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Fatigue, froid et peur : les Algériens piégés par la guerre en Ukraine

Les ressortissants algériens n’ont pas tous été rapatriés depuis le début de la guerre en Ukraine. Si certains ont pris la route tortueuse de l’exode, d’autres se trouvent encore dans les villes tombées aux mains des Russes
Les Algériens constitueraient 7,5 % des réfugiés de nationalité étrangère arrivés en France de-puis l’Ukraine, les plus nombreux (AFP/Louisa Gouliamaki)
Les Algériens constitueraient 7,5 % des réfugiés de nationalité étrangère arrivés en France depuis l’Ukraine, les plus nombreux (AFP/Louisa Gouliamaki)

Younes est prisonnier de Melitopol depuis le début de la guerre. La ville de 100 000 habitants située dans le sud-est de l’Ukraine a été bombardée, puis envahie par les troupes russes le 25 février dernier dans le cadre de l’offensive lancée la veille par Vladimir Poutine.

Dans les rues, il règne une ambiance de confusion, de terreur. « Les militaires russes sont partout. Leurs blindés sont postés au centre-ville, au milieu des immeubles touchés par les tirs de missiles. Même le chemin de fer a été bombardé », décrit le jeune homme de 27 ans, terrifié, dans une conversation téléphonique avec Middle East Eye.

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L’Algérien, qui a tenté par tous les moyens de fuir, se terre la plupart du temps chez lui, dans un appartement qu’il loue dans un quartier résidentiel. « Je sors rarement, surtout pour faire des emplettes dans un petit marché ambulant qui s’installe le matin et où on peut encore acheter des pommes de terre, des tomates et d’autres denrées alimentaires », raconte-t-il.

Deux ou trois fois, le jeune homme, originaire de Biskra, dans le sud de l’Algérie, s’est également aventuré jusqu’à la gare routière, dans l’espoir de trouver des bus lui permettant de fuir la guerre. Mais il n’y en a plus. Dans la ville occupée, quelques téméraires seulement ont pu prendre la route, en voiture avec leurs familles, des amis ou des voisins.

« Moi, je ne connais personne à l’exception d’un Algérien qui vit non loin d’ici, dans une ferme avec sa femme, à la campagne. Lui aussi n’a pas les moyens de partir. Les Ukrainiens se méfient, surtout lorsqu’ils ont affaire à des étrangers. Aucun n’accepterait de me faire monter dans son véhicule », se désole Younes, qui attend désespérément une voie de salut.

La mort au tournant

L’ambassade d’Algérie à Kyiv, qu’il a contactée il y a plusieurs jours sur un numéro vert, n’a plus donné de nouvelles. En revanche, les appels provenant de ses amis et de ses proches en Algérie s’enchaînent. Ils se sont multipliés après une rupture du courant électrique qui a duré 48 heures.

« Ma famille était très inquiète. Elle me croyait mort », raconte Younes, encore choqué par le décès d’un jeune compatriote, tué par une balle perdue lors de combats plus au nord, à Kharkiv.

Un immeuble endommagé après un bombardement la veille dans la deuxième plus grande ville d’Ukraine, Kharkiv, le 8 mars 2022 (AFP/Sergueï Bobok)
Un immeuble endommagé après un bombardement la veille dans la deuxième plus grande ville d’Ukraine, Kharkiv, le 8 mars 2022 (AFP/Sergueï Bobok)

Un drame inimaginable il y a encore cinq ans, lorsque Younes a posé ses valises à Odessa.

Cette ville réputée pour sa position stratégique sur la mer Noire est le port d’attache d’un grand nombre Algériens. Elle est dotée de nombreuses universités et la vie n’y est pas chère. De plus, les visas pour l’Ukraine sont relativement faciles à obtenir. La clé du bonheur pour Younes, qui a toujours rêvé de partir pour l’Europe. Un an après son arrivée en Ukraine, il quitte le campus et se convertit dans le prêt-à-porter.

Aujourd’hui, son petit commerce, comme tous les magasins, est fermé. Les banques aussi ont baissé le rideau. « J’ai eu à peine le temps de retirer l’équivalent de 500 euros », dit l’Algérien, dérouté par la tournure des événements.

En voyant les Russes avancer chaque jour vers de nouveaux territoires, son moral est au plus bas. Il ne sait pas s’il va pouvoir quitter Melitopol.

L’accueil mitigé des Polonais

Pour fuir l’Ukraine en guerre, d’autres Algériens, qui ont la chance de se trouver hors des zones contrôlées par les Russes, ne réfléchissent pas à deux fois et rejoignent les colonnes de réfugiés.

Mais à l’opposé des Ukrainiens, ils ne sont pas toujours bien accueillis. Samir*, étudiant de 31 ans, ses deux frères et un groupe de compatriotes ont dû quitter une maison ouverte aux réfugiés, après leur arrivée à Cracovie, en Pologne, car le propriétaire ne voulait pas héberger de Maghrébins.

« On n’était pas les bienvenus partout. Certaines personnes, des villageois surtout, nous ont aidés, mais pas d’autres »

- Samir, Algérien fuyant l’Ukraine

Dans un village, une directrice qui a transformé son école en abri fait également savoir au groupe, qui compte plusieurs femmes, qu’il ne peut pas rester pour la nuit.

« On n’était pas les bienvenus partout. Certaines personnes, des villageois surtout, nous ont aidés, mais pas d’autres », raconte le jeune homme à MEE.

Dans un grand centre d’accueil près du poste frontalier de Krakovets, il supplie une bénévole de faire un partage de connexion, car les cartes SIM pourvues d’internet sont uniquement distribuées aux détenteurs de passeports ukrainiens.

Le téléphone, comme l’eau ou la nourriture, était pourtant vital. C’est le fil d’Ariane qui permet aux Algériens de progresser dans leur traversée infernale, grâce à la géolocalisation et aux échanges avec des connaissances qui les précèdent sur les chemins de l’exode.

À pied à -15 degrés

Ils ont pu notamment éviter le poste frontière de Medyka-Shehyni (à une cinquantaine de kilomètres de Krakovets), où des compatriotes et des Marocains sont restés bloqués dans de très longues files d’attente.

Les détours à répétition les épuisent toutefois car la plupart du temps, Samir et ses compagnons d’infortune doivent marcher. Sous leurs pieds, la neige. « Nous avons avancé sur des dizaines de kilomètres à -15 degrés », raconte le réfugié.

Le voyage improbable commence le 26 février. Samir et ses frères, qui sont arrivés en Ukraine entre décembre 2021 et janvier 2022 pour des études universitaires, sont surpris par la guerre, à l’aube, lorsque leur appartement à Odessa commence à vibrer, sous l’effet de bombes tombées dans des régions situées à la périphérie de la ville.

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« Quand je suis sorti le lendemain, je me suis trouvé face à des scènes d’apocalypse. Des habitants commençaient déjà à fuir. D’autres avaient pris d’assaut les magasins pour se ravitailler. Des hommes armés se préparaient à assurer la résistance. Un climat de totale insécurité régnait partout. Mon frère a même été braqué. On lui a volé son vélo », relate Samir.

Après une nuit d’hésitations, la fratrie prend le départ avec pour seuls bagages des sacs à dos où sont rangées quelques victuailles : du pain de mie, du thon et du chocolat.

Par chance, ils réussissent à monter dans le dernier train (avant l’instauration de l’état de siège à Odessa) en direction de Lviv, située à 70 kilomètres de la frontière polonaise.

Sur place, c’est le chaos. À la gare, les femmes et les enfants uniquement ont le droit de monter dans le train. Les autres réfugiés, dont de nombreux étrangers, doivent se débrouiller autrement pour quitter le pays.

« Un taxi qui nous prend finalement roule quelques kilomètres avant de s’arrêter car les routes sont bouchonnées par le flux des partants », raconte Samir.

« Beaucoup de jeunes cherchent à quitter l’Algérie par tous les moyens. C’est triste de savoir que certains se sont retrouvés, en bout de course, dans un pays en guerre »

- Fahem, Algérien vivant en Pologne

S’ensuit la longue marche jusqu’à Krakovets, puis une journée d’attente devant le poste frontalier, avant que le groupe ne parvienne à passer en Pologne, complétement déshydratés et épuisés.

Samir et ses compagnons se retrouvent à Cracovie quatre jours après avoir quitté Odessa. Face à l’accueil mitigé des Polonais, ils décident d’aller en Allemagne.

Dans un train bondé où ils voyagent debout, un ami les met en contact par téléphone avec des Franco-Algériens qui leur offrent le gîte et le couvert à Berlin. Samir et ses frères, qui ont une tante en France, décident de passer encore une fois la frontière. Ils arrivent à Paris le 6 mars.

Selon des informations du journal Le Figaro obtenues auprès du ministère français de l’Intérieur, les Algériens constituent 7,5 % des réfugiés de nationalité étrangère arrivés en France depuis l’Ukraine, les plus nombreux.

Mais à l’opposé des Ukrainiens, ils ne sont concernés par aucun dispositif d’accueil.« Il faut présenter un passeport ukrainien pour bénéficier du transport gratuit par exemple », se désole Samir.

Des lendemains incertains

Soulagé d’avoir fui un pays en guerre, le jeune homme ne sait toutefois pas de quoi demain sera fait. Repartir en Algérie n’est pas une option pour lui et pour ses frères, qui veulent coûte que coûte rester sur le continent européen.

Fahem, qui vit dans une ville polonaise à la frontière avec l’Allemagne, approuve la décision de ses compatriotes. Pour lui aussi, l’Ukraine a été la porte d’entrée en Europe. Aujourd’hui, il cherche même à pousser son voyage plus à l’Ouest.

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« Beaucoup de jeunes cherchent à quitter l’Algérie par tous les moyens. C’est triste de savoir que certains se sont retrouvés, en bout de course, dans un pays en guerre », commente l’Algérien au téléphone avec MEE. Après l’invasion russe, il a demandé un congé à son patron pour aider ses compatriotes qui fuient l’Ukraine.

Grace à un groupe Facebook intitulé « Les Algériens en Ukraine » (9 700 membres), Fahem est parvenu à les mettre en contact avec des associations et des centres d’hébergement.

La page a été créée par Salah, un autre Algérien résidant à Odessa mais qui se trouve actuellement en Algérie. « J’ai eu de la chance car j’ai pris l’avion environ un mois avant l’offensive russe », indique-t-il à Middle East Eye, très soulagé d’avoir échappé au pire. Pour aider ses amis à fuir l’Ukraine et les aiguiller sur la route de l’exode, il relaye régulièrement des informations.

Le groupe Facebook partage aussi les coordonnées d’associations de soutien et permet à des familles de publier des avis de recherche pour des proches en Ukraine dont ils n’ont plus de nouvelles.

À Medyka-Shehyni, où il s’est rendu, Yassin, un Franco-Marocain de la région parisienne, a vu des Maghrébins et des Africains arriver tenaillés par la fatigue, le froid et la peur.

« Pendant tout le temps que j’ai passé à la frontière, je n’ai pas vu les représentants des ambassades maghrébines. Beaucoup de jeunes étaient livrés à leur sort sans aide de leurs États »

- Yassin, Franco-Marocain venu porter secours

Pendant plusieurs jours, il a fait des allers-retours entre le poste frontalier et Varsovie, la capitale polonaise, pour conduire des réfugiés vers des centres d’accueil tenus par des associations ou dans des familles prêtes à les recevoir.

« Pendant tout le temps que j’ai passé à la frontière, je n’ai pas vu les représentants des ambassades maghrébines. Beaucoup de jeunes étaient livrés à leur sort sans aide de leurs États », déplore Yassin, qui a réussi à convoyer un Algérien jusqu’à Paris.

Samir aussi est plein de reproches. Il en veut à l’ambassade algérienne à Kyiv, qui a manqué selon lui de réactivité au lendemain de l’attaque russe.

« On nous a demandé de rester chez nous. Maintenant qu’Odessa est sur le point de tomber, je n’ose pas imaginer ce qui aurait pu m’arriver ainsi qu’à mes frères », dit-il épouvanté par de sombres perspectives.

L’État algérien, qui a rapatrié un premier groupe de 76 ressortissants à partir de Bucarest, la capitale de la Roumanie, le 3 mars dernier, envisage une seconde opération de ce type depuis Varsovie. Il a décidé également d’évacuer le personnel de son ambassade à Kyiv.

* Nom d’emprunt, la personne interviewée souhaitant conserver l’anonymat.

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