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La mloukhiya, cette simple feuille verte qui divise et séduit le Moyen-Orient

Malgré ses détracteurs, cette plante ancienne est devenue un élément de base de la cuisine régionale
La mloukhiya est un plat populaire au Moyen-Orient, à la texture visqueuse lorsque la plante est cuite (AFP)
La mloukhiya est un plat populaire au Moyen-Orient, à la texture visqueuse lorsque la plante est cuite (AFP)

Plat chaud de couleur verte et à la texture visqueuse, la mloukhiya est un acte de foi pour ceux qui la goûtent pour la première fois dans une soupe ou un ragoût, mais sa popularité à travers le Moyen-Orient semble indiquer que lui donner une chance vaut vraiment la peine.

Malgré ses nombreuses variantes, ce plat ne s’exporte guère hors du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et de certaines parties de l’Afrique de l’Est.

La mloukhiya est si méconnue des palais occidentaux que même ses noms anglais, tels que jute mallow ou Jew’s Mallow, ont peu de chances d’être reconnus sur les tables anglo-saxonnes, hormis par les gastronomes passionnés.

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Préparée dans des soupes et des ragoûts, la feuille de la Corète potagère a un goût légèrement amer et forme un liquide gluant qui adhère à la cuillère.

Cette amertume est souvent compensée par du bouillon de bœuf ou de poulet et, selon l’endroit où la recette est préparée, par des morceaux de viande ou de poulet.

Le nom « mloukhiya » viendrait de l’arabe malak, qui signifie « souverain ». On raconte que le calife fatimide al-Muizz li-Din Allah en mangeait pour soigner une maladie digestive.

Un de ses successeurs, al-Hakim bi-Amr Allah, décida d’interdire ce plat, soi-disant pour ses prétendues vertus aphrodisiaques, mais probablement aussi pour son association avec un souverain rival. Les membres de la religion druze, qui vénèrent al-Hakim, ont l’interdiction d’en manger.

Cuite dans un bouillon de poulet maison

Des références à ce plat apparaissent également dans des sources égyptiennes et romaines antiques.

En raison de sa valeur nutritionnelle élevée et de sa texture riche, ce plat chaud est couramment préparé pendant les mois les plus froids.

Antonio Tahhan, auteur gastronomique et passionné de mloukhiya, préfère savourer ce plat pendant l’hiver, où il en mange plusieurs fois par mois, même s’il précise qu’il se déguste en réalité en toute saison.

« La saison de la mloukhiya s’étend sur les mois chauds d’été, mais on peut en profiter toute l’année avec des feuilles congelées et séchées », explique l’auteur de 35 ans, d’origine syrienne et vénézuélienne et installé à Washington.

« Rien n’est plus chaleureux à cette période de l’année qu’une assiette de mloukhiya cuite dans un bouillon de poulet maison. »

Le kebbé est l’un des plats d’enfance préférés d’Antonio Tahhan (avec l’aimable autorisation d’Antonio Tahhan)
Le kebbé est l’un des plats d’enfance préférés d’Antonio Tahhan (avec l’aimable autorisation d’Antonio Tahhan)

Sa famille fait partie de la diaspora syrienne qui s’est installée en Amérique latine lors d’une vague migratoire dans les années 1950.

La Syrie venait d’obtenir son indépendance vis-à-vis de la France en 1947 et a été confrontée à une série de coups d’État éphémères jusqu’à la prise de pouvoir de la famille Assad en 1970.

L’instabilité qui en a résulté a contraint de nombreux Syriens à envisager de s’établir ailleurs.

Pendant son enfance, la cuisine d’Antonio Tahhan était imprégnée des images et des odeurs des mets de base alépins, comme des feuilles de vigne farcies (yabraq) et des kebbés à la forme parfaite baignant dans une sauce crémeuse au yaourt (kebbé b’labaniyé), l’un des plats les plus emblématiques du Levant.

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L’initiation au monde de la mloukhiya a toutefois été difficile pour Antonio Tahhan, car elle avait des adversaires de taille au sein de sa famille.

« Je n’ai jamais vraiment mangé de mloukhiya durant mon enfance », confie-t-il. « En fait, ma mère n’aime pas et ma grand-mère non plus. »

La première fois qu’Antonio Tahhan en a goûté, c’était en 2010 à Alep, où il étudiait la culture culinaire syrienne dans le cadre de ses recherches financées par le programme de bourses Fulbright.

Reina Khanji, sa tante, a placé trois casseroles – de la mloukhiya, du riz blanc et poulet effiloché – sur une table recouverte d’une nappe de dentelle blanche. À côté des ingrédients, elle a placé un plus petit contenant rempli d’oignons hachés trempés dans du vinaigre, avant d’encourager son neveu à goûter.

Antonio Tahhan a été époustouflé par l’expérience et se souvient s’être resservi deux fois.

« C’était délicieux, satisfaisant, rafraîchissant et agréablement acidulé grâce aux oignons marinés […] C’est vraiment unique », raconte-t-il.

Petits plus et variations

La plante elle-même fait partie de la famille des gombos, et comme le gombo (bamiyah en arabe), la mloukhiya peut avoir une texture assez visqueuse. Antonio Tahhan explique toutefois qu’avec les bonnes techniques culinaires, il est possible de contrôler la viscosité. 

À Alep, il a appris que le fait de ne pas hacher ou réduire en poudre les feuilles et d’ajouter du jus de citron permettait de désépaissir le ragoût.

La mloukhiya est généralement préparée en ragoût dans un bouillon de poulet ou de viande, mais les variantes peuvent finir par ressembler à des plats complètement différents.

Feuilles de la corète potagère, utilisées pour préparer la mloukhiya (Wikimedia/Dinesh Valke)
Feuilles de la Corète potagère, utilisées pour préparer la mloukhiya (Wikimedia/Dinesh Valke)

La mloukhia tunisienne, par exemple, a une consistance plus dense et est servie avec des morceaux de viande à l’intérieur, tandis que la version cairote a une texture plus fine et est servie avec du poulet râpé en accompagnement plutôt que dans le plat.

Les garnitures et les accompagnements sont un autre point de divergence. De nombreux chefs préfèrent l’accompagner de taqliyah, un mélange frit d’ail et de coriandre qui donne de la profondeur au plat. Du riz blanc ou des tranches épaisses de pain épais peuvent également servir à absorber la substance gélatineuse. 

Parmi les autres variantes populaires, on retrouve une version égyptienne originaire de la ville côtière d’Alexandrie, avec des crevettes (rubiyan en arabe), ou une autre, également égyptienne, servie avec du lapin (molokhia bel arneb).

La plante a également fait son chemin jusqu’aux tables japonaises : elle a été popularisée dans les années 1980 grâce aux immigrés et aux visiteurs du Moyen-Orient

Au Soudan du Sud, il est consommé avec une kisra, une galette de pain fermenté, tandis qu’en Érythrée, l’injera (une galette aigre) sert à absorber le ragoût. Au Royaume-Uni, certains chefs ont modifié le plat et le proposent avec des boulettes de viande turques.

La plante a également fait son chemin jusqu’aux tables japonaises : elle a été popularisée dans les années 1980 grâce aux immigrés et aux visiteurs du Moyen-Orient. Au Japon, elle est connue sous le nom de moroheiya et a été transformée en une saveur de nouilles, à base de poudre de feuilles de mloukhiya.

Elle est également utilisée comme alternative aux algues pour préparer des recettes comme l’ohitashi ; ses feuilles sont blanchies et servies avec de la sauce soja.

Sa saveur s’intensifie le lendemain

Meliz Berg, une cheffe d’origine turque et chypriote qui connaît cette plante depuis l’enfance, affirme l’aimer « depuis toujours ». Elle garde un souvenir ému des efforts déployés par sa famille pour s’en procurer.

« J’adorais cueillir les feuilles fraîches sur leur tige avec mes tantes à Chypre quand j’étais petite [et] l’odeur des feuilles séchées dès que ma mère les sortait des taies d’oreiller en coton [utilisées pour les transporter], se souvient-elle. J’adore le goût umami unique du plat lui-même, ainsi que sa texture. » 

Elle reproduit toujours à l’identique la mloukhiya de sa mère et sa grand-mère, transmise depuis des générations.

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La version de Meliz Berg est similaire à la version levantine, mais elle y ajoute une touche chypriote : « Nous avons une base de yahni aux tomates pour le ragoût et nous préparons toujours la recette en utilisant des feuilles séchées conservées plutôt que fraîches ou congelées. »

Sa famille utilise de l’épaule d’agneau sans y ajouter herbes ni épices supplémentaires, mais juste beaucoup de tomates, d’oignons et d’ail. Les ingrédients sont assaisonnés avec du sel et beaucoup de poivre noir, ainsi qu’une quantité généreuse de jus de citron.

« La viande rouge donne à la mloukhiya à base d’agneau une sauce épaisse succulente. Et comme pour la plupart des plats à cuisson lente, sa saveur s’intensifie le lendemain », explique la cheffe.

Comme d’autres légumes à feuilles sombres, la mloukhiya regorge de vitamines et contient plus de calcium et de phosphore que le chou kale. Riche en magnésium, elle est également un choix prisé des parents qui cherchent à intégrer dans un seul repas les nutriments essentiels à la croissance de leurs enfants.

Parmi ses bienfaits, elle contribuerait à améliorer la santé digestive et les habitudes de sommeil. Pourtant, contrairement à d’autres aliments réputés pour leurs qualités nutritionnelles tels que le quinoa, la mloukhiya n’a pas encore été popularisée en Occident.

Comme d’autres légumes à feuilles sombres, la mloukhiya regorge de vitamines et contient plus de calcium et de phosphore que le chou kale

Ceux qui ont grandi avec peuvent y voir une bénédiction.

« Il y a quelque chose d’extrêmement beau et sacré dans le fait de ne pas promouvoir un ingrédient tel que la mloukhiya comme un superaliment d’envergure mondiale – elle n’a pas sa place dans une salade crue ou dans un smoothie », confie Meliz Berg.

« L’idée de partager et d’apprendre au monde les nombreuses façons de préparer cet ingrédient majeur en particulier […] confère bien plus de respect et de poids que de le promouvoir comme un superaliment à la mode. »

Une carte de la mloukhiya

À son retour à Washington après son voyage en Syrie, Antonio Tahhan, toujours fasciné par ce plat, a entrepris de le recréer aussi fidèlement que possible.

Antonio Tahhan aime organiser des supper clubs, à l’occasion desquels il recrée certaines des recettes qu’il a apprises à Alep pour ses amis de Washington (Antonio Tahhan)
Antonio Tahhan aime organiser des supper clubs, à l’occasion desquels il recrée certaines des recettes qu’il a apprises à Alep pour ses amis de Washington (Antonio Tahhan)

Après avoir suivi religieusement la recette de sa tante Reina, il a invité un groupe d’amis de la diaspora arabe pour le déjeuner et leur a servi sa recette familiale de mloukhiya.

L’événement a suscité un débat passionné dans son groupe d’amis, originaires des quatre coins du Moyen-Orient.

Un ami égyptien lui a dit que les feuilles devaient être hachées et non entières, comme il les avait servies. Un ami palestinien l’a questionné sur les oignons marinés au vinaigre, car chez lui, on n’utilise que du citron pour ajouter de l’acidité.

Ces observations ont inspiré Antonio Tahhan, qui a créé une enquête en ligne pour tenter de recenser toutes les déclinaisons en posant diverses questions :

« Comment préférez-vous vos feuilles de mloukhiya ? » (entières/hachées/moulues) 

« Quel type de mloukhiya préférez-vous ? » (fraîche/séchée/congelée)

« Que servez-vous à côté de la mloukhiya ? »

Sans oublier : « Quelle consistance préférez-vous ? »

Depuis le lancement de l’enquête le 20 mars 2021, Antonio Tahhan a recueilli plus de 800 réponses, qui représentent selon lui « une belle réalité ».

Traduction : « La recherche la plus sympa que j’ai vue cette année. Antonio Tahhan a brillamment établi une fascinante carte de la mloukhiya qui recense les diverses façons de la préparer et de la manger ! »

« [Il existe] un éventail infini de variations influencées par les cultures et les traditions locales, qui transcendent souvent les frontières rigides pour laisser place à des saveurs nouvelles mais familières, à des pratiques innovantes mais traditionnelles », explique Antonio Tahhan.

Feuilles entières ou hachées ? 

Ses conclusions montrent que les divisions nationales sur la façon de préparer la mloukhiya ne sont pas aussi rigides que les débats lors de ses dîners semblent le suggérer, mais aussi que de nombreuses personnes qui ont répondu à l’enquête sont ouvertes à de nouvelles méthodes empruntées à d’autres pays.

« Par exemple, 76,9 % des Syriens conservent les feuilles de mloukhiya entières, alors que 75 % des Égyptiens veulent des feuilles hachées », rappelle-t-il. Compte tenu de telles différences, il en vient à se demander si la mloukhiya peut être considérée comme un plat unique ou une famille de plats apparentés.

La mloukhiya syrienne est préparée avec des feuilles entières (Wikimedia Commons)
La mloukhiya syrienne est préparée avec des feuilles entières (Wikimedia Commons)

« Toutes les variantes m’amènent à me demander quand une variante d’un plat cesse d’être ce plat ? Y a-t-il vraiment un plat unique qui porte le nom de mloukhiya ? »

Lorsqu’Antonio Tahhan a parlé à son Jeddo (grand-père) de sa carte de la mloukhiya, il a appris que ce dernier avait l’habitude de rouler plus d’une heure de sa maison au Venezuela jusqu’à celle de son frère pour déguster la mloukhiya de sa belle-sœur.

La dernière fois que son grand-père a mangé de la mloukhiya, c’était en 1984, lorsque ce frère et son épouse ont déménagé au Liban.

Antonio Tahhan lui a préparé la version de sa tante, avec des feuilles entières et beaucoup d’oignons marinés.

En 2021, après 37 ans d’attente, son grand-père s’est montré confus et quelque peu consterné en goûtant cette version.

Ce n’était pas la mloukhiya dont il se souvenait. Selon son grand-père, les meilleures versions de la mloukhiya viennent d’Égypte et du Soudan. Antonio Tahhan se souvient de ses mots après quelques cuillerées : « Les feuilles devraient être hachées. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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