’Arabie saoudite et la Syrie ont eux aussi contribué à la campagne de répression chinoise.
On estime que 292 Ouïghours ont été arrêtés ou expulsés depuis des pays arabes à la demande de la Chine depuis 2001.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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