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Conflit en Ukraine : le gaz du Qatar pourrait-il renflouer l’Europe ?

Alors que l’Europe traverse aujourd’hui une grave crise énergétique, elle devrait saisir l’opportunité fournie par le gaz qatari pour diversifier sa stratégie en la matière
Le Qatar va étendre ses immenses capacités de gaz naturel liquéfié, ce qui pourrait lui permettre de devenir un fournisseur d’énergie plus fiable pour l’Europe (AFP)

L’Europe est confrontée à un grave conflit en Ukraine. En raison de sa dépendance excessive à l’énergie russe, il est très difficile pour le continent de développer une réaction homogène à l’agression russe.

Fin janvier, on a appris que l’administration Biden avait contacté le Qatar, le plus grand producteur de gaz naturel liquéfié (GNL), pour lui demander s’il était susceptible d’intervenir pour renflouer un continent dans une situation énergétique déjà critique.

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Washington craint qu’avec l’escalade en Ukraine, les sanctions contre Moscou ne se répercutent sur des pays tels que l’Allemagne, l’Italie ou la Pologne, quand bien même la Russie déciderait de ne pas utiliser ses exportations de gaz comme levier géopolitique. Étant donnée l’expansion par le Qatar de ses capacités déjà énormes en matière de GNL dans les années à venir, le petit émirat pourrait devenir un fournisseur d’énergie plus fiable pour l’Europe, avec moins de contraintes. 

La hausse de la demande européenne en gaz se poursuivra probablement. Le gaz naturel est considéré comme une énergie de transition viable, bénéficiant d’une empreinte carbone plus faible que le charbon ou le pétrole, aidant les Européens à réduire leurs émissions pour atteindre leurs objectifs climatiques à court terme. Dans le même temps, les champs de gaz naturel des Pays-Bas et de Norvège se stabilisent ou déclinent, ce qui signifie que la part de gaz extérieur dans ce mix devra augmenter.

Plus de 30 % du gaz importé en Europe vient déjà de Russie et l’Allemagne, client le plus dépendant de Moscou, importe 40 % de son gaz – une part qui pourrait s’accroître dans le cadre du projet allemand de mise en route du pipeline controversé de Gazprom Nord Stream 2

Dilemmes géopolitiques

Outre l’énergie, ces dépendances engendrent des dilemmes géopolitiques en Europe et mettent à l’épreuve la cohésion de l’approche continentale vis-à-vis des violations du droit international par la Russie en Ukraine, ses atteintes aux droits de l’homme contre les activistes en Russie et ses opérations de désinformation à grande échelle contre la société civile européenne.

En tant que petit État dans un environnement instable, le Qatar tente de créer des interdépendances qui lui assureront au bout du compte une certaine sécurité. Contrairement à la Russie, Doha ne cherche pas à exploiter unilatéralement ces dépendances dans des politiques de hard power

L’énergie est un nouveau levier pour Moscou afin de jouer les durs et saper toute action collective en Europe, puisque l’Allemagne en particulier semble dévier de l’approche transatlantique unifiée. 

Dans le même temps, si certains pays tel l’Allemagne sont sous perfusion des pipelines russes, d’autres – comme le Royaume-Uni et l’Espagne – ont diversifié leur mix énergétique en comptant davantage sur le GNL qatari ou nord-américain. Le GNL offre une certaine flexibilité car il est transporté par des méthaniers qui, contrairement au gaz naturel acheminé par des pipelines, peut être redirigé pour diversifier les importations et réagir aux difficultés d’approvisionnement.

Si le marché du GNL se fait de plus en plus concurrentiel, avec une multiplication des fournisseurs, le petit émirat du Qatar reste le principal leader mondial dans le secteur du GNL. 

Infrastructures du pipeline Nord Stream 2, photographié en septembre 2021 (AFP)
Infrastructures du pipeline Nord Stream 2, photographié en septembre 2021 (AFP)

L’année dernière, le Qatar a annoncé son intention de maintenir sa pole position dans le secteur en étendant sa capacité de production d’environ 60 % d’ici 2027. D’une production actuelle de 77 millions de tonnes par an (mtpa), Doha vise les 126 mtpa dans les cinq prochaines années. Il resterait environ 75 mtpa de gaz naturel liquéfié à vendre à de nouveaux clients ou à des clients existants, renforçant le levier énergétique du Qatar.

Pour mettre les choses en contexte, 75 millions de tonnes équivalent à près de 100 milliards de mètres cubes de gaz – un volume impressionnant quand on pense que la capacité en GNL collective de l’Europe tourne actuellement autour des 240 milliards de mètres cubes par an

Levier de soft power

Contrairement à la Russie, le Qatar n’utilise pas l’énergie à des fins de hard power. Au contraire, le Qatar a investi dans des contrats à long terme fiables, offrant une certaine prédictibilité et durabilité – à l’inverse de la volatilité ou des prix fluctuants du marché.

Dans un geste humanitaire, Doha a fourni au Japon 4 millions de tonnes de GNL supplémentaires au lendemain du tsunami qui a provoqué la fermeture de plusieurs réacteurs nucléaires en 2011. Et fin 2021, le Qatar a dérouté quatre méthaniers vers la Grande-Bretagne de l’après Brexit pour atténuer l’impact de la crise énergétique provoquée par la reprise de l’économie post-covid

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Pour le Qatar, l’énergie est un outil de soft power. Il cadre parfaitement avec son portefeuille de mesures de soft power en tant qu’arbitre régional et artisan de paix. En tant que petit État dans un environnement instable, le Qatar tente de créer des interdépendances qui lui assureront au bout du compte une certaine sécurité. Ainsi, contrairement à la Russie, Doha ne cherche pas à exploiter unilatéralement ces dépendances dans des politiques de hard power.

Au contraire, le Qatar ne politise pas l’approvisionnement en énergie. Lors du blocus que lui ont imposé l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et d’autres voisins entre 2017 et 2021, le Qatar a veillé à ce que le pipeline Dolphin, qui alimente Abou Dabi et Dubaï en gaz vital, reste opérationnel. 

L’Europe est désormais au cœur d’une crise énergétique qui a vu les prix du gaz multipliés par cinq d’une année à l’autre, il est temps pour les partenaires européens d’étendre les infrastructures du continent pour le GNL afin de faire un premier pas vers le sevrage de son addiction aux pipelines. Si le Qatar est susceptible d’être en principe ravi de soutenir ses partenaires européens en cas de guerre en Ukraine, ses partenaires européens devraient saisir l’opportunité fournie par cet État du Golfe pour diversifier la stratégie énergétique du continent.  

- Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des gouvernements et des entreprises au Moyen-Orient. Il a récemment publié un ouvrage intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Andreas Krieg is an associate professor at the Defence Studies Department of King's College London and a strategic risk consultant working for governmental and commercial clients in the Middle East. He recently published a book called 'Socio-political order and security in the Arab World'.
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