Récoltes abandonnées : les paysans palestiniens se rappellent la Nakba
La vie n’était pas facile pour les paysans palestiniens sous le mandat britannique. Mais en 1948, leurs existences ont été totalement chamboulées.
Pendant plus de 30 ans, entre 1917 et 1948, la Grande-Bretagne a administré la Palestine. Si la correspondance entre Mac-Mahon et Hussein pendant la Première Guerre mondiale promettait officiellement l’indépendance aux Arabes à travers la région, y compris en Palestine, le gouvernement britannique a juré d’établir un foyer national pour le peuple juif en Palestine dans la déclaration Balfour en 1917.
Tout au long de leur mandat, les Britanniques se sont retrouvés face à la résistance des Palestiniens comme des milices sionistes, car ces dernières s’opposaient aux politiques mandataires visant à ralentir l’afflux d’immigrants juifs. Elles ont progressivement gagné en agressivité, cherchant à créer leur propre État.
Le 15 mai 1948, au lendemain de la déclaration de la création de l’État d’Israël par les dirigeants sionistes, la Grande-Bretagne a commencé à retirer ses forces de Palestine, accélérant le processus de nettoyage ethnique des Palestiniens.
La décision britannique a pris par surprise les Palestiniens. Après 30 années de répression britannique brutale, ils se sont retrouvés sans dirigeants unis, désorganisés et en grande partie désarmés face aux groupes paramilitaires sionistes qui cherchaient à prendre le contrôle.
Par la suite, le meurtre de quelque 15 000 Palestiniens, la destruction d’au moins 530 villes et villages et le déplacement forcé d’environ 750 000 Palestiniens allaient permettre à Israël de revendiquer comme sien de larges pans de territoire.
Pour les Palestiniens, les événements de 1948 et après ont été baptisés la Nakba (« catastrophe »).
Des survivants ont raconté à Middle East Eye comment ils avaient échappé aux massacres et aux destructions et la difficile transition vers une vie de réfugié déraciné.
Récoltes abandonnées
Pour les trois quarts des Palestiniens de l’époque qui vivaient surtout en zone rurale, la Nakba a bouleversé la vie telle qu’ils la connaissaient.
La retraite des Britanniques et le nettoyage ethnique des Palestiniens qui a suivi ont coïncidé avec la saison des récoltes, dont la perte était une catastrophe en elle-même pour les paysans.
Khadija al-Azza (88 ans) se rappelle le moment où les milices sionistes ont attaqué son village, Tell al-Safi.
« C’était au milieu de l’été et les paysans avait déjà disposé le blé sur l’aire de battage lorsque les bandes armées juives ont attaqué le village, tuant de nombreux paysans », raconte-t-elle. « Les villageois terrifiés ont fui, laissant les gerbes telles quelles. Nous pensions que nous reviendrions les battre. »
Saeed Dandan (87 ans) a des souvenirs semblables de l’occupation de son village, Tiret Dandan.
« Les miliciens juifs ont fait irruption dans notre village le troisième jour du Ramadan », rapporte-t-il. « Les villageois allaient récolter leur maïs mais ont été contraints de fuir. On a laissé nos moutons derrière nous et on ne les a jamais récupérés. »
De nombreux paysans déplacés ont tenté de revenir en douce dans leurs villages pour récupérer les récoltes, le bétail ou les biens qu’ils pouvaient dans leurs maisons abandonnées. Mais le faire, c’était risquer de se faire tirer dessus par les milices sionistes. Certains paysans y sont parvenus. D’autres ont trouvé leurs villages détruits. D’autres encore ont été abattus.
Zakia Hamad (91 ans) était parmi ceux qui ont fui le village de Saris, à l’ouest de Jérusalem, pour rejoindre Beit Susin à proximité.
« Les villageois se sont infiltrés à Saris la nuit pour récolter leurs cultures », indique-t-elle. « Ils moissonnaient la nuit et rentraient dormir à Beit Susin la journée. »
« Ils ont vanné et moulu les grains à la main chez eux parce que si les juifs les avaient vus, ils leur auraient tiré dessus. »
Mustafa Abu Awad (83 ans) était enfant lorsque son village de Sabbarin, près de Haïfa, a été attaqué par les milices le 12 mai 1948.
« Dix jours plus tard, j’ai essayé de revenir avec mon grand frère et on est arrivés près du village voisin d’Umm al-Shouf », se rappelle-t-il. « On a trouvé notre village encerclé par les bandes [sionistes] et vu treize villageois morts. On n’a pas pu entrer dans le village donc on a fait demi-tour. On pensait que c’était une affaire de jours avant que les armées arabes ne viennent reprendre notre village et qu’on pourrait rentrer chez nous. »
Un combat inégal
Livrés à eux-mêmes, les Palestiniens ont mis sur pied des comités de défense locaux dans chaque village, équipés seulement d’armes anciennes portées par des paysans non formés. Les paysans ont vendu leurs récoltes et les femmes se sont séparées de leurs bijoux afin d’acheter des armes pour se protéger.
Mais de manière générale, leurs efforts n’étaient pas comparables à ceux des milices sionistes cherchant à les déloger. La nouvelle du massacre de Deir Yassin – au cours duquel plus d’une centaine de villageois ont été tués le 9 avril – s’est rapidement répandue parmi les Palestiniens, semant la peur et convainquant nombre d’entre eux de fuir avant de subir le même sort.
« Les villageois ont entendu parler du massacre dans le village voisin de Deir Yassin et redoutaient le meurtre et le viol des femmes », se rappelle Shaker Odeh (87 ans), du village d’al-Maliha. « Mon père a demandé à mes sœurs et à ma mère de quitter le village et puisque j’étais enfant, je les ai suivies à Beit Jala. Le soir même, mon père nous a rejoints après l’occupation d’al-Maliha par les sionistes. »
Odeh se rappelle la prise de son village : « Quand les sionistes ont attaqué al-Maliha, il y avait peu de combattants [palestiniens], armés seulement de vieux fusils égyptiens. Chaque combattant ne disposait que de cinq balles, dont certaines n’étaient pas utilisables en plus d’être très chères [une demi-livre palestinienne]. Ils ont essayé de défendre le village, mais ils n’ont pas su tenir leurs positions. »
Décider de quitter sa maison était extrêmement difficile, une décision que les familles n’ont prise qu’une fois persuadées d’être à court d’options.
Mais nombreux étaient les Palestiniens qui pensaient que la situation ne serait que temporaire, une question de jours. En conséquence, beaucoup ont fui non loin de leurs villages d’origine, n’emportant que quelques effets personnels et provisions.
Shukria Othman (86 ans) raconte que son père a été abattu près de la maison familiale lors de l’attaque du village de Lifta.
« Mon grand frère a décidé qu’on devait partir immédiatement, comme la plupart des autres villageois », rapporte-t-elle. « Mais l’un des paysans, Abu Rayya, n’est pas parti parce qu’il voulait reste sur sa ferme, où il avait planté de l’okra et des haricots. Puis les bandes [sionistes] sont arrivées et l’ont massacré.
« On est partis à la hâte, n’emportant que deux matelas et deux couvertures », poursuit-elle douloureusement. « On a laissé les jarres d’huile d’olive et nos poules. Tous nos effets personnels et nos provisions ont été laissés derrière nous parce que nous pensions rentrer quelques jours plus tard. »
La route de l’exil
Comme bien d’autres, le chemin de Khadija al-Azza vers l’exil après l’attaque de Tell al-Safi le 9 juillet 1948 a été très difficile, ponctué de déplacements répétés.
« On est partis à pied, n’emportant rien avec nous. Après une journée et une nuit de marche, on est arrivés au village d’Ajjur, où les paysans nous ont reçus chez eux », indique-t-elle. « On a passé trois jours là-bas puis les bandes sionistes ont attaqué Ajjur et on a fui à l’est.
« On a marché deux jours sans eau avant d’atteindre Beit Jibrin. »
Ils y sont restés quelques mois, jusqu’à ce que le village soit lui aussi attaqué par les milices sionistes en octobre 1948.
Là-bas, les Palestiniens et leurs alliés arabes ont résisté plusieurs jours.
« Les milices sionistes ont bombardé la ville avec l’artillerie et des avions, contraignant la population à fuir vers les grottes dans les collines. Elles ont pénétré dans la ville par l’ouest et on a fui par l’est. On a marché cinq jours et cinq nuits durant avant d’arriver à Hébron », ajoute Azza.
Maryam Abu Latifa (91 ans) se rappelle une éprouvante échappée similaire du village de Saraa, à l’ouest de Jérusalem, en juillet 1948. Des villageois ont tenté de défendre leur maison, mais n’y sont pas parvenus ; alors ils se sont échappés au milieu de la nuit vers les collines à proximité.
« J’ai fermé la porte de chez moi et je suis partie, mais je me suis alors souvenue que j’avais laissé derrière moi Yassin, mon bébé de six mois », confie-t-elle. « Je suis repartie à la maison le chercher avant de fuir vers les collines dans l’obscurité. »
Les habitants de Saraa ont trouvé refuge sous les arbres pendant des jours, avec l’espoir de rentrer chez eux. Mais deux semaines plus tard, des groupes paramilitaires israéliens sont arrivés avec des bulldozers et ont rasé le village sous leurs yeux, explique Abu Latifa. Les villageois ont perdu tout espoir de rentrer et sont partis à pied pour Beit Nattif, un village qui allait connaître le même sort quelques mois plus tard.
Envie désespérée de retour
Après avoir fui d’un village à un autre, les paysans déplacés se sont retrouvés dans des camps de réfugiés où leurs connaissances et expérience agricoles n’étaient plus utiles.
Afin de gagner leur vie, la plupart ont dû se reconvertir.
« Après la Nakba, certains paysans réfugiés dans le camp de Qalandiya ont travaillé dans le bâtiment dans les environs », indique Hamad. « D’autres ont travaillé en tant que gardes à l’aéroport de Qalandiya, d’autres encore comme guides touristiques. »
Alors que les réfugiés palestiniens naissent, vivent et meurent depuis plus de 70 ans dans des camps bétonnés, ils perdent petit à petit les connaissances agricoles qui se transmettaient auparavant de génération en génération.
La Nakba n’a pas entraîné uniquement le déplacement physique des paysans, mais aussi la perte d’une partie de leur identité, de leurs liens avec la terre.
La Nakba a commencé il y a plus de 70 ans et les survivants désirent toujours ardemment rentrer chez eux et cultiver leurs champs.
Khadija al-Azza, qui vit aujourd’hui dans le camp de réfugiés d’al-Amaari près de Ramallah en Cisjordanie occupée, se lamente toujours au sujet des gerbes de blé abandonnées.
« Je souhaite que, quand le temps viendra, je pourrai rentrer et mourir chez moi », espère-t-elle encore.
Traduit de l’anglais (original, publié en mai 2020) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].