À deux mois du référendum, le dialogue est au point mort en Tunisie
Le vendredi 20 mai 2022, le président tunisien a publié un décret-loi annonçant la création d’une « Commission nationale consultative pour une nouvelle République », chargée de proposer au chef de l’État un projet de Constitution.
Elle doit rendre son rapport au locataire de Carthage au plus tard le 20 juin 2022. Ce rapport, qui n’a aucune valeur contraignante, est censé être la base de la future loi fondamentale.
Le nouveau contrat social régissant le pays aura donc été élaboré en moins d’un mois et remplacera la Constitution de 2014, qui avait nécessité deux ans et traduisait les rapports de force entre la rue et une assemblée constituante dominée par les islamistes d’Ennahdha.
Le texte du décret en dit long sur la vision de Kais Saied et sur le rapport entre le président et les forces vives du pays. La présidence de la commission échoit à l’ancien doyen de la faculté de droit de Tunis, Sadok Belaïd.
Alors que la nouvelle loi fondamentale est censée mettre en place un système « réellement démocratique consacrant la souveraineté populaire » (selon l’article 14 du décret), Belaïd a exposé, dans un édito publié en mars 2022 dans le journal Al Charaa al-Magharibi, une vision singulière de la démocratie.
Il y remet en cause le principe « un homme, une voix », estimant qu’il s’agit de la « plus grande tromperie de la démocratie » car cela revient « à donner une égalité électorale à des personnes inégales intellectuellement, socialement et politiquement ». Et le juriste de rejeter cette égalité, « y compris en matière électorale et référendaire ».
Des propositions « à partir des aspirations du peuple »
Le choix de Belaïd s’explique : il fait partie des derniers constitutionnalistes qui continuent à valider les principaux choix de Saied.
Après le coup de force du 25 juillet 2021, plusieurs universitaires spécialisés en droit constitutionnel avaient cautionné les choix du président, avant de prendre leurs distances à mesure que le processus de neutralisation des contre-pouvoirs avançait.
La nouvelle commission se scinde en deux sous-commissions et chacune doit rendre son rapport au plus tard le 13 juin. La première se chargera du volet juridique. Elle est formée des doyens actuels des facultés de droit du pays. Ce sont donc des fonctionnaires, certes élus mais placés sous l’autorité du gouvernement, qui proposeront un projet de Constitution au président.
Quant à la deuxième commission, elle est chargée de faire des propositions « à partir des aspirations du peuple tunisien telles qu’exprimées par la révolution du 17 décembre 2010 et confirmées lors de la consultation nationale » (qui n’a réuni qu’environ 5 % du corps électoral).
La commission comporte un représentant des principales organisations nationales : la centrale syndicale UGTT, le patronat de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, l’ordre des avocats, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), l’Union nationale des femmes tunisiennes et l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche.
La commission sera dirigée le président de l’ordre des avocats, Brahim Bouderbala, qui a fait preuve d’un soutien sans faille aux décisions présidentielles.
À l’instar de celle de Belaïd, la nomination de Bouderbala récompense la fidélité. Pour anticiper d’éventuels boycotts, le décret autorise les commissions à travailler sans quorum et à convier à leurs travaux les personnes qu’elles estiment utiles.
Le choix de Bouderbala à la tête de la commission économique et sociale vise également l’UGTT. La puissante centrale syndicale, qui a chapeauté le dialogue national de 2013, paie sans doute son non-alignement sur les décisions de Saied.
Son secrétaire général, Noureddine Tabboubi, a été reçu dès le lendemain du coup de force et s’est montré dans un premier temps favorable à la démarche du président. Mais les relations se sont tendues au fil des mois.
Le syndicat est même allé jusqu’à démentir le chef de l’État quand celui-ci, voulant rassurer ses partenaires européens, a déclaré que le dialogue avec les organisations nationales avait commencé.
La commission consultative nationale de l’UGTT, réunie le 23 mai, a refusé à l’unanimité de participer au dialogue national « sous sa forme actuelle », dénonçant « l’absence de consultation préalable ».
Cette décision, qui s’est accompagnée d’un appel à la grève dans la fonction publique, est un sérieux revers pour le président, qui comptait sur la caution des organisations nationales, notamment vis-à-vis des chancelleries occidentales.
Une « démarche anticonstitutionnelle »
Alors que le syndicat est traversé par des divergences au sujet du processus instauré par le coup de force de Saied, cette unanimité sur la question du dialogue national indique un resserrement des rangs au sein d’une organisation qui refuse d’être marginalisée par un président opposé aux corps intermédiaires.
Ce refus pourrait entraîner des conséquences sur les choix des autres organisations nationales. La LTDH, qui a voté le principe de la participation au dialogue, a dû relativiser sa position et émettre des conditions préalables.
Dans un communiqué non signé du 24 mai 2022, des doyens des facultés de droit refusent de siéger dans la sous-commission législative. Compte tenu de l’absence de noms associés à ce document, on ne sait pas s’il s’agit de tous les chefs d’établissements ou d’une partie. S’ils étaient tous signataires, la commission serait dans l’impossibilité de siéger.
Le texte permet que certains dirigeants de ces partis soient conviés aux travaux mais ils le seront à titre personnel. Quant aux autres organisations nationales, si leur présence est indispensable pour donner l’impression d’un dialogue pluraliste, leur avis est purement consultatif
En plus de la politique politicienne, le décret-loi illustre la vision idéologique de Kais Saied. Opposé aux corps intermédiaires, le président a complètement exclu les partis politiques – y compris ceux qui ont été des soutiens zélés du chef de l’État – de la commission chargée de proposer une nouvelle Constitution au pays.
Le texte permet que certains dirigeants de ces partis soient conviés aux travaux mais ils le seront à titre personnel. Quant aux autres organisations nationales, si leur présence est indispensable pour donner l’impression d’un dialogue pluraliste, leur avis est purement consultatif.
C’est le président qui décidera en dernier recours et, compte tenu du délai imparti aux commissions pour élaborer une Constitution, il est probable que le texte qui sera proposé aux Tunisiens soit déjà prêt.
Sans surprise, la majorité des partis politiques rejette la nouvelle commission.
Ennahdha et ses alliés, regroupés au sein d’un Front du salut, estiment que tout le processus référendaire est illégal. Une analyse que partage le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi, qui appelle à manifester devant le tribunal administratif, compétent en matière de litiges électoraux.
Les partis socio-démocrates, à l’instar d’Attayar, dénoncent une « démarche anticonstitutionnelle ».
Les rares partis qui ont soutenu jusqu’au bout l’entreprise présidentielle oscillent quant à eux entre déception et incompréhension.
Le secrétaire général du mouvement nationaliste arabe al-Chaâb, Zouhaier Maghzaoui, affirme s’être entretenu avec le président pour lui signifier les désaccords de sa formation, notamment sur l’exclusion des partis politiques.
À deux mois du référendum, la suite du processus soulève beaucoup d’interrogations. Le soutien à la démarche présidentielle s’est fortement érodé, même si le locataire de Carthage reste très haut dans les sondages.
La très faible participation à la consultation nationale traduit un défaut d’adhésion aux propositions du président. Il en est de même pour les marches de soutien à Saied, qui ont mobilisé beaucoup moins de monde que celles organisées par le PDL et Ennahdha.
Un passage en force pour l’été
Abir Moussi, qui poursuit son sit-in devant le siège tunisien de l’Union mondiale des oulémas musulmans (proche des Frères musulmans), multiplie les réunions publiques aux quatre coins du pays.
Quant à Ennahdha, le mouvement arrive à mobiliser ses militants sous les bannières « Citoyens contre le coup d’État » et le « Front du salut national ».
Mais la farouche inimitié entre les islamistes et les destouriens et le faible ancrage populaire des sociaux-démocrates donnent une opposition morcelée, incapable de s’unir pour faire face au projet de Kais Saied, qui reste majoritaire par défaut.
La farouche inimitié entre les islamistes et les destouriens et le faible ancrage populaire des sociaux-démocrates donnent une opposition morcelée, incapable de s’unir pour faire face au projet de Kais Saied, qui reste majoritaire par défaut
Le refus de l’UGTT de prendre part au dialogue national « dans sa forme actuelle » peut changer la donne.
L’influente centrale syndicale peut agréger autour d’elle un front du refus ou pousser le président à revoir ses ambitions d’un passage en force de sa future Constitution.
Le 26 mai à minuit, dans une nouvelle édition, le Journal officiel a publié un décret-loi modifiant la loi électorale de 2014. Désormais, les électeurs ne disposent plus que de deux mois pour connaître la teneur du texte sur lequel porte la consultation populaire.
Par ailleurs, la date du 25 juillet 2022 a été confirmée pour le référendum, qui se tiendra entre 6 h et 22 h. L’exécutif se donne jusqu’au 30 juin pour publier le projet de la future loi fondamentale.
Enfin, un décret nomme les membres de la Commission consultative pour une nouvelle République. Le secrétaire général de l’UGTT et les doyens des universités y sont nommément désignés, et ce alors qu’ils ont publiquement exprimé leur refus de siéger dans la commission.
Même des membres de la nouvelle instance électorale (ISIE), désormais quasiment contrôlée par Saied, émettent des réserves sur l’organisation de la consultation à la date choisie. Un avis également partagé par la Commission de Venise – une instance consultative du Conseil de l'Europe dont la Tunisie est membre – qui, en plus de considérer inconstitutionnelle la nouvelle ISIE, estime que le court délai entre la publication du texte du référendum et le scrutin ne peut « conférer une légitimité démocratique au processus ». Des critiques balayées d’un revers de la main par un président déterminé à appliquer son projet envers et contre tous.
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