Rencontre avec la réfugiée ukrainienne qui a fui l’invasion russe pour la bande de Gaza
Avant d’épouser un Palestinien il y a deux ans, Victoria Roger n’imaginait pas devoir fuir les attaques russes contre l’Ukraine et se réfugier dans la bande de Gaza, elle aussi fréquemment déchirée par la guerre.
Début mars, quelques jours après que la Russie a lancé sa guerre contre son pays, la jeune femme de 21 ans a décidé de quitter sa ville de Vinnytsia, dans le centre-ouest de l’Ukraine, avec son mari palestinien, Ibrahim Saidam.
Après un voyage « long et épuisant », le couple est parvenu à entrer dans l’enclave sous blocus, où vivent plus de deux millions de personnes.
« Les bombardements se sont intensifiés de façon spectaculaire et étaient de plus en plus proches. Nous avons entendu d’importantes explosions et nous nous sommes dit que c’était trop dangereux de rester chez nous », raconte Victoria à Middle East Eye.
« Nous avons décidé de fuir vers Gaza et de nous y réfugier jusqu’à ce que la guerre prenne fin. Nous savions que Gaza pouvait aussi être un endroit dangereux, mais du moins en ce moment, cela reste plus calme que ma ville. »
Lorsque les bombardements ont débuté, son mari a su immédiatement ce qu’il fallait faire car « il a l’expérience des guerres », explique-t-elle.
« Nous nous réveillions au son des sirènes dans notre ville. Ibrahim avait déjà acheté suffisamment de nourriture une semaine auparavant et il parvenait à me réconforter quand j’avais peur. Il disait qu’il était “diplômé en guerre” », raconte-t-elle en riant, en référence aux offensives militaires majeures lancées par Israël contre l’enclave côtière depuis 2008.
De l’Ukraine à un camp de réfugiés
« Le jour où nous avons décidé de partir a été horrible. Nous avons d’abord passé la frontière roumaine, puis nous avons rallié Le Caire, où nous avons entamé un nouveau voyage épuisant vers Gaza, avant d’arriver finalement le 3 mars. »
Victoria, qui espère retourner en Ukraine lorsque la guerre sera terminée, vit actuellement avec ses beaux-parents dans le camp de réfugiés d’al-Bureij, dans le centre de la bande de Gaza.
Bien que la vie dans un camp de réfugiés puisse être difficile, elle apprécie l’accueil chaleureux de sa belle-famille.
« Nous nous réveillions au son des sirènes dans notre ville. Ibrahim […] parvenait à me réconforter quand j’avais peur. Il disait qu’il était “diplômé en guerre” »
– Victoria Roger, réfugiée ukrainienne
« Avant de venir à Gaza, j’avais déjà une idée de la gravité de la situation et des conditions de vie difficiles auxquelles les gens sont confrontés ici. Je ne peux pas dire que je suis surprise de voir à quoi ressemble la vie ici, mais cela semble très différent de mon pays d’origine », confie-t-elle.
« Mais j’ai toujours été curieuse de visiter et de voir la ville où mon mari est né et a vécu. Nous voulions venir à Gaza avant même la guerre en l’Ukraine, mais c’était très difficile en raison des restrictions drastiques imposées à ses passages frontaliers. »
Le couple s’est rencontré il y a trois ans dans un centre d’apprentissage de l’anglais en Ukraine et s’est marié quelques mois plus tard. Deux mois après leur mariage, Victoria s’est convertie à l’islam.
« Depuis notre mariage, je n’ai cessé de la préparer à ce qu’elle verrait à Gaza », explique Ibrahim, son mari.
« J’ai essayé de faire en sorte que la situation paraisse encore pire qu’elle ne l’est en réalité pour que les choses ne lui semblent pas si mal à son arrivée. »
L’étudiant en quatrième année de médecine avait prévu de venir à Gaza avec son épouse lors de l’apparition de la pandémie de coronavirus en 2020, mais il craignait de ne pas pouvoir rentrer en Ukraine en cas de fermeture des frontières.
« Lorsque les cours sont passés en distanciel, j’ai dit à Victoria que ce serait l’occasion de rendre visite à ma famille à Gaza et elle était enthousiaste à l’idée de venir et de faire leur connaissance, mais la situation était très précaire et j’avais beaucoup de craintes », indique le jeune homme de 24 ans.
« Premièrement, j’avais peur que la frontière [à Rafah] soit fermée et que nous ne puissions pas rentrer pour poursuivre nos études […] et deuxièmement, je ne voulais pas que Victoria connaisse les souffrances que j’ai dû endurer pour sortir de Gaza. »
Le passage frontalier de Rafah entre l’Égypte et Gaza demeure la principale porte de sortie pour la majorité des habitants du territoire qui souhaitent se rendre en Égypte ou dans d’autres pays, dans la mesure où Israël continue d’imposer des restrictions draconiennes au passage frontalier d’Erez en limitant les déplacements au transport humanitaire et aux personnes travaillant en Israël.
« J’ai dû dormir au passage frontalier et j’ai vécu une expérience humiliante. Elle n’aurait pas pu supporter ça. »
En 2005, avant qu’Israël n’impose son blocus à Gaza, 40 000 personnes en moyenne entraient sur le territoire ou en sortaient chaque mois via le passage frontalier de Rafah.
En 2021, environ 15 000 personnes par mois l’ont emprunté pour entrer ou sortir, un bilan qui s’est « remarquablement amélioré » par rapport aux huit années précédentes avec le plus haut chiffre enregistré depuis 2013, lorsque l’Égypte a imposé des restrictions frontalières en raison de la situation sécuritaire dans le Sinaï, selon les groupes de défense des droits de l’homme. En 2014, le nombre moyen de passages était tombé à 7 876.
Une comparaison avec Gaza
Bien que Victoria Roger soit la seule citoyenne ukrainienne à avoir fui vers l’enclave sous blocus à la suite de la guerre russe, plus de 850 Ukrainiens d’âge adulte vivent actuellement à Gaza, selon Ashraf al-Nimer, le responsable de la communauté ukrainienne dans le territoire.
Il explique que la communauté ukrainienne, composée d’environ 160 à 170 familles, est la plus grande communauté étrangère de la bande de Gaza.
« La plupart ont déjà vécu les quatre grandes attaques israéliennes contre la bande de Gaza et connaissent la signification et les émotions de la guerre. Ils savent donc ce que vivent leurs familles en Ukraine », affirme-t-il à MEE.
D’après Ashraf al-Nimer, de nombreux Palestiniens de Gaza sont mariés à des citoyens ukrainiens, mais ils n’ont pas été obligés de fuir vers Gaza car la plupart des pays européens ont ouvert des voies sûres pour les réfugiés ukrainiens et leur partenaire, ainsi que pour les personnes possédant un permis de séjour ukrainien.
« La plupart [des Ukrainiens de Gaza] connaissent la signification et les émotions de la guerre. Ils savent donc ce que vivent leurs familles en Ukraine »
– Ashraf al-Nimer, responsable de la communauté ukrainienne à Gaza
Lui-même marié à une Ukrainienne, Ashraf al-Nimer raconte que la première fois que son épouse a vécu une attaque militaire israélienne à Gaza, elle était en état de choc.
« Elle est très inquiète pour sa famille restée en Ukraine, car elle sait que la guerre ne fait pas de différence entre les civils et les combattants », indique-t-il.
« Elle vit à Gaza depuis des années et elle a connu les conséquences du blocus et des guerres. Elle n’avait jamais imaginé que sa famille vivrait une chose similaire en Ukraine. »
« Il y a actuellement quinze personnes portées disparues dans sa famille et nous ne savons pas si elles sont encore en vie ou si elles ont été tuées. »
La plupart des Ukrainiens de Gaza sont soit médecins, soit pharmaciens, soit coiffeurs, ajoute-t-il.
Natalia Hassouni, une endocrinologue ukrainienne vivant à Gaza, a vécu trois guerres dévastatrices à Gaza, dont l’offensive militaire de 2012 qui a été lancée quelques mois après son arrivée sur le territoire.
« J’étais choquée parce que je n’avais jamais vu ou vécu une chose pareille. J’avais deux enfants à l’époque et j’étais effrayée par le bruit des bombardements et des explosions », raconte à MEE, dans un arabe approximatif, cette médecin de 40 ans.
En novembre 2012, les forces israéliennes ont lancé une attaque de huit jours contre la bande de Gaza, pour un bilan d’au moins 174 Palestiniens tués et plusieurs centaines de blessés.
« Depuis que nous sommes arrivés à Gaza, nous avons toujours pensé à partir en raison des conditions précaires et des guerres et attaques incessantes, mais mon mari ne peut pas laisser ses parents âgés seuls », poursuit Natalia.
« Je m’inquiète pour ma famille au pays et je l’appelle tous les jours. Nous suivons les informations toute la journée, en espérant qu’aucun civil ne soit victime [de la guerre]. »
« Je ne veux pas que ma famille vive ce que nous connaissons à Gaza »
– Natalia Hassouni, endocrinologue ukrainienne à Gaza
Originaire de Kherson, dans le sud de l’Ukraine, Natalia Hassouni tente d’expliquer à ses enfants la situation actuelle en Ukraine en la comparant à Gaza.
« Je vis à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, un endroit très dangereux pendant les guerres israéliennes car il est très proche de la frontière. Nous sommes chanceux de ne pas avoir été touchés par les bombardements incessants lors de ces attaques récurrentes », souligne-t-elle.
Pendant les 51 jours de l’opération israélienne « Bordure protectrice » lancée à Gaza à l’été 2014, Natalia Hassouni a donné naissance à son troisième enfant à l’hôpital al-Shifa et n’est rentrée chez elle qu’au cours d’une trêve.
« J’ai des souvenirs horribles des précédentes guerres à Gaza, j’espère que la guerre en Ukraine se terminera bientôt. Je ne veux pas que ma famille vive ce que nous connaissons à Gaza. »
La bande de Gaza est soumise à un blocus israélien strict depuis 2007 et a connu quatre attaques militaires dévastatrices qui ont fait 4 000 morts.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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