Prix de l’énergie : l’Arabie saoudite, les Émirats et le Qatar répondront-ils aux appels de l’Occident ?
Un mois après l’irruption des chars russes en Ukraine, les cours du pétrole ont grimpé en flèche et les pays occidentaux multiplient les appels à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU), leur demandant d’augmenter leur production afin de stabiliser les marchés mondiaux de l’énergie.
Jusqu’à présent, leurs demandes ont été ignorées par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed (MBZ). Tous deux ont refusé à plusieurs reprises d’organiser des conférences téléphoniques avec le président américain Joe Biden pour discuter de la flambée des cours.
MBS et MBZ entretiennent une relation relativement froide avec le président Biden depuis son investiture en 2021, contrairement à son prédécesseur Donald Trump.
Pour les princes héritiers, il y a une double stratégie ici : les machinations politiques de l’Arabie saoudite et des EAU en relation avec les politiques américaines dans la région et une chance de remplir les caisses de leurs États grâce aux recettes pétrolières.
« L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont le sentiment que les États-Unis les ont laissés tomber et ne sont plus attachés aux termes de l’accord entre Roosevelt et le roi Abdelaziz », explique à Middle East Eye Hashem Akel, expert des marchés de l’énergie, en référence à l’alliance vieille de 80 ans entre Washington et Riyad.
Une méfiance envers les États-Unis
Elles sont loin la bonne volonté et l’allégeance qui liaient Washington et Riyad, une histoire qui a débuté en 1943 avec la rencontre entre le prince Fayçal ben Abdelaziz al-Saoud et le président américain de l’époque, Franklin D. Roosevelt, à Washington. Une autre rencontre entre le roi Abdelaziz et le président américain a eu lieu en 1945, en Arabie saoudite cette fois.
Cet événement historique a inauguré une nouvelle ère entre les deux pays, les États-Unis accordant à l’Arabie saoudite et aux pays du Golfe une protection militaire, en plus d’une aide à la construction et au développement de leurs États en échange d’un accès au pétrole (Riyad détient 16 % des réserves mondiales).
Or, des décennies plus tard, ce modus operandi a été perturbé par une multiplication des attaques de drones et de missiles lancées par les Houthis au Yémen – soutenus par l’Iran – contre des sites pétroliers saoudiens et des ports émiratis.
« L’Arabie saoudite et les EAU ont le sentiment que les États-Unis les ont laissés tomber »
- Hashem Akel, expert des marchés de l’énergie
En conséquence, Riyad et Abou Dabi se sont inquiétés lorsque les États-Unis ont décidé de retirer les Houthis de leur liste d’organisations terroristes en février 2021.
Leurs préoccupations, reprises par Israël, sont montées d’un cran à la mi-mars lorsque les États-Unis ont déclaré qu’ils envisageaient de retirer le Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) iranien de cette même liste.
« En politique, il n’y a que des intérêts. Les États-Unis sont restés passifs lorsque les Houthis ont attaqué les installations pétrolières saoudiennes. Ils n’ont pas assuré la protection de Riyad contre ces attaques », indique Akel.
« Pour couronner le tout, Biden continue à ignorer MBS, qui est le dirigeant de l’Arabie saoudite, le décideur et le futur roi. L’Arabie saoudite a le pouvoir économique de faire ce qu’elle pense être le mieux pour elle », explique-t-il.
Alors que d’autres pays sont aux prises avec une flambée des prix de l’énergie, la hausse des cours du pétrole est dans l’intérêt de l’Arabie et des Émirats.
Un négociant en matières premières, Doug King, a déclaré mercredi à Bloomberg que le brent brut atteindrait probablement 150 dollars le baril cette année, étant donné que les voyages reprennent après la pandémie et que l’offre est insuffisante en raison des sanctions contre l’économie russe. Au matin du 28 mars, le prix du baril de pétrole s’élevait à 110 dollars.
Les EAU ont également connu des débuts cahoteux avec l’administration Biden : des députés du Parti démocrate ont tenté de bloquer la vente d’avions de combat F-35 aux Émirats dans le cadre de contrats militaires de 23 milliards de dollars, comprenant des drones et des munitions sophistiquées.
En décembre, Abou Dabi a déclaré la suspension des négociations concernant cet accord et, en février, annoncé un projet d’achat d’une douzaine de L-15 Falcon chinois pour renforcer ses défenses à la suite des attaques houthies contre ses ports.
« Dans le même bateau »
Autre facteur de taille à l’absence de réponse de Riyad et Abou Dabi aux appels de Biden : l’Iran, considéré comme le grand rival des pays du Golfe, à l’exception du Qatar, qui partage avec la République islamique le plus grand gisement gazier du monde.
Les analystes s’attendent à ce que les États-Unis et d’autres puissances mondiales – parmi lesquelles la Chine, la France, l’Allemagne, la Russie et le Royaume-Uni – signent et ressuscitent l’accord sur le nucléaire de 2015 avec l’Iran, officiellement connu sous le nom de plan d’action conjoint (JCPOA).
Si tel est le cas, les États-Unis lèveront certaines sanctions économiques contre l’Iran, et Téhéran sera alors en mesure de vendre son pétrole brut sur le marché international, réduisant ainsi la dépendance au pétrole russe.
« Les Américains et les Iraniens sont dans le même bateau, chacun tenant une pagaie. Une guerre entre les États-Unis et l’Iran, ou l’Iran et Israël, est actuellement totalement exclue », résume Akel.
« [Un sentiment d’opposition à Washington nait] car les Saoudiens et les Émiratis voient qu’il renforce l’Iran avec l’accord sur le nucléaire, car les intérêts américains ont un besoin urgent de pétrole iranien sur le marché. »
Pourtant, si l’Arabie saoudite et les EAU acceptaient d’augmenter leur production de pétrole comme le demandent les États-Unis, il faudrait encore deux à trois mois avant toute augmentation réelle car les gisements pétrolifères et les machines ont besoin de maintenance avant de pouvoir entrer en jeu, explique Akel.
« Le pétrole est plus volatil sur les marchés de l’énergie car les échéances des contrats à terme sur le pétrole sont fixées à trois mois, tandis que les échéances des contrats à terme sur le gaz sont fixées à cinq ans voire plus. C’est pourquoi les prix du gaz sont plus stables », précise Akel.
Le gaz liquéfié du Qatar
À la suite des sanctions occidentales contre les oligarques et les entreprises d’État russes depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février, les dirigeants américains et européens ont examiné toutes les options possibles pour ne plus dépendre du pétrole et du gaz russes.
Le Qatar est un important producteur de gaz naturel liquéfié (GNL) et avait prévenu quelques jours avant l’invasion russe qu’il serait « quasiment impossible » de remplacer rapidement le gaz de Moscou. Doha exporte du gaz vers la Corée du Sud, la Chine, l’Inde, le Japon et le Pakistan.
« Les Américains et les Iraniens sont dans le même bateau, chacun tenant une pagaie. Une guerre entre les États-Unis et l’Iran, ou l’Iran et Israël, est actuellement totalement exclue »
- Hashem Akel, expert des marchés de l’énergie
Contrairement aux contrats pétroliers, qui expirent dans trois mois, le Qatar est bloqué dans des contrats de GNL à très longue échéance : 22 ans avec la Chine (signé en 2018) et 20 ans avec la Corée du Sud (signé en 2021).
En 2021, l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni ont importé 70 % de leur GNL des États-Unis (26 %), du Qatar (24 %) et de Russie (20 %), selon les chiffres de Cedigaz, un groupe d’information sur le gaz naturel.
L’Union européenne s’opposait depuis longtemps aux contrats longs de GNL du Qatar, lesquels rendent difficile tout changement dans l’approvisionnement pour répondre rapidement à la demande dans d’autres régions. La moitié des importations de GNL de l’UE sont effectuées dans le cadre de contrats ponctuels et à court terme, option privilégiée par l’UE.
Doha était en négociation ces dernières semaines avec l’Allemagne pour parvenir à un partenariat énergétique à long terme, bien que l’accord n’ait pas encore été finalisé.
« Le Qatar n’a pas pu transférer ces approvisionnements en gaz vers l’Europe car cela viole les contrats avec les autres parties », rapporte Akel.
L’Égypte accroit ses exportations de gaz
Le besoin urgent de l’UE de remplacer le gaz russe avait suscité l’espoir en Égypte d’accroitre ses exportations de gaz vers l’Europe.
« Les exportations égyptiennes de GNL se dirigent normalement vers les marchés asiatiques, mais au cours des derniers mois, la plupart des cargaisons ont été livrées sur les marchés européens, compte tenu des prix exceptionnellement élevés et des préoccupations concernant les approvisionnements en gaz russe », indique à MEE Mona Sukkarieh, consultante en risques politiques et cofondatrice de Middle East Strategic Perspectives.
« Toute expansion de la capacité d’exportation de l’Égypte nécessiterait des investissements supplémentaires et un long délai pour se concrétiser »
- Mona Sukkarieh, consultante en risques politiques
En 2019, l’Égypte a atteint l’autosuffisance en gaz après des années d’importation nette. Ses deux usines de GNL à Edku et Damiette, dans le nord de l’Égypte, ont une capacité combinée de production de 12,2 millions de tonnes par an.
Selon Sukkarieh, ces usines « fonctionnent à pleine capacité, ou presque, de sorte qu’il n’y a pas beaucoup de marge pour augmenter davantage les exportations. Bien qu’importants, il s’agit de volumes relativement modestes, qui ne se dirigeront pas nécessairement tous vers l’Europe ».
Elle ajoute que « toute expansion de la capacité d’exportation de l’Égypte nécessiterait des investissements supplémentaires et un long délai pour se concrétiser ».
Défis géopolitiques
Autre option pour l’UE : un gazoduc qui amènerait le gaz israélien en Europe via la Turquie depuis la Méditerranée orientale. Mais les risques sont nombreux et cela pourrait prendre des années.
« Le marché turc est l’une des destinations les plus logiques pour les ressources gazières offshore de la Méditerranée orientale. Mais des défis considérables se dressent sur le chemin d’un gazoduc Israël-Turquie, y compris des défis géopolitiques car il devrait passer par la zone économique exclusive de Chypre et ces difficultés devraient être affrontées », a déclaré Sukkarieh.
L’Algérie produit elle aussi du gaz et possède deux gazoducs, un sous-marin vers l’Italie et le second vers le Maroc puis vers l’Espagne. Mais en novembre dernier, l’Algérie a fermé ce second gazoduc en raison de tensions politiques avec Rabat.
« L’Algérie produit du gaz mais en petites quantités, pas assez pour soutenir l’Europe. Le Maroc avait également découvert de nouveaux gisements de gaz, mais cela prendrait du temps avant que l’exportation ne devienne possible », prévient Akel.
Cela oblige les États-Unis à se tourner vers Riyad pour aider à résoudre les besoins en gaz de l’Europe et à réparer une relation qui a tourné au vinaigre. Selon Akel, « les Américains vont repenser leurs politiques, en particulier après que l’Arabie saoudite a découvert cinq gisements de gaz en février. L’Arabie saoudite est riche en pétrole, en gaz et en minéraux, et le pays a beaucoup à offrir ».
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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