Algérie : la flambée des cours du pétrole, une malédiction pour les réformes économiques
Le 23 mai, le président algérien Abdelmadjid Tebboune a limogé de façon inattendue le gouverneur de la Banque d’Algérie, Rostom Fadhli, qui occupait ce poste depuis un peu plus de dix-huit mois.
Depuis son accession au pouvoir, le chef de l’État aura ainsi désigné trois gouverneurs successifs à la tête de la Banque centrale. Une valse des responsables du secteur financier qui illustre la dévalorisation d’une fonction autrefois prestigieuse.
L’indépendance de la Banque centrale, érigée en principe dans le sillage de la libéralisation de l’économie du début des années 1990, n’est plus qu’un lointain souvenir.
En l’absence d’explications officielles, les médias algériens, qui au cours des dernières années ont fait taire leurs voix les plus critiques sous les coups de boutoir de l’exécutif, interprètent curieusement le remplacement de Rostom Fadhli comme une nouvelle manifestation de la « volonté réformatrice » du chef de l’État algérien.
Le désormais ex-gouverneur n’aurait pas fait preuve de suffisamment de diligence dans la réforme attendue de la « loi sur la monnaie et le crédit » qui régit le fonctionnement du secteur financier.
En mars, un vice-gouverneur de la Banque d’Algérie avait indiqué que la loi sur la monnaie et le crédit (qui prévoit de nouvelles mesures encourageant le paiement électronique) était toujours en « cours d’amendement ». Mais selon les sources contactées par Middle East Eye, la nouvelle mouture de la loi qui circule actuellement au sein du secteur financier « ne comporte aucune modification notable et en particulier aucun infléchissement libéral ».
Le président algérien aurait également voulu manifester son mécontentement face au retard accusé par le processus d’internationalisation des banques algériennes.
Un projet évoqué depuis un quart de siècle
Ces interprétations ne s’embarrassent d’aucun souci de vraisemblance. L’ouverture d’agences bancaires à l’étranger par les banques publiques algériennes est un projet évoqué régulièrement par les autorités algériennes depuis un quart de siècle.
Il est actuellement piloté par le ministère des Finances. Mi-mai, le Premier ministre algérien, Aïmene Benabderrahmane, remettait cet éternel chantier sur les rails et assurait que « l’ensemble des démarches relatives à la mise en œuvre de la première phase du projet d’ouverture des agences bancaires à l’étranger devront être finalisées avant la fin de l’année en cours ».
Trois banques publiques – la Banque nationale d’Algérie (BNA), le Crédit populaire d’Algérie (CPA) et la Banque extérieure d’Algérie (BEA) – prévoient l’implantation de filiales dans plusieurs pays africains.
Problème : la « volonté réformatrice » du chef de l’État illustrée par de nombreuses déclarations d’intention, qui se heurte à l’inertie de l’Administration, n’a obtenu pour l’heure aucune application concrète
La BEA a également « engagé des démarches » pour l’ouverture d’un bureau de sa filiale en France « afin de répondre aux préoccupations soulevées par notre communauté nationale établie dans ce pays », selon un communiqué officiel. Problème : la « volonté réformatrice » du chef de l’État illustrée par de nombreuses déclarations d’intention, qui se heurte à l’inertie de l’Administration, n’a obtenu pour l’heure aucune application concrète.
Voici presque deux ans, en septembre 2020, le président assurait que l’Algérie était en train de se diriger « vers une économie ouverte sur le monde ». « Il nous faut une grande réforme des banques, une grande réforme de la fiscalité. Il n’y a plus de rente, désormais on compte nos sous », avait-il déclaré, en référence au tarissement des rentrées fiscales liées aux hydrocarbures.
Moins de deux ans plus tard, l’ouverture de l’économie, la réforme des subventions, la réforme fiscale, la réforme des banques et quelques autres projets dans les cartons depuis plusieurs décennies sont, au mieux, toujours en chantier, au pire, oubliés.
Seule la deuxième partie du programme annoncé par Abdelmadjid Tebboune est activement en cours de réalisation : le gouvernement algérien compte ses sous.
La flambée des cours pétroliers est passée par là. Elle a été une divine surprise pour nos dirigeants, qui ont vu s’éloigner le risque de cessation de paiement, la menace du recours au FMI et les abandons de souveraineté sur la décision économique nationale qui lui sont associés.
Depuis près d’un an, l’argent coule de nouveau à flots dans les caisses de l’État, et les réserves de change, après s’être quasiment stabilisées en 2021, ont même commencé à se reconstituer depuis le début de 2022.
Après avoir accusé une chute vertigineuse, qui a fait craindre le pire aux dirigeants algériens, en tombant de près de 200 milliards de dollars en 2014 à 44 milliards de dollars fin 2021, les réserves financières du pays augmentent de nouveau, stimulées par un baril dont le prix moyen est désormais supérieur à 100 dollars depuis le début de l’année.
Les chiffres les plus récents situent les réserves de change à plus de 46 milliards de dollars à la fin du premier trimestre 2022. Elles devraient repasser largement au-dessus de la barre des 50 milliards à la fin de l’année en cours.
Les réformes de l’économie renvoyées à plus tard
De façon assez prévisible, et suivant un scénario récurrent dans l’histoire économique de l’Algérie des dernières décennies, ce sont les réformes économiques qui payent la facture de cette prospérité financière retrouvée.
Au lieu de l’« ouverture de l’économie algérienne sur le monde » promise par le président Tebboune, le gouvernement « compte ses sous » et la chronique de l’économie des dix-huit derniers mois se résume à une litanie de restrictions sur les importations.
Cette politique, activement mise en œuvre sur le terrain, fait appel selon le think tank algérien CARE « à une panoplie de mesures administratives complexes, souvent improvisées, peu évidentes à comprendre et, surtout, imprévisibles pour tous les acteurs en charge de les appliquer ».
Elle aboutit à « créer un environnement incertain fait d’une multitude de mesures légales et réglementaires » qui empoisonnent le « climat des affaires » et découragent les investisseurs.
Dernier exemple en date de cette politique de contrôle administratif tous azimuts, les entreprises algériennes désireuses de faire approuver leur programme d’importation par les banques ont été invitées depuis le début du mois de mai à produire une « attestation » délivrée par un organisme administratif prouvant que les produits concernés ne sont pas disponibles sur le marché national.
Face aux risques évidents de pénuries et de fermetures d’entreprise, le gouvernement a déjà fait marche arrière et commencé ces derniers jours à délivrer quelques dispenses, au secteur du médicament et agricole notamment.
Les résultats de cette politique sont contrastés. Elle a permis une réduction sensible des importations du pays, qui sont passées pour les seules marchandises de près de 45 milliards de dollars par an en moyenne depuis une dizaine d’années à un peu plus de 35 milliards de dollars en 2021.
Le déficit commercial a été résorbé complètement l’année dernière et la balance des paiements n’affiche plus qu’un léger trou de moins de 4 milliards de dollars.
Malheureusement, ces résultats ont été acquis au prix d’une véritable saignée sur le tissu productif. Privées d’approvisionnement, des centaines d’entreprises ont fermé leurs portes, mettant sur le carreau des dizaines de milliers de travailleurs dans le montage automobile, l’industrie électronique ou le secteur de l’électroménager.
L’opération « mains propres » qui a touché simultanément les hommes d’affaires trop proches du régime de l’ancien président Bouteflika a complété cette hémorragie dans les secteurs des travaux publics ou de la grande distribution.
Dernière ombre au tableau, l’investissement étranger, qui constitue un bon baromètre de l’attractivité de l’économie algérienne, est en chute libre. Avec à peine un milliard de dollars récolté en 2021, l’investissement étranger a été divisé par trois en dix ans.
Deux à trois fois moins d’investissements étrangers que le Maroc
L’Algérie, en dépit des importantes ressources de son sous-sol, attire deux à trois fois moins d’investissements étrangers que le Maroc et fait à peine aussi bien que la Tunisie voisine, dont l’économie pèse un quart de celle de l’Algérie.
Au bout du compte, en dépit des accents réformateurs adoptés par ses dirigeants, l’économie de l’Algérie se retrouve aujourd’hui encore moins diversifiée et encore plus dépendante des hydrocarbures qu’elle ne l’était voici encore deux à trois ans.
Quant à la rente dont la fin a été promise par le président algérien, elle ne s’est en réalité jamais portée aussi bien.
L’histoire économique algérienne inscrira sans aucun doute au crédit du président Tebboune la création pour la première fois d’une allocation chômage au profit des demandeurs d’emploi.
Entre 19 et 40 ans, les jeunes Algériens sans emploi peuvent depuis le mois de mars prétendre à une allocation mensuelle de 13 000 dinars (environ 90 dollars).
Le nouveau dispositif a suscité un véritable engouement et près d’un million de jeunes sont déjà inscrits sur les listes de l’Agence pour l’emploi. Aux dernières nouvelles, près d’un demi-million d’entre eux auraient déjà commencé à bénéficier de ce programme.
« Unique dans le monde arabe » selon les responsables algériens, ce nouvel acquis social fait la fierté du gouvernement et constitue, pour l’heure, la seule réforme concrète mise en œuvre par le nouveau gouvernement du président Tebboune.
Elle s’inscrit malheureusement dans une tendance lourde du modèle économique algérien en renforçant son caractère rentier au détriment du développement d’une économie de production.
Incapable de créer des emplois productifs qu’il a eu plutôt pour particularité de détruire au cours des dernières années, le nouvel exécutif ajoute un nouveau segment aux effectifs déjà nombreux des bénéficiaires de la rente d’État.
Le million de jeunes chômeurs ciblés par le nouveau dispositif, dont l’indemnisation coûtera près d’un milliard de dollars, va s’ajouter aux trois millions de fonctionnaires, dont les salaires mobilisent près de 20 milliards de dollars, et aux 3,2 millions de retraités dont les pensions sont assurées à hauteur de 50 %, faute de cotisations suffisantes, directement par le budget de l’État pour plus de cinq milliards de dollars par an.
L’impasse budgétaire dans laquelle est engagé le modèle économique actuel conduit de façon croissante le seul budget de fonctionnement de l’État à absorber la totalité des recettes fiscales dès que le baril de pétrole descend au-dessous d’un seuil de l’ordre de 80 dollars, privant l’État algérien de toute possibilité de développer de nouvelles infrastructures économiques, voire d’entretenir les infrastructures existantes.
Des dirigeants confortés dans leurs choix
Pour l’heure, le baril caracole à des niveaux sans précédents, proche au cours des derniers jours du mois de mai de la barre des 120 dollars. Cette flambée des prix pétroliers conforte les dirigeants algériens dans la conviction de la pertinence de leurs choix économiques.
Elle laisse cependant sans réponse plusieurs défis de portée considérable. Le premier et le plus fondamental est celui de la diversification de l’économie et de sa capacité à créer des emplois productifs pour les 400 000 à 500 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.
« Sur la décennie écoulée, l’investissement productif – industrie manufacturière et agriculture comprises – n’a pas absorbé au total plus de 4 % des ressources du pays. Comment peut-on diversifier l’économie algérienne et réduire sa dépendance aux hydrocarbures sans investir dans sa diversification ? », s’interroge l’expert algérien et économiste Mouloud Hedir, sollicité par MEE.
L’économie du pays pourrait également faire face à un autre défi à beaucoup plus brève échéance. En dépit de la croissance du PIB, qui devrait dépasser 3 % en 2022 selon les institutions financières internationales, l’inflation prend des proportions de plus en plus inquiétantes en menaçant gravement le pouvoir d’achat des Algériens.
Selon une analyse récente publiée par une des plus grandes banques françaises, le Crédit agricole , « plusieurs phénomènes sont à l’œuvre pour la poursuite d’une hausse assez significative de l’inflation au cours des prochains trimestres : la hausse de l’inflation mondiale en raison de la conjoncture post-covid, les conséquences de la guerre en Ukraine sur le prix des matières premières et notamment des céréales [lié à la perturbation des chaînes d’approvisionnement], la baisse des subventions étatiques sur certains biens, et enfin la hausse de l’inflation importée provoquée par la détérioration de la parité du dinar ».
Au total, l’inflation s’est établie à 8,1 % et 8,9 % au cours des deux derniers trimestres de 2021. Au premier trimestre 2022, elle atteint 9,3 %, surtout en raison de la hausse des produits alimentaires (14 % depuis six mois). Au total, l’inflation devrait dépasser les 10 % en 2022.
La baisse du pouvoir d’achat des ménages pourrait nourrir de plus fortes tensions sociales dans les trimestres à venir. Un risque à ne pas négliger.
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