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« J’ai cru mourir des centaines de fois » : le premier témoignage d’une survivante ouïghoure

Elle a enduré des centaines d’heures d’interrogatoire, la torture, la violence des policiers, le bourrage de crâne, la stérilisation forcée. Dans un livre paru mercredi, Gulbahar Haitiwaji raconte ce qu’elle a vécu dans les entrailles du système concentrationnaire chinois 
Gulbahar Haitiwaji a vécu pendant trois ans des camps « qui sont à la Chine ce que le goulag était à l’URSS » (Éditions Équateurs)
Gulbahar Haitiwaji a vécu pendant trois ans dans des camps « qui sont à la Chine ce que le goulag était à l’URSS » (editions Équateurs)

« C’est mon histoire, je veux l’assumer jusqu’au bout. C’est mon devoir de Ouïghoure. »

Gulbahar Haitiwaji a choisi de ne pas rester anonyme et de raconter à visage découvert, à la journaliste Rozenn Morgat, ce qu’elle a vécu pendant trois ans, de maisons d’arrêt en camps de détention, dans un livre publié en France cette semaine aux éditions des Équateurs : Rescapée du goulag chinois. Le premier témoignage d’une survivante ouïghoure. 

Pourtant, comme elle l’écrit, « ceux qui ont été dans les camps le savent. Après avoir été engloutis des mois ou des années dans les geôles ou camps de rééducation chinois, on ne peut pas raconter. Pas à ceux qui, même libres, vivent aussi sous le joug de la police. Ils prendront peur, même s’ils vous aiment. Ils craindront pour leurs vies. Les camps planent au-dessus des conversations sans que jamais on ne les évoque ».

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Au fil des 250 pages, Gulbahar Haitiwaji, 54 ans, raconte une véritable descente en enfer depuis ce jour de 2016. Alors qu’elle vit en France depuis dix ans, elle reçoit une convocation de l’ancienne compagnie de pétrole où elle travaillait à l’époque où elle vivait en Chine : l’employé du « service comptabilité » qui la contacte exige qu’elle vienne en Chine pour « signer des documents relatifs à sa retraite anticipée », prétextant qu’aucune procuration n’est possible. 

Malgré un mauvais pressentiment, Gulbahar prend des billets. « Le jour du départ, au milieu du va-et-vient des valises que Kerim [son mari] descendait à la voiture, j’ai serré mes filles chéries dans mes bras. Dans la famille, nous ne sommes pas habitués aux démonstrations sentimentales. Elles ne surviennent qu’à de rares occasions et je ne sais jamais trop quoi dire. On pleure très peu, sauf pour les mariages. »

Gulbahar compte partir une semaine, elle y restera pendant trois ans, « après un procès qui aura duré neuf minutes et qui s’est tenu au bout d’un an de détention, sans l’ombre d’un juge ni d’un avocat ».

Plus d’un million d’Ouïghours déportés

Selon Amnesty International et Human Rights Watch, plus d’un million d’Ouïghours, ethnie musulmane turcophone qui peuplent le Xinjiang, sont ou ont été déportés dans des camps « qui sont à la Chine ce que le goulag était à l’URSS », explique l’éditeur. 

Depuis 2017, plus d’un million de Ouïghours y ont été déportés. Les Xinjiang Papers, documents internes chinois révélés par le New York Times en novembre 2019, décryptent une répression s’appuyant sur une détention de masse, la plus grande depuis l’ère Mao.

« Xi Jinping a besoin du Xinjiang. D’un Xinjiang paisible et propice au commerce, nettoyé de ses populations séparatistes et de ses tensions communautaires… En somme, il veut le Xinjiang sans les Ouïghours »

- Gulbahar Haitiwaji

En dépit des dénonciations de l’ONU qui, depuis l’été 2018, condamne ces « camps d’internement », la Chine persiste à les désigner comme des « écoles » où les professeurs entendent « éradiquer le terrorisme islamiste » des esprits des Ouïghours. 

« La Chine a volé trois ans de ma liberté alors que je n’avais rien fait contre elle, que je n’avais rien fait de mal », a témoigné Gulbahar Haitiwaji ce lundi à l’antenne de France Inter. Ce que lui reproche la Chine : d’avoir « une fille terroriste ». 

Elle le comprend le jour où un policier qui l’interroge brandit la photo de sa fille. « Mon sang n’a fait qu’un tour. Je l’aurais reconnu entre mille, ce visage. Ces fossettes charnues. Ce nez fin perdu au milieu. J’ai approché l’image de moi. C’était Gulhumar, mon Dieu ! Elle posait devant ce qui semble être la place du Trocadéro à Paris, emmitouflée dans son manteau noir, celui que je lui avais offert », rapporte-t-elle dans le livre.

« Sur la photo, elle sourit, un drapeau miniature du Turkestan oriental dans la main. C’est la fin de l’une de ces manifestations organisées par l’Association des Ouïghours de France, l’institution qui représente les exilés, pour dénoncer la répression chinoise au Xinjiang. »

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De sa terre natale, le Xinjiang, elle en parle comme d’un « paradis grand comme trois fois la France, parsemé de montagnes et d’oasis ». 

« Cet écrin se trouve à l’extrême-ouest de la Chine, coincé entre huit pays : la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde. Il renferme des agrumes, de l’or, des diamants mais aussi d’autres richesses souterraines : du gaz, de l’uranium et, surtout, du pétrole. »

Mais il est surtout un couloir stratégique bien trop riche pour que la Chine puisse se permettre de le perdre. « Elle a investi trop d’argent dans les ‘’nouvelles routes de la soie’’, ce grand projet politico-économique censé rallier la Chine à l’Europe en passant par l’Asie centrale, et dont notre région est un axe crucial », résume Gulbahar. 

« Sans elle, le fer de lance de la politique du président Xi Jinping ne pourrait pas voir le jour. Xi Jinping a besoin du Xinjiang. D’un Xinjiang paisible et propice au commerce, nettoyé de ses populations séparatistes et de ses tensions communautaires… En somme, il veut le Xinjiang sans les Ouïghours. »

Des hurlements qui transpercent la nuit

Et pour ce faire, une stratégie concentrationnaire a été mise en place. Gulbahar raconte la vie en cellule, ses codétenues, « zombies aux visages cernés, flottant dans des combinaisons orange de prisonnières ».

Dans le moindre détail, elle invite le lecteur à partager son quotidien. La soupe de riz grisâtre apportée par des cuisiniers sourds-muets, sélectionnés pour leur handicap afin qu’ils ne révèlent pas ce qui se trame.

Le lavabo branlant d’où s’échappe un maigre jet d’eau glacée pour se « laver ». Le seau en plastique pour faire ses besoins, la rangée de lits en ferraille recouverts de couvertures fines où les détenues doivent s’entasser chaque soir.

La caméra omniprésente qui suit leurs mouvements, du lit au lavabo, du lavabo au lit. Les réveils à coups de sifflets.

L’appel par les numéros de matricule.

« Parfois, certaines ne reviennent pas. Elles disparaissent aussi subitement qu’elles sont venues, un soir d’hiver, sous le néon criard »

- Gulbahar Haitiwaji

« Dans la cellule 202, chaque convocation est un événement. La voix dans le microphone appelle le numéro de matricule. ‘’Numéro sept, interrogatoire !’’ Le numéro sept s’éloigne du groupe et s’approche de la porte, dont on entend déjà grincer les verrous. Les regards se tournent vers elle, mi anxieux, mi envieux. Parfois, certaines ne reviennent pas. Elles disparaissent aussi subitement qu’elles sont venues, un soir d’hiver, sous le néon criard. »

Gulbahar raconte aussi les punitions, qui tombent alors que les prisonnières ignorent parfois pourquoi. Un matin, un garde est ainsi entré dans sa cellule et lui a attaché ses chaînes aux barreaux du lit, sans un mot. Cela a duré quinze jours. 

« Depuis, je vis assise contre la paroi du lit en ferraille, les fesses dans la poussière. J’arrive à me hisser sur le matelas pour la nuit. Autour de moi, la vie de la cellule 202 recommence indéfiniment sous le néon increvable qui supprime toute notion du jour et de la nuit. »

Le soir, des cris terrifiants réveillent les prisonnières. « Comme si quelqu’un se faisait torturer à l’étage du dessus. Glacées, nous écoutons en silence les hurlements qui transpercent la nuit. Ce sont des plaintes de femmes qui délirent. Elles implorent qu’on ne leur fasse plus de mal. Souvent, aussi, elles demandent pardon pour leurs crimes. »

Plus terrifiant encore est le lavage de cerveau dont les détenues font l’objet. « L’école », comme les Chinois l’appellent.

« Souvent, au hasard, la voix [par un micro] appelle l’une d’entre nous. Elle doit se lever, les bras le long du corps, et réciter le règlement en mandarin », lui explique une détenue à son arrivée. « Si tu hésites ou que tu ne t’en souviens plus, tu seras punie. » 

Le règlement ? Il est interdit de parler ouïghour. Il est interdit de prier. Il est interdit de se bagarrer. Il est interdit d’entamer une grève de la faim, etc.

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Dans le camp de Baijiantan, une Ouïghoure apprend aux prisonnières à « devenir Chinoises ». 

« Elle nous traite comme des citoyennes réfractaires que le Parti doit rééduquer. Nous récitons une sorte de profession de foi envers la Chine : ‘’ Merci à notre grand pays. Merci à notre Parti. Merci à notre cher président Xi Jinping’’ », témoigne-t-elle. 

« Vissées sur nos chaises, nous répétons comme des perroquets. On nous enseigne l’histoire glorieuse de la Chine, lavée de toutes ses exactions. Sur la couverture du manuel, il est inscrit ‘’programme de rééducation’’ ».

Et après avoir passé des journées entières à répéter les mêmes phrases, les détenues doivent faire une heure d’étude supplémentaire le soir, après le dîner, avant d’aller au lit. Chaque semaine, le vendredi, elles passent un examen oral et écrit. 

« Dans les rares moments de ‘’temps libre’’ dont nous disposons, nous devons y consigner nos pensées. Nos rêves, nos souvenirs, nos ‘’péchés’’. Tous les trois jours, les gardes relèvent les carnets. Les professeurs en lisent le contenu, s’immisçant ainsi jusque dans l’intimité trouble de nos cœurs. »

Opération de stérilisation

Dans les camps, en plus de l’idéologie, un « entraînement physique » est prévu.

« En réalité, c’est une véritable formation militaire. Nos corps épuisés parcourent l’espace d’un seul et même mouvement homogène en long, en large, en travers. Quand le militaire braille en mandarin : ‘’Repos !’’, notre régiment de prisonnières s’immobilise », raconte Gulbahar. 

« Il nous ordonne de rester statiques. Cela peut durer une demi-heure, mais aussi une ou plusieurs heures. Dans ce cas, les fourmis commencent à grimper le long de nos jambes. Les corps encore chauds et fébriles luttent pour ne pas tanguer sous la chaleur moite. »

Et puis il y a la « vaccination », à raison de deux piqûres par an, qui selon Gilbahar, cacherait une vaste opération de stérilisation. Des employées vêtues de blouse expliquent aux détenues qu’il est nécessaire de les vacciner contre la grippe en signant auparavant un document pour donner leur accord. 

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« Je [l’ai] laissée me piquer la veine du bras. Quelle idiote. Aujourd’hui, je sais que la femme m’a menti. Elle a dit la même chose aux autres détenues. Mais ce n’est pas le pire ! Lors des temps libres, beaucoup m’ont confié, honteuses, ne plus avoir leurs règles », relève Gulbahar. 

« D’après elles, la suspension du flux menstruel est arrivée juste après la vaccination. Les plus jeunes, pour la plupart fiancées, en pleurent. Elles espéraient pouvoir fonder une famille à leur sortie du camp. Moi qui n’ai déjà plus mes règles, je tentais de les rassurer, bien qu’au fond de moi une pensée terrible commençait déjà de germer : sont-ils en train de nous stériliser ? »

Condamnée à sept ans de détention et finalement libérée au bout de trois ans, sauvée grâce aux tractations acharnées de sa fille Gulhumar et du Quai d’Orsay, Gulbahar Haitiwaji constate à son retour en France en 2019 que la cause ouïghoure a pris de l’importance grâce aux manifestations et aux témoignages, et espère, comme elle l’a déclaré ce lundi sur France Inter, que la mobilisation de la communauté internationale « continuera et réussira à faire fermer ces camps ».

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