Mizrahim, les victimes juives du sionisme à l’écran
En 1988 sortait en français l’étude de l’universitaire israélo-américaine Ella Shohat, Le Sionisme du point de vue de ses victimes juives. Née en Israël de parents juifs irakiens, elle exprimait avec force et précision le traumatisme de ces populations juives originaires des pays musulmans qui, devenues des citoyens israéliens dans les années 1950-1960, se confrontaient pour la première fois de leur histoire à un racisme non du fait de leur religion mais de leur culture et couleur de peau.
De religion juive et d’identité arabe, ils devaient s’intégrer à un État qui conceptualisait le judaïsme comme le ciment d’un peuple unique. L’unicité, toutefois, devait se faire sur une base européenne et moderne : l’arabité n’avait plus lieu d’être, il fallait désormais suivre une identité nationale fixée par le pouvoir aux mains des ashkénazes et de la gauche sioniste.
Entre humiliation et violence symbolique, les juifs yéménites en particulier ont payé le prix fort : des milliers de bébés enlevés à leurs parents à la maternité pour être placés dans des familles juives ashkénazes. Les témoignages de plusieurs de ces mères, sous l’œil de la caméra de Michale Boganim, constituent un moment poignant du documentaire Mizrahim : les oubliés de la Terre promise, qui sort en salle ce mercredi 8 juin.
À ces populations originaires du Maghreb et du Moyen-Orient, les représentants de l’Agence juive ou d’autres officines sionistes promettaient Jérusalem. Pour l’essentiel d’entre elles, il n’en fut rien. La rencontre avec la « Terre promise » se fit d’abord au sein d’un camp de transit (maabarot), des centaines de tentes alignées dans le désert.
Ces camps deviendront par la suite des villes périphériques, où aujourd’hui encore vit la majorité de la population juive orientale. Promiscuité et relégation transparaissent dans les impressionnantes images aériennes prises par la réalisatrice israélienne d’origine maroco-ukrainienne.
Une révolte juive orientale de gauche
Son père, Charles Boganim, était une figure des Panthères noires d’Israël, un mouvement créé en 1971 par de jeunes juifs orientaux décidés à combattre les discriminations et la mainmise des ashkénazes sur l’État. L’antiracisme se mêlait à la lutte sociale : ces mizrahim incarnaient d’abord une main d’œuvre bon marché.
À la veille de la guerre israélo-arabe d’octobre 1973, une partie des Panthères noires ont entrepris la convergence politique avec les Palestiniens via l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Sans parvenir à imposer cette ligne au sein du mouvement, il y avait dans ces rencontres entres juifs orientaux et combattants palestiniens les germes d’une nouvelle force politique anticoloniale.
Cet épisode historique de courte durée est brièvement évoqué dans le documentaire, où l’Arabe palestinien n’est mentionné qu’à quelques reprises, tel le fantôme d’une scène qui prend pourtant place sur sa propre terre.
Déracinés du monde arabe, de force ou de gré suivant les territoires, les juifs orientaux arrivés dès le lendemain de la fondation d’Israël ont parfois été installés en lieu et place des Palestiniens, aux trois quarts expulsés en 1948. Un témoin ne s’y trompe pas : « Après un an en camp de transit, on a déménagé à Lod [Lydd] où on habitait une maison autrefois habitée par des Arabes. »
Discriminés mais privilégiés
La structure socio-économique d’Israël demeure essentiellement aux mains des ashkénazes. Toutefois, ne constituant plus que 30 % de la population juive du pays, les juifs européens ont dû voir leurs représentants politiques, issus principalement de la gauche sioniste, être toujours plus relégués face au poids électoral croissant des mizrahim.
L’esthétique et la justesse de Michale Boganim oublient cependant qu’Israël, en tant qu’État conçu et maintenu pour appartenir à la population juive, place les Palestiniens au plus bas de l’échelle sociale
En 1977, les travaillistes ont perdu pour la première fois les élections au profit du Likoud, qui devait cette victoire au vote juif oriental : au sein de cette communauté, près de quatre électeurs sur cinq avaient choisi la droite nationaliste. Les mizrahim souhaitaient faire payer la gauche sioniste sur le plan politique, mais surtout accéder à ses privilèges.
L’esthétique et la justesse de Michale Boganim oublient cependant qu’Israël, en tant qu’État conçu et maintenu pour appartenir à la population juive, place les Palestiniens au plus bas de l’échelle sociale. Tandis que les juifs orientaux s’entassaient dans des camps de transit, les 150 000 Palestiniens parvenus à rester sur leur terre et devenus par la force des choses citoyens de l’État d’Israël subissaient un gouvernement militaire d’exception qui ne sera levé qu’en 1966.
À l’instar de la récente exposition « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » de l’Institut du monde arabe (IMA), la fin du documentaire peut être interprétée comme une note d’espoir, pour qui sait lire entre les lignes. On y voit une nouvelle génération de mizrahim renouant avec son arabité, ouvrant ainsi la porte aux retrouvailles entre des peuples et des communautés victimes du sionisme.
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