Farid Alilat : « Idir était un brasseur et un passeur de culture »
Idir – de son vrai nom El Hamid Cheriet – est l’un des artistes algériens les plus connus dans le monde. En 1976, sa chanson A Vava Inouva devient un tube planétaire. Elle est diffusée dans 77 pays et traduite dans une quinzaine de langues.
Pour expliquer son succès, le chanteur disparu à l’âge de 75 ans disait modestement dans une interview à l’AFP en 2013 être « arrivé au moment qu’il fallait avec des chansons qu’il fallait ». De lui, le sociologue français Pierre Bourdieu dressait le portrait « d’un chanteur pas comme les autres », « un membre de chaque famille ».
Imprégné dès son enfance par les chants qui rythmaient la vie quotidienne en Kabylie, inspiré par sa mère qui avait le goût de la poésie, Idir a engagé sa voix pendant un demi-siècle pour la défense et la reconnaissance de l’identité et la culture berbères.
Homme de fusion et adepte des brassages culturels, il a aussi chanté avec de nombreuses vedettes de la chanson, algériennes, françaises, africaines et d’autres horizons.
Dans son livre Idir, un Kabyle du monde, le journaliste Farid Alilat relate ces rencontres prodigieuses. Il dresse surtout le portait d’un profond humaniste, humble et bienveillant, « une figure tutélaire » qui a marqué de nombreux artistes dans son pays.
Middle East Eye : Comment a germé dans votre esprit l’idée d’écrire une biographie d’Idir ?
Farid Alilat : L’idée de ce livre m’est venue en écoutant la dernière compagne d’Idir, Ferroudja, parler de lui dans une interview, à l’occasion du premier anniversaire de son décès.
Ce qu’elle disait de sa vie, de ses derniers jours ont eu un effet de déclic sur moi. J’ai éprouvé aussitôt la nécessité d’écrire une biographie d’Idir, surtout qu’aucun livre n’avait été fait sur lui. Il y a eu des interviews, des articles de presse. Mais pas de livre sur sa vie ni sur sa carrière.
D’ailleurs, lui-même était un chanteur très discret. Il ne s’épanchait pas beaucoup sur sa carrière et encore moins sur sa vie privée.
Idir était un homme très taiseux, pudique et même cachotier. Il laissait écrire ce qu’on voulait sur lui, même si ce n’était pas toujours très exact. Avec mon livre, j’ai souhaité rendre hommage à ce qu’il était, un ambassadeur de la chanson kabyle dans le monde et un monument de la culture et de l’identité berbères.
MEE : Votre livre commence par restituer l’époque, la colonisation et le milieu dans lequel Idir est né et a passé son enfance en Kabylie. À quel degré cet environnement a-t-il influencé sa carrière ?
FA : Idir ne peut pas être dissocié de son village et de la Kabylie, qui font partie de sa vie et de son œuvre. Le contexte historique dans lequel il a grandi l’a également influencé dans ses choix artistiques. Sa région natale, Ath Yenni, est connue pour avoir mené une résistance farouche contre l’occupation française.
En chantant la culture et l’identité kabyles, Idir a en quelque sorte prolongé cette résistance. Son titre phare, A Vava Inouva, rend compte de cette identité en décrivant l’ambiance traditionnelle des veillées au coin du feu dans les maisons en Kabylie.
Le contexte colonial a également inspiré l’œuvre du chanteur, qui a vécu dans sa chair la guerre d’indépendance. Dans son village, Ath Lahcen, occupé par l’armée française, Idir avait été témoin enfant d’une double exécution. La maison où il vivait avait été vandalisée par les militaires, obligeant sa famille à fuir pour trouver refuge à Alger.
MEE : Après avoir été découvert à la radio algérienne en 1974, Idir a surtout fait carrière en France. Pourquoi n’est-il pas resté dans son pays ? En raison du climat politique très hostile à l’expression culturelle berbère dans les années 1960 et 1970 ? Dans le livre, vous rappelez d’ailleurs que l’écrivaine et interprète d’expression kabyle Taous Amrouche avait été empêchée de chanter à Alger, en 1969, lors du festival panafricain.
FA : Idir a enregistré son premier album à Paris en 1976. Je pense qu’il n’avait pas décidé à ce moment-là de s’installer définitivement en France. Il l’a fait par la suite, pour diverses raisons.
C’est en France en effet que sa carrière a été lancée, que se trouvait sa maison de disques et qu’il pouvait se produire librement et se faire connaître à l’international.
Cela dit, Idir n’a jamais coupé les ponts avec l’Algérie, où il s’est produit la première fois en 1976, salle Atlas à Alger. Il a également fait, peu après, un gala dans une autre grande salle, La Coupole, ainsi qu’une tournée en Kabylie.
Sans doute, le contexte politique de cette époque l’a dissuadé de rester dans son pays. Il n’a pas été touché comme d’autres chanteurs d’expression kabyle par la censure mais il savait qu’il serait très difficile pour lui de mener sa carrière en Algérie.
Il n’a d’ailleurs pas pu rechanter en Algérie après le Printemps berbère en 1980 [manifestations en Kabylie pour la reconnaissance de l’identité et de la langue berbères] pour divers prétextes que les autorités lui opposaient afin de l’empêcher de se produire, comme l’indisponibilité des salles par exemple.
MEE : Pourtant, certains ont reproché à Idir de ne pas avoir politisé son propos, contrairement à des chanteurs plus engagés dans la défense de l’identité berbère. Qu’en pensez-vous ?
FA : Je ne suis pas du tout d’accord. Ce qu’Idir a fait avec sa guitare et sa voix dans l’éveil des consciences, dans le combat pour la reconnaissance de la langue, de la culture et de l’identité berbères est une forme d’engagement.
Faire de la chanson, c’est de la politique aussi. Idir a fait connaître l’identité berbère à travers le monde au moment où elle n’était pas reconnue en Algérie. Le titre de mon livre le résume assez bien. Idir a diffusé la culture kabyle à travers le monde.
Ce qu’Idir a fait avec sa guitare et sa voix dans l’éveil des consciences, dans le combat pour la reconnaissance de la langue, de la culture et de l’identité berbères est une forme d’engagement
MEE : C’est avec A Vava Inouva qu’il a acquis une notoriété à l’échelle internationale. Pourquoi cette chanson a-t-elle rencontré autant de succès. En quoi est-elle si magique ?
FA : C’est une chanson simple et douce qui parle au cœur, qui suscite de l’émotion chez le public, qu’il soit berbérophone ou pas. Quand on écoute A Vava Inouva, on est tout de suite replongé dans la douceur de l’enfance et du cocon familial.
MEE : Dans la biographie d’Idir, vous rappelez que celui-ci a rencontré Matoub Lounes, un autre monument de la chanson kabyle (assassiné en 1998), à l’arrivée de ce dernier en France au début de sa carrière et qu’il l’a pris sous son aile. Quelle influence a eu Idir sur Matoub et d’autres chanteurs d’expression kabyle ?
FA : L’influence d’Idir sur les autres générations de chanteurs est incommensurable. Il a suscité des vocations, encouragé et produit des artistes comme Matoub et des groupes. Mais pas seulement.
Idir a eu une influence sur des chanteurs algériens non berbérophones comme Khaled et Mami, avec lesquels il a fait des duos. Dans son album Identités, sorti en 1999, il a chanté avec des Bretons, avec une Écossaise, Karen Matheson, avec l’Ougandais Oryema, avec la Malienne Ramata Diakité, avec des chanteurs français comme Maxime Le Forestier.
Il a chanté plus tard avec Charles Aznavour, Henri Salvador, Patrick Bruel, IAM.
Toutes ces personnes avaient beaucoup d’admiration et de considération pour Idir. Au-delà de son statut d’artiste, ce sont ses qualités en tant que personne, son humanisme, sa sagesse, son érudition et sa bienveillance qui l’ont rendu consensuel.
Idir était aussi une figure tutélaire, un brasseur et un passeur de culture. Il ne s’est pas enfermé dans une espèce de ghetto kabyle. Il s’est ouvert à d’autres cultures, d’autres sons, d’autres identités et s’en est inspiré pour enrichir le patrimoine berbère.
MEE : Idir s’est également inspiré de sa mère Chavha, une personne centrale dans sa vie…
FA : La mère d’Idir était l’amour de sa vie. Il a connu et a vécu avec d’autres femmes bien sûr. Mais elle est restée son socle, son univers, sa muse. Elle était poétesse. Enfant, elle lui contait les fables kabyles. Idir lui a rendu hommage plus tard dans une chanson.
Idir ne s’est pas enfermé dans une espèce de ghetto kabyle. Il s’est ouvert à d’autres cultures, d’autres sons, d’autres identités
MEE : Le livre est construit comme une enquête car vous avez fouillé dans la vie et dans la carrière d’Idir pour recueillir de nombreux témoignages inédits de ses proches, ses collaborateurs et ses compagnons de route. Était-il facile de les faire parler, sachant Idir très protecteur de sa vie privée ?
FA : Ma démarche était précise. Je ne voulais pas de témoignages de deuxième ou de troisième main mais plutôt avoir accès à des personnes qui ont une légitimité pour parler d’Idir, soit des membres de sa famille, soit des musiciens, des producteurs, des amis d’enfance, de scolarité…
J’ai en définitive interrogé une quarantaine de proches qui n’ont jamais pris la parole dans les médias, dont sa première épouse Djamila, la mère de ses deux enfants Fatiha, sa dernière compagne [Ferroudja], sa fille, son fils et ses cousins.
J’ai également interrogé celle qui a été sa directrice artistique pendant vingt ans, son premier producteur. J’ai ressenti chez tous une disponibilité à raconter Idir, d’une certaine façon pour lui rendre hommage.
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