Soixante ans après leur indépendance, les Algériens plébiscitent les livres sur la guerre de libération
« Nous avons l’habitude de beaucoup écrire sur la guerre de libération [1954-1962]. Mais il existe peu d’ouvrages portant sur les premières décennies de l’occupation. Or, pour comprendre l’histoire d’un pays, il faut aller vers l’origine de l’histoire, au commencement. »
Debout au milieu de rayons remplis de livres, Slimane Hachi répond à plusieurs personnes autour de lui. Cet archéologue connu, ex-directeur du Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH), est venu au Salon international du livre d’Alger (SILA), qui se tient jusqu’au 1er avril, pour soutenir Idir, son fils. Ce dernier est là pour dédicacer un ouvrage volumineux traitant de l’insurrection de 1871 en Kabylie et dans l’est de l’Algérie contre l’occupant français.
À sa gauche, Amin Khan, fils d’un dirigeant historique du Front de libération nationale (FLN), est aussi venu au salon pour une séance de dédicaces de livres historiques, dont l’un est un recueil de témoignages de son père, Lamine Khène.
À quelques mètres des deux auteurs, les nombreux visiteurs, privés de SILA pendant deux ans pour cause de pandémie, ont le choix entre plusieurs ouvrages liés à l’histoire de l’Algérie.
On trouve notamment le témoignage de Abdelaziz Khalfallah, un militant de la wilaya II historique (Nord-Constantinois, découpage régional et militaire pendant la guerre d’indépendance), posé à côté de La Guérilla urbaine au maquis de la wilaya I (éd. Aurès) de Hamid Guerfi ou L’Émigration dans la révolution algérienne de Djilali Leghima (éditions Chihab).
Mais le livre star du moment reste les mémoires de Lakhdar Bentobbal. Dans des témoignages rassemblés en deux tomes par l’historien Daho Djerbal, cet ancien dirigeant, qui figure parmi les « six historiques » à l’origine de l’insurrection de novembre 1954 marquant le début de la guerre, raconte son parcours militant et les événements, parfois tragiques, vécus par les dirigeants indépendantistes algériens.
Une histoire à « défricher »
Un récit très attendu par les historiens et de nombreux Algériens, d’autant que Lakhdar Bentobbal, décédé en 2010, était une source importante sur le mouvement nationaliste algérien durant la deuxième moitié des années 1940 jusqu’à l’indépendance en 1962.
« Un historien doit écouter, enregistrer et transcrire les témoignages pour en faire un document historique de référence. En tant qu’historien, j’ai joué le rôle de passeur d’un vécu, d’une expérience, d’une histoire, donc d’un moment historique donné », a témoigné Daho Djerbal dans une conférence organisée sur le sujet au SILA.
« L’engouement que suscite le témoignage de Lakhdar Bentobbal est la preuve que les Algériens veulent avoir des informations de première main sur leur histoire », analyse, pour Middle East Eye, Yasmina Belkacem, éditrice chez Chihab Éditions, faisant ainsi allusion, sans le dire, au besoin d’un autre récit que le récit national orienté proposé par les pouvoirs successifs depuis l’indépendance.
« L’engouement que suscite le témoignage de Lakhdar Bentobbal est la preuve que les Algériens veulent avoir des informations de première main sur leur histoire »
- Yasmina Belkacem, éditrice chez Chihab Éditions
Elle n’est pas la seule éditrice à constater l’engouement des lecteurs algériens pour les livres d’histoire, principales ventes en librairie. Mohamed, un quadragénaire venu solliciter le second tome des mémoires de Bentobbal, confirme : « Nous avons besoin de ce genre de témoignages pour savoir ce qu’il s’est passé durant notre guerre d’indépendance. »
Tout près, les éditions Frantz-Fanon ont mis en avant leurs nouveautés. Cette jeune maison a le privilège d’éditer un témoignage précieux, celui d’une des rares personnalités du mouvement national algérien des années 1940 encore en vie : Sadek Hadjerès.
Aujourd’hui âgé de 93 ans, résident à Paris, l’homme a rendu public le deuxième tome de ses mémoires, sur la crise de leadership au sein du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), parti indépendantiste présidé à l’époque par Messali Hadj, en 1949.
Face à de jeunes cadres qui le pressaient de démocratiser le parti, le vieux dirigeant nationaliste les avait écartés, les accusant d’être « berbéristes ». C’est cet épisode que Sadek Hadjerès – qui fut après l’indépendance le premier responsable du Parti communiste algérien (PCA) – décrit de l’intérieur.
Pour Amar Inegrachen, dirigeant des éditions Frantz-Fanon, l’intérêt pour le livre historique est « certain ». Il confirme à MEE que ce genre d’ouvrage « se vend plus que d’autres ».
« L’histoire, telle qu’elle est produite, n’a pas encore livré tous ses secrets. Alors tout le monde essaie d’interroger la genèse de cet État », soutient-il. Un travail nécessaire tant que ceux qui « ont fait l’histoire sont encore présents dans la sphère politique algérienne ».
Mais en plus de « l’histoire de l’Algérie contemporaine, les Algériens s’intéressent également à l’histoire ancienne parce qu’il y a beaucoup de blancs et de séquences d’histoire à défricher », relève-t-il par ailleurs devant d’autres ouvrages, comme ce témoignage sur Jean Amrouche, poète et écrivain franco-algérien, qui en plus d’être un activiste pacifiste durant la guerre d’indépendance, a mené un travail de sauvegarde de la culture berbère orale. Il est décédé le 16 avril 1926, un mois à peine après les accords d’Évian qui ont mis fin à la guerre.
Chez Casbah Éditions, les ouvrages historiques ne manquent pas non plus. Des témoignages comme ceux de Ali Haroun, un des dirigeants de la fédération de France du FLN, ou de Daho Ould Kablia, ancien maquisard devenu ministre de l’Intérieur au début de ce siècle, sur les services secrets algériens durant la guerre d’Algérie, à La Civilisation des Arabes de Gustave Le Bon, le catalogue est bien rempli.
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