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En Algérie, les travailleurs de la « capitale de l’électronique » broient du noir

Des milliers d’emplois dans l’électroménager et l’électronique sont menacés dans la région de Bordj Bou Arreridj. En cause, des pénuries de matières premières et le retard mis par les autorités à délivrer des licences d’importation
Bordj Bou Arreridj, à 200 km à l’est d’Alger (Creative Commons)
Bordj Bou Arreridj, à 200 km à l’est d’Alger (Creative Commons)
Par Zahra Rahmouni à BORDJ BOU ARRERIDJ, Algérie

Bordj Bou Arreridj. Dans un ballet incessant, les camions entrent et sortent de la zone industrielle, soulevant une nuée de poussière. Dans cette ville de l’est de l’Algérie, située à un peu plus de 200 kilomètres de la capitale, les usines ont poussé comme des champignons. À Mechta Fatima, une commune limitrophe déshéritée, des opérations d’aménagement d’une deuxième zone industrielle sont d’ailleurs en cours.

Ces dernières années, cette région, également agricole, a connu un développement industriel considérable. Le secteur de l’électronique et de l’électroménager, en particulier, figure parmi les premiers pourvoyeurs d’emplois et compte pour 90 % des exportations de la wilaya (préfecture), estimées à 26 millions de dollars en 2019.

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Pourtant, malgré ces chiffres encourageants, le vent est en train de tourner. En Algérie, le climat politique et économique s’est détérioré et les principaux acteurs de la filière sont inquiets à cause du problème d’approvisionnement en matières premières et de retards dans l’octroi des licences d’importation.

Pour ne rien arranger, l’épidémie de COVID-19 qui touche l’Algérie depuis la fin du mois de février porte un nouveau coup à l’économie nationale. Bordj Bou Arreridj est pleinement concernée puisque les principaux composants des filières de l’électronique et de l’électroménager sont importés de Chine.

En février, certains employés de l’entreprise Condor affichaient déjà quelques inquiétudes en évoquant l’épidémie en Chine et ses éventuelles conséquences sur les importations, en plus des difficultés que connaît déjà le secteur.

« Il y a des produits pour lesquels nous sommes en pénurie de stock et même carrément en rupture depuis déjà quelques mois, et nous n’arrivons pas à importer des kits CKD/SKD [kits de pièces détachées] », explique à Middle East Eye un responsable d’une entreprise majeure du secteur, installée à Bordj Bou Arreridj.

Ce dernier, qui souhaite conserver l’anonymat, précise que le problème remonte au mois de février 2019. « C’est à ce moment-là que nous avons déposé quelques demandes. Mais nous n’avons pas eu d’accord avant le mois d’octobre. Donc nos importations ont traîné dans les ports de délivrance, à Alger et Béjaïa, d’avril à octobre 2019 », poursuit-il.

« La seule réponse que l’on nous donne, c’est que notre dossier est en cours de traitement. Mais d’habitude, le traitement de dossier prend deux ou trois mois. »

« Le problème dans notre secteur, c’est qu’ils [les anciens décideurs] ont poussé les gens à investir de gros montants, mais ensuite, ils les ont lâchés »

- Un responsable d’une entreprise de Bord Bou Arreridj

Malgré les nombreuses lettres de recours et les demandes d’explication concernant le blocage de ses importations, l’entreprise n’a obtenu aucune réponse du ministère de l’Industrie et des Mines, où de nouveaux cahiers des charges seraient en cours d’élaboration pour deux secteurs désormais en souffrance : l’automobile et l’électroménager.

« Pour l’instant, on essaie de renforcer notre production sur la base des décisions que l’on a entre nos mains », indique le même responsable en précisant que l’entreprise a stoppé ses investissements après avoir enregistré une baisse de production de 30 % en 2019.

Un ralentissement qui a fait chuter ses exportations vers les pays limitrophes et l’a aussi obligée à réduire ses effectifs de moitié, passant de 1 200 à moins de 700 employés en l’espace de quelques mois.

« La majorité des personnes touchées étaient en contrat à durée déterminée, mais même les contrats à durée indéterminée ne sont pas épargnés. Nous serons obligés de les mettre au chômage technique. Si la situation continue comme ça, nous allons devoir libérer un deuxième quota qui va nous faire descendre à 600 ou 500 employés », prévient ce responsable.

« Nous avons eu des réunions d’urgence. Tout le monde est inquiet, y compris le PDG. Le problème dans notre secteur, c’est qu’ils [les anciens décideurs] ont poussé les gens à investir de gros montants, mais ensuite, ils les ont lâchés », ajoute-t-il amèrement en déplorant l’instabilité politique de ces derniers mois mais aussi l’instabilité institutionnelle récurrente qui, selon lui, décourage les investisseurs algériens et étrangers.

Condor a licencié 40 % des effectifs

Un peu plus loin dans la zone industrielle, des employés de Condor, un autre géant de l’électroménager et de l’électronique, profitent de leur pause devant l’une des unités de production de l’entreprise. Eux aussi font part de leur inquiétude. « La situation est anormale. Nous avons peur pour nos emplois. Il y en a qui sont là depuis douze ou seize ans », explique à MEE, à voix basse, Hamid*, un des travailleurs.

Ces dernières semaines, la marque aux couleurs bleue et blanche s’est séparée de 2 400 employés, soit 40 % de ses effectifs. Une nouvelle qui a secoué la région, où la filiale du groupe appartenant à la famille Benhamadi emploie un peu plus de 6 000 personnes.

« Cette décision est imposée par les problèmes significatifs que rencontre l’entreprise, notamment en ce qui concerne l’approvisionnement en matières premières et les retards de délivrance des licences d’importation », expliquait l’administration de l’entreprise à la fin du mois de janvier 2020.

Là encore, la plupart des travailleurs ayant perdu leur emploi bénéficiaient de contrats temporaires. « Ceux qui sont en CDI sont encore là. Pour l’instant, c’est leur contrat qui les protège mais on ne sait pas si l’entreprise va faire faillite », soupire Fethi *, employé de Condor qui évoque les ralentissements voire les arrêts de production dans certaines unités.

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« À chaque fois qu’il y a un manque dans les approvisionnements, il y a une unité qui s’arrête. Les nôtres, celles des congélateurs et des réfrigérateurs, ont été arrêtées il y a quelques jours. En ce moment, on termine les stocks de 2019 et, pour 2020, il n’y a rien », confirment à MEE plusieurs autres employés.

Mardi 28 janvier, des centaines d’employés en colère ont observé un sit-in devant la direction des ressources humaines de l’entreprise pour réclamer des clarifications de la part de la direction. Une réunion entre les représentants du personnel et l’administration a suivi cette action de protestation mais les travailleurs interrogés par MEE affirment être « toujours dans l’inconnu ».

Du côté de l’administration de l’entreprise, à Bordj Bou Arreridj, aucune information ne filtre. Contacté par MEE, le service en charge de la communication n’a pas non plus donné suite à nos nombreuses requêtes.

Le premier employeur privé de la wilaya, qui a enregistré près de 900 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018 et exporte vers seize pays d’Afrique, d’Europe et d’Asie, pourrait faire faillite. D’autant plus que plusieurs membres de la famille Benhamadi, dont Abderrahmane Benhamadi, PDG de Condor, sont en détention depuis le mois d’août 2019 dans le cadre d’enquêtes anticorruption qui visent des hommes d’affaires et des proches de l’ancien régime du président Abdelaziz Bouteflika.

Le premier employeur privé de la wilaya, qui a enregistré près de 900 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018 et exporte vers seize pays d’Afrique, d’Europe et d’Asie, pourrait faire faillite

Le Forum (ex-FCE), principale organisation patronale algérienne, dont la crédibilité a été entachée par ses liens avec l’ancien régime, a récemment appelé les autorités à prendre des mesures urgentes pour sauver les emplois.

Dans un communiqué publié le 2 février, le Forum estime que « plus de 20 % des employés de la filière [de l’électroménager] ont été mis au chômage » et que ce taux serait appelé à augmenter si des mesures urgentes n’étaient pas prises par les pouvoirs publics.

L’organisation préconise, entre autres, de « libérer les autorisations d’importation des kits CKD/SKD en attendant la mise en place d’un nouveau dispositif adapté à la situation de chaque activité ».

Dans le pays, la filière de l’électroménager compte plus de 70 opérateurs avec 20 000 emplois directs et environ 60 000 emplois indirectsn dont des milliers sont actuellement menacés.

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interviewées.

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