Le gambit de la reine : la bataille pour restituer les ruines libyennes du Grand Parc de Windsor
Virginia Water Lake dans le Surrey, comté du sud-est de l’Angleterre, offre un cadre champêtre idyllique à l’extrémité sud du Windsor Great Park, à environ une heure de train du centre de Londres.
Les magnifiques abords du lac, avec sa flore abondante, ses arbustes et sa cascade, ont été construits à l’origine comme un terrain de jeu royal et offrent aux visiteurs et aux résidents un répit bienvenu face à l’agitation de la vie moderne.
Chaque jour, le parc est bondé de visiteurs qui profitent de ce cadre bucolique : de jeunes familles pique-niquent sur des bancs ; des promeneurs de chiens se baladent tranquillement ; des joggeurs font leur exercice matinal. La majorité ignore que juste en face d’eux, à l’opposé du lac, se trouvent des colonnes antiques provenant de ce qui est aujourd’hui la Libye.
« Si on reprend leur logique, on peut prendre des pierres du mur d’Hadrien, les déposer dans un autre pays et refuser de les rendre parce que des “millions de gens” en profitent »
- Mohamed Shaban, avocat
Leptis Magna, ancienne ville fondée par l’Empire carthaginois, se dressait autrefois à l’orée de la vallée de Wadi Lebda, près de la frontière tunisienne.
Cette ville florissante a été fondée au VIIe siècle av. J.-C. par les Phéniciens et ses colonnes imposantes faisaient partie d’un important centre commercial.
Aujourd’hui, les ruines, connues sous le nom de Temple d’Auguste, sont à l’autre bout du monde. Quiconque se promène dans le Great Windsor Park du Surrey peut voir ces ruines, démontées et clôturées au milieu de la verdure.
Dans le parc royal, on dénombre 22 colonnes de granit, 15 colonnes de marbre ainsi que plus de 20 piédestaux, et d’autres objets anciens inscrits, ainsi que des fragments de sculptures.
Aujourd’hui, un avocat libyen se bat avec les Commissaires aux domaines de la Couronne pour tenter de rapatrier les vestiges dans leur pays d’origine.
De la Libye à l’Angleterre
Plus de mille ans après que Leptis Magna se fut transformé en ruines, le site a attiré l’attention des colonialistes européens, qui ont pris les colonnes pour meubler des maisons et des jardins majestueux, et les offrir en cadeaux.
Au cours du XVIIe siècle, 600 colonnes de la ville antique ont été emmenées en France pour décorer le château de Versailles de Louis XIV.
La Grande-Bretagne a également revendiqué certains des objets historiques. En 1816, dans ce qui s’appelait alors la Tripolitaine, Lord Warrington, officier britannique, et le chef de la Royal Navy, Lord Smyth, ont convaincu le souverain ottoman Pacha Karamanli de les laisser emporter des parties du site antique, y compris des colonnes de marbre et de granit.
Cette prise a été offerte au roi George IV en cadeau, mais lui, ainsi que le gouvernement britannique et ses pairs, ont été manifestement déçus par les reliques de cette ville antique.
Face à leur réaction dépitée, Lord Smyth a exposé les ruines au British Museum, qui venait d’être construit, avant de les transférer en 1826 à l’endroit où elles se trouvent aujourd’hui à Virginia Water Lake.
L’architecte en chef du roi George IV, Sir Jeffry Wyatville, a utilisé les pierres de Leptis Magna et les a assemblées sur un site qu’il a baptisé « Le temple d’Auguste », dans le domaine royal du parc du château de Windsor, à proximité du lac Virginia Water.
Avis partagés
Sur le site anglais des ruines antiques, aucune des personnes interrogées par Middle East Eye ne connaissait leur signification ou origine, bien que bon nombre d’entre elles vivent dans la région depuis des décennies.
« Je vois bien que ce sont des ruines, mais je n’avais aucune idée de leur provenance », admet une dame à Middle East Eye. « Je ne pense pas qu’elles seraient ici s’il n’y avait pas une bonne raison pour cela. C’est juste que je ne pense pas que les Britanniques les auraient prises sans bonne raison », ajoute-t-elle.
« Ce serait une erreur de les renvoyer ou rapatrier », estime un autre homme, qui n’a pas voulu donner son nom. « Je vis ici depuis que je suis enfant, je viens ici depuis 63 ans. »
« Il faudrait prouver que cela appartient vraiment aux Libyens parce que je ne vois pas pourquoi Savill Garden [jardin voisin à Windsor] ou Virginia Water les auraient ici si cela n’était pas à eux », répond une autre femme promenant ses chiens.
Beaucoup de ceux qui passent devant les ruines disent n’y avoir jamais prêté beaucoup d’attention.
« Je ne sais rien d’elles, donc je n’ai pas vraiment d’avis là-dessus », explique une joggeuse qui passe à côté. « Ça me laisse de marbre. »
Mais tous les habitants de la zone ne sont pas d’avis que les ruines antiques devraient rester là où elles sont, certains sont d’accord pour qu’elles soient rendues à la Libye.
Une mère qui se promène dans le parc avec son jeune enfant estime que les ruines appartiennent à leur lieu d’origine légitime.
« Je suppose que si nous les avons prises sans demander, alors elles devraient être rendues. Si celles-ci ont été érigées en Libye et faisaient partie de leur civilisation passée, alors [les Libyens] devraient avoir la possibilité de les reconstituer et d’avoir cette histoire à leur porte, à son emplacement d’origine », estime-t-elle.
« Les habitants d’ici seraient contrariés, mais les gens ne sont jamais contents. [Ces colonnes] devraient être à leur place. »
Bataille pour leur rapatriement
L’avocat libyen Mohamed Shaban, qui vit à Londres, tente de convaincre les avocats de la Couronne que les ruines antiques, qui, selon lui, ont été transférées illégalement, devraient être restituées à la Libye.
« Nous avons demandé aux avocats de la Couronne une preuve quelconque du transfert légal du titre [de ces artefacts] des dirigeants ottomans au roi George IV », rapporte-t-il à Middle East Eye.
« Jusqu’à présent, la Couronne n’a fourni aucune preuve, nous en concluons donc qu’ils ont été transférés illégalement. »
Maître Shaban s’est chargé de l’affaire après avoir été mandaté par l’ambassade de Libye à Londres. Le ministère libyen de la Culture lui a demandé d’étudier la possibilité de rapatrier les artefacts, à la suite du rapatriement réussi d’autres objets historiques, tels que la statue de la déesse Perséphone et la Donatella Flavia en Libye.
Traduction : « Découvrez la véritable histoire des ruines romaines de Leptis Magna près de Londres »
D’après l’avocat, essayer de résoudre cette affaire se révèle jusqu’à présent fastidieux et complexe. Son client est l’État libyen et il reçoit ses instructions de l’ambassade de Libye à Londres, du ministère de la Culture et de la Direction du contentieux de l’État libyen.
« Traiter avec les avocats de la Couronne s’avère frustrant. Malgré l’envoi de lettres détaillées et polies demandant des réponses à diverses questions, principalement liées au transfert du titre, la Couronne essaie tout simplement de gagner du temps », indique-t-il.
Toutefois, certains progrès ont été réalisés.
« Il y a quelques jours, j’ai reçu une lettre d’excuses du PDG de Crown Estate [entreprise gérant le domaine de la Couronne], qui a reconnu l’importance de mes demandes de renseignements et a déclaré qu’il s’occupait de l’affaire, qui est complexe et nécessite l’implication de divers ministères. »
Histoire brutale
Maître Shaban explique que beaucoup n’ont pas conscience de l’histoire brutale de ces vestiges antiques, et que des Libyens ont risqué leur vie pour les sauver.
Bien que Pacha Karamanli ait accepté de donner les ruines à Lord Warrington et Lord Smyth, elles ne lui appartenaient pas car il avait massacré une tribu arabe locale pour les obtenir.
« Du sang a été versé pour obtenir ces artefacts, cela montre que les gens étaient prêts à sacrifier leur vie pour les sauver »
- Mohamed Shaban, avocat
La tribu, connue sous le nom d’al-Jawazi, considérait les colonnes et d’autres parties de son patrimoine comme une pièce irremplaçable de son histoire.
Le 5 septembre 1816, plus de 10 000 membres de la tribu ont été tués par Karamanli, l’un des pachas militaires turcs au plus long règne sur la Tripolitaine.
Le massacre est survenu en représailles d’une révolte qui avait éclaté contre la dynastie Karamanli et le refus de payer les impôts imposés.
Karamanli a ordonné à ses soldats de piller les biens de la tribu, qui comprenaient des objets anciens et les colonnes convoitées de Leptis Magna, ainsi que des dizaines de milliers de têtes de bétail, de l’argent et des captifs.
Les membres de la tribu ont défendu les colonnes au prix de leur vie, ce qui montre, selon maître Shaban, à quel point elles comptaient pour son patrimoine culturel.
« Du sang a été versé pour obtenir ces artefacts, cela montre que les gens étaient prêts à sacrifier leur vie pour les sauver », insiste l’avocat.
Une affaire complexe
« L’affaire est complexe sur le plan juridique, mais simple sur le plan moral, car les ruines se trouvent sur des terres de la Couronne et non sur des terres de l’État », explique Shaban.
Une question qui constitue un défi de taille pour l’avocat est le fait que les ruines soient antérieures à toutes les conventions de l’ONU exigeant la restitution du patrimoine culturel.
L’avocat a fait valoir que même les lois postérieures à 1945 s’appliquent à ces objets et qu’il n’est pas possible de donner les objets d’un patrimoine national parce qu’ils sont liés à l’identité de la population. Malgré ses efforts, il n’est pas allé loin avec les tribunaux britanniques.
Maître Shaban dit avoir été chargé par son client d’essayer de résoudre l’affaire par la négociation et la médiation sous l’égide de l’UNESCO.
« Le domaine de la Couronne a récemment fait preuve d’une certaine réceptivité à nos demandes de renseignements dans sa dernière correspondance.
« J’espère que cela mènera à un dialogue constructif qui pourra amener la Couronne à maintenir ses propres normes élevées d’intégrité en rendant au peuple libyen ce qui lui revient de droit », aspire-t-il.
Destin des artefacts
Alors que la bataille juridique continue, une question qui ne cesse de surgir est le sort des ruines antiques.
Le sujet fait rage dans les médias britanniques, ce qui ne fait qu’alimenter le débat autour des artefacts.
L’un des représentants du domaine de la Couronne a récemment déclaré à l’Evening Standard que les colonnes de Leptis Magna devraient rester là où elles sont parce que des millions de touristes en profitent chaque année.
« Ils semblent s’en servir comme excuse pour ne pas restituer les artefacts », explique Shaban, qui qualifie ces remarques d’« absurdes, cocasses et insultantes ».
« Si on reprend leur logique, on peut prendre des pierres du mur d’Hadrien, les déposer dans un autre pays et refuser de les rendre parce que des “millions de gens” en profitent », poursuit-il.
Un porte-parole du domaine de la Couronne a déclaré à Middle East Eye que les colonnes faisaient désormais partie intégrante de la région et de son patrimoine.
« Les colonnes de Leptis Magna ont été installées à Virginia Water au début des années 1800. Elles sont exposées au public et sont une caractéristique importante et appréciée du paysage de Virginia Water.
« Elles sont toujours appréciées par les millions de visiteurs du Windsor Great Park chaque année. »
Malgré le long processus de rapatriement des artefacts, certains ont été rendus volontairement à leur lieu d’origine par des organisations non gouvernementales.
Par exemple, le Wellcome Trust a rendu 93 objets himyarites au Service des musées yéménites et le Musée national de l’armée a accepté de rendre les mèches de cheveux de l’empereur abyssin Téwodros II à l’Éthiopie.
Bien que la bataille juridique continue, maître Shaban assure que les Libyens n’abandonneront pas, car les artefacts font partie de « l’ADN » de leur pays.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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