Carles Puigdemont : « L’Espagne a une vision paternaliste et un peu coloniale du Maghreb »
Carles Puigdemont a été le président de la Généralité de Catalogne (Generalitat de Catalunya), de 2016 à 2017. C’est l’homme qui a déclaré, en 2017, après un vote du Parlement catalan, l’indépendance de cette riche région d’Espagne. Une décision qui a provoqué l’une des plus graves crises institutionnelles et territoriales de l’Espagne moderne.
Cet acte lui a valu des poursuites judiciaires pour « rébellion » et « sédition » et un « exil » en Belgique, que ses détracteurs espagnols taxent de « fuite ».
Devenu eurodéputé et refondateur de l’un des principaux partis politiques catalans, Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne, droite catalane) – qui partage le pouvoir avec une autre formation indépendantiste, Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, gauche républicaine catalane) –, il peut se déplacer partout en Europe sauf en Espagne, où pèse sur lui un ordre d’arrestation.
Carles Puigdemont a répondu, en français, aux questions de Middle East Eye.
Middle East Eye : Pour tout le monde, la Catalogne, c’est la ville de Barcelone, le tourisme et surtout le FC Barcelone. Avez-vous une autre définition ?
Carles Puigdemont : C’est avant tout une vieille nation européenne qui, depuis le Moyen Âge, possède un Parlement, un gouvernement, des institutions et des relations internationales, notamment en Méditerranée. C’est aussi une nation qui, après quelques siècles d’existence, a tout perdu et a vu comment on interdisait sa langue.
MEE : On parle encore catalan en Catalogne.
CP : Je parle d’histoire. Les Bourbons, c’est-à-dire la monarchie espagnole, ont interdit le catalan au début du XVIIIe siècle. À partir de ce moment, et jusqu’aujourd’hui, la Catalogne n’a cessé de se battre pour récupérer sa liberté perdue et sa langue.
Certes, pendant ces quelque 300 ans, on a réussi à avoir quelques périodes dites « de liberté », qu’il faut mettre entre guillemets.
Nous sommes une petite nation entourée de deux grandes puissances, territoriales et linguistiques, l’Espagne et la France. Notre nation essaie de survivre
MEE : Pouvez-vous expliciter ?
CP : C’était durant la Seconde République espagnole [1931-1939] et après la mort de Franco [1975]. Mais ce n’était jamais une liberté pleine pour garantir la survie de la Catalogne.
Nous sommes une petite nation entourée de deux grandes puissances, territoriales et linguistiques, l’Espagne et la France. Notre nation essaie de survivre.
Nous essayons de protéger notre langue, notre culture, et en même temps vivre en paix avec nos voisins et faire entendre notre voix dans le monde.
MEE : Mais il y a un immense espace géographique qui va au-delà de la Catalogne. On parle catalan, ou une langue apparentée, du nord de la Murcie, une communauté autonome voisine de l’Andalousie, jusqu’au département français des Pyrénées orientales, que vous appelez la « Catalogne du Nord ». En passant par la Communauté valencienne et la Frange d’Aragon.
CP : Oui, mais vous savez, outre Andorre, le catalan est parlé dans trois pays européens membres de l’Union européenne [l’Espagne, la France, l’Italie]. C’est la langue officielle dans un espace géographique où habitent 10 millions de personnes, et pourtant, elle est interdite au Parlement européen et au Congrès des députés espagnol.
Nous n’avons pas le droit d’utiliser notre langue dans ces instances parlementaires. Moi qui suis eurodéputé, je n’ai pas le droit de m’exprimer dans ma langue maternelle, qui est pourtant une vieille langue européenne.
MEE : Pourquoi ?
CP : Parce que l’Espagne ne veut pas demander pour le catalan le même statut qu’ont, au Parlement européen, le maltais, le gaélique, les langues baltes et celles des Balkans, etc., qui sont beaucoup moins parlées que notre idiome.
Quand l’Espagne se projette à l’international, elle oublie volontairement de préciser qu’il y a plusieurs nations dans la péninsule Ibérique, le Pays basque, la Galice, la Catalogne…
MEE : J’ai été surpris de voir que l’actuel président de la Généralité de Catalogne, Pere Aragonès, en est le 132e. Je situais plutôt ce chiffre à 120.
CP : En 2017, j’ai été élu 130e président de la Generalitat de Catalogne, le 130e président de l’histoire de la Catalogne [depuis 1359]. Cela veut dire quoi ? Qu’on n’est pas nés d’hier.
MEE : Qu’est-ce que cela vous fait, à vous, un citoyen européen, de vous retrouver aujourd’hui « exilé » comme vous dites en Europe, alors que les Espagnols affirment que vous êtes « en fuite de la justice » ?
CP : En fait, il y a des sentiments contradictoires. L’exil est une tradition dans l’histoire politique catalane. Je ne suis pas le premier président de la Catalogne à devoir prendre le chemin de l’exil. Il y en a eu d’autres. C’est devenu presque une tradition de rejoindre la France, ou la Belgique surtout, pour se protéger de ces différentes vagues de répression qui ont existé au XXe siècle contre ce mouvement que l’on appelle le catalanisme.
MEE : Mais là on est au XXIe siècle… On est en Espagne, qui n’est pas une dictature.
CP : Plus que ça, nous sommes dans l’Union européenne et, comparé au XXe siècle, à la période de Franco, l’Espagne a tout de même progressé en matière de démocratie. Malgré cela, il y a aujourd’hui des politiciens et même des artistes qui doivent se réfugier hors d’Espagne pour chercher une protection juridique…
MEE : Vous faites référence à ce rappeur de Majorque qui a dû fuir l’Espagne ?
CP : Oui, Josep Miquel Arenas Beltrán, dit « Valtònyc », qui a été condamné à trois ans et demi de prison pour une chanson contre la monarchie espagnole. Il a dû venir ici, en Belgique, où il a gagné tous les procès intentés contre lui par l’État espagnol pour obtenir son extradition. Il est décevant pour moi que l’on doive se battre aujourd’hui pour des droits que l’Union européenne exige des autres.
MEE : Comme par exemple…
CP : La liberté d’expression, la liberté de mouvements, l’action politique. Pour moi, en tant que citoyen européen, voir que l’Union européenne n’a pas progressé, et que le « deux poids, deux mesures » en matière de libertés fondamentales reste la norme, est choquant. Nous percevons, nous vivons un recul des droits que nous croyions acquis et qui nous ont poussés à nous considérer comme des citoyens européens.
MEE : Mais l’Espagne d’aujourd’hui n’est plus celle de Franco. Et puis au XXe siècle, l’exil a aussi frappé beaucoup d’Espagnols, et pas seulement les Catalans. On peut critiquer la justice espagnole, mais ce n’est tout de même pas la justice d’un État autoritaire.
CP : J’ai dit avant qu’il y avait eu un progrès important de l’Espagne démocratique après la mort de Franco. Mais, du point de vue du système judiciaire, la justice n’a pas évolué de la même façon que la société espagnole qui, en matière de droits fondamentaux, de sexualité et de religion, a fait un pas énorme en avant. Ce qui n’est pas le cas de la justice espagnole qui, comme d’ailleurs certains secteurs de la police et de l’armée, reste un corps fortement rattaché à la tradition autoritaire du franquisme.
La justice espagnole, comme d’ailleurs certains secteurs de la police et de l’armée, reste un corps fortement rattaché à la tradition autoritaire du franquisme
Ce n’est pas seulement mon opinion. Il y a des études élaborées par des experts juridiques espagnols qui attestent qu’une partie importante de la haute magistrature espagnole est liée à la droite et à l’extrême droite.
MEE : Pour moi qui suis originaire d’un vrai État autoritaire (le Maroc), c’est un peu fort…
CP : Je peux le dire parce que j’ai eu affaire à la justice allemande, belge et italienne. Il y a une énorme différence entre ces trois juridictions et la justice espagnole. Par rapport aux cas des Catalans, l’Espagne ne peut pas garantir une justice indépendante, alors que c’est le fondement, la clé d’une démocratie pleine, comme celle que je connais ici, en Belgique, depuis quatre ans et demi.
Ce n’est pas parfait, bien entendu, mais les décisions de justice ne sont pas prises à partir de critères politiques. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en Espagne.
MEE : Mais est-ce seulement la justice ou est-ce que le politique influe sur les décisions de justice ?
CP : Il y a un récent rapport du GRECO [Groupe d’États contre la corruption], un organe du Conseil de l’Europe chargé de vérifier la qualité de l’indépendance de la justice, qui a déjà rédigé trois ou quatre rapports sur la situation de l’Espagne.
Il est très critique envers la justice espagnole. Il y a aussi le Conseil de l’Europe qui a demandé il y a un an à l’Espagne d’arrêter les persécutions visant les politiciens catalans.
MEE : Et pour le politique ?
CP : La droite espagnole, le Parti populaire notamment [qui s’appelait auparavant l’Alliance populaire], qui a été fondé par un ancien ministre de Franco [Manuel Fraga Iribarne], n’appartient pas à la famille de la droite démocratique européenne qui s’est battue contre le fascisme.
Le gaullisme français, la démocratie chrétienne italienne, la démocratie chrétienne allemande de Konrad Adenauer, et la droite britannique également, se sont battus contre le fascisme.
C’est tout le contraire de la droite espagnole, laquelle est une émanation du franquisme qui s’est réinventée. En Espagne, il n’y a pas eu de cassure avec l’ancien système comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale en France, en Italie et en Allemagne. En Europe, il y a eu une transition, en Espagne, il y a eu une sorte d’évolution de la dictature à la démocratie.
MEE : Ça, c’est la droite. Mais est-ce qu’il y a eu un changement depuis l’arrivée des socialistes du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) au pouvoir en 2018 ? On ne peut pas dire que le gouvernement de Pedro Sánchez ne veut pas trouver un terrain d’entente avec les Catalans.
CP : Il y a une différence entre dire et faire. Qu’a fait le gouvernement du PSOE depuis qu’il est aux commandes ? Rien ! En fait, quel est le projet politique de M. Pedro Sánchez concernant la Catalogne ? Rien !
Je vais dire quelque chose qui n’est pas politiquement correct : quand la droite est au pouvoir, elle est claire, elle nous est clairement hostile. Les socialistes, eux, mettent la manière mais on ne peut pas leur faire confiance. En ce sens, pour moi ils sont pires que la droite. Je veux négocier avec quelqu’un en qui j’ai confiance, or Pedro Sánchez a montré qu’on ne peut pas lui faire confiance.
MEE : Il faut reconnaître aussi que vous, les indépendantistes, vous n’êtes pas très unis. Preuve en est la récente sortie du porte-parole d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) au Congrès des députés espagnol à Madrid, Gabriel Rufián, qui vous a carrément insulté.
CP : Vous avez raison. On n’est pas du tout unis. Ce n’est pas une opinion, c’est un fait. On ne marche pas unis, on ne se bat plus ensemble face à l’État espagnol. C’est un problème, mais ce n’est pas de ma faute.
MEE : Mais pourquoi participez-vous encore au gouvernement autonomique catalan présidé par un membre d’ERC ?
CP : C’est une autre histoire. Il y a différentes stratégies. Par contre, il y a un mandat clair des citoyens catalans. Même si nous autres, politiciens indépendantistes catalans, ne pouvons pas agir de manière coordonnée et unie, il y a la volonté majoritaire du peuple catalan qui s’est exprimée élection après élection en faveur de l’indépendance. La majorité indépendantiste au Parlement catalan est la plus large de l’histoire moderne.
C’est pour cela qu’il est essentiel qu’il y ait une troisième personne autour de la table des négociations. Une tierce partie qui ne doit être ni espagnole ni catalane, et qui puisse nous aider au dialogue afin d’arriver à des résultats ainsi qu’au respect de ces accords
MEE : Donc, il n’y a plus rien à négocier avec le PSOE.
CP : Il faut tirer les conséquences de cette stratégie de dialogue avec le gouvernement espagnol, même si je reste personnellement favorable à l’idée du dialogue pour résoudre des conflits politiques.
Il n’y a rien sur la table, absolument rien. Et c’est ce que nous expliquons à nos collègues du gouvernement catalan : peut-être est venu le temps de changer de stratégie, de nous unir à nouveau et de répondre collectivement à ce dialogue fake proposé par Pedro Sánchez qui, c’est démontré aujourd’hui, nous espionnait avec le logiciel Pegasus.
MEE : Vous êtes pessimiste alors ?
CP : Malheureusement, oui. Ma priorité a toujours été, durant ma présidence de la Generalitat et maintenant que je suis en exil, d’ouvrir de vraies négociations avec l’État espagnol, d’égal à égal, pour que nous puissions aboutir à un résultat positif.
MEE : Positif veut dire la séparation de l’Espagne, alors que différents gouvernants espagnols disent qu’ils ne peuvent pas et ne veulent pas négocier l’indépendance d’une partie du territoire.
CP : C’est pour cela qu’il est essentiel qu’il y ait une troisième personne autour de la table des négociations. Une tierce partie qui ne doit être ni espagnole ni catalane, et qui puisse nous aider au dialogue afin d’arriver à des résultats ainsi qu’au respect de ces accords.
Car le problème avec l’Espagne n’est pas d’arriver à des accords. En 40 ans, il y en a eu beaucoup, mais les Espagnols ne les ont jamais respectés.
MEE : Par exemple ?
CP : Les investissements publics. En Catalogne, l’État espagnol a respecté seulement 36 % de ses promesses, alors qu’à Madrid, ce chiffre monte à 187 %. Donc, je le répète, à quoi sert d’arriver à des accords avec l’Espagne si elle ne respecte pas ses engagements ? Il nous faut une tierce partie avant d’engager des négociations avec les Espagnols.
MEE : Vous pensez à qui ? À l’Union européenne ? Aux États-Unis ? À l’Irlande ?
CP : Quand j’étais président de la Generalitat, il y a eu des États hors de l’Union européenne, la Suisse par exemple, et d’autres pays dont je ne peux révéler les noms, qui ont offert officiellement leurs bons offices. Il y a aussi des ONG et des experts internationaux habitués à ce genre de conflit.
MEE : Permettez-moi d’insister, mais vous croyez vraiment que l’État espagnol, qu’il soit gouverné par la droite ou par la gauche, va accepter de négocier l’indépendance de la Catalogne ? C’est une région très industrialisée, très riche.
CP : Inversons alors les rôles. Croyez-vous que si la Catalogne était une région pauvre, l’Espagne accepterait de négocier son indépendance ? Non. La question est ailleurs. L’Espagne est-elle en mesure d’appliquer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qu’elle a signé en 1976 et ratifié en 1977 ?
On peut tout de même parler d’indépendance sans être condamné à quinze ans de prison. Les Écossais peuvent le faire avec les Britanniques, les Québécois avec les Canadiens et la Nouvelle-Calédonie a négocié avec Paris des référendums d’autodétermination, mais en Espagne, ce n’est pas possible
Le premier article de ce pacte prévoit le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles ». C’est publié dans le Bulletin officiel de l’État espagnol.
MEE : Cela ne répond pas à ma question…
CP : La Catalogne est une très vieille nation européenne, avec des institutions, des Constitutions… Nous avons le droit de nous séparer de l’Espagne, bien entendu par des moyens pacifiques et démocratiques. Ma question est simple : l’Espagne est-elle disposée à respecter ses engagements internationaux ?
Se séparer n’est pas un droit aléatoire, il s’applique à tous. Si la majorité du peuple catalan veut accéder à l’indépendance, où est exactement le problème ? Est-ce que les frontières ont été délimitées par Dieu, par une force divine ? Est-ce que la Catalogne est dans une prison ?
On peut tout de même parler d’indépendance sans être condamné à quinze ans de prison. Les Écossais peuvent le faire avec les Britanniques, les Québécois avec les Canadiens et la Nouvelle-Calédonie a négocié avec Paris des référendums d’autodétermination, mais en Espagne, ce n’est pas possible.
MEE : Il reste toujours ces questions économiques, votre grande richesse.
CP : Je connais cette narration. On nous dit : « Vous êtes riches et vous ne voulez pas partager votre richesse avec les peuples moins favorisés. » C’est faux ! Nous autres, Catalans, nous sommes d’accord avec le principe de la répartition des richesses. On ne va pas garder tout l’argent dans notre poche.
Et cela s’applique non seulement à l’Espagne, mais également à l’Europe et au monde entier. La Catalogne, en tant que principal partenaire économique de l’Espagne, serait la première intéressée pour l’aider en cas de difficultés économiques. J’irais plus loin : en cas de séparation, la Catalogne est prête à assumer une partie de la dette extérieure espagnole.
MEE : De nombreux Maghrébins, Marocains, Algériens et Tunisiens, quand ils se posent la question, se demandent en quoi l’indépendance de la Catalogne pourrait bénéficier à leur région ?
CP : La Catalogne connaît bien le Maghreb. Des dizaines de milliers de Maghrébins vivent chez nous et l’économie catalane a de grands intérêts dans les économies du Maghreb.
Par exemple, les dernières données en ma possession, qui datent d’il y a quatre ans, avancent que jusqu’en 2017, 50 % des investissements espagnols au Maroc étaient catalans. Il y a une évidente interaction entre la Catalogne et le Maghreb, et pas seulement ces dernières décennies. Depuis toujours, la Catalogne a eu un intérêt géostratégique pour le Nord de l’Afrique. Nous sommes et resterons un partenaire essentiel du Maghreb.
MEE : Politiquement ou plutôt diplomatiquement ?
CP : En plus des échanges économiques, une Catalogne indépendante aurait des relations apaisées avec l’ensemble du Maghreb. La Catalogne n’a pas de passé colonial dans la région. Elle n’a de litiges territoriaux avec aucun des trois pays que vous évoquez et notre langue n’a pas envahi votre espace.
À Bruxelles, nous serons plutôt un partenaire qui a de l’empathie pour les intérêts du Maghreb.
MEE : Reste que, malheureusement, le Maghreb n’est pas un exemple de démocratie.
CP : Nous pouvons aussi apporter notre expérience. La façon de gérer notre, disons, « révolution démocratique », pacifiquement bien entendu, peut vous inspirer des processus de démocratisation, de modernisation du gouvernement, etc.
MEE : L’Union européenne, particulièrement la France et l’Espagne, évite systématiquement de critiquer les graves atteintes aux droits fondamentaux commises au Maghreb. Et si parfois elle critique l’Algérie, pour le Maroc elle reste étrangement silencieuse. Alors qu’elle a fait de la défense des droits humains l’un de ses vertueux étendards internationaux.
CP : Nous dénonçons cette hypocrisie européenne. Il y a quelques jours, nous parlions au Parlement européen du Xinjiang, du peuple ouïghour et du génocide dont il est victime.
L’un de nous a demandé qu’on revoie les échanges commerciaux avec la Chine. Que signifient les grands discours, les bonnes paroles, les déclarations d’intention et les communiqués sur les droits de l’homme quand la plupart des pays européens vont en Chine pour faire des affaires ? Même chose pour l’Afrique et le Maghreb, où l’Union européenne a d’énormes intérêts.
Si l’Union européenne renonce au potentiel dont elle dispose, en tant que très grande puissance économique mondiale, pour défendre partout les libertés fondamentales, elle va finir par perdre son autorité morale
MEE : Les intérêts économiques priment donc sur la morale.
CP : Si l’Union européenne renonce au potentiel dont elle dispose, en tant que très grande puissance économique mondiale, pour défendre partout les libertés fondamentales, elle va finir par perdre son autorité morale.
Au début de la législature européenne, nous avons dit que le « deux poids, deux mesures » peut tuer l’esprit de l’Union européenne. Être braves avec le faible et lâches avec ces pays avec lesquels nous avons des intérêts économiques. On doit en finir avec cette vision à géométrie variable.
Si l’Union européenne a perdu sa place dans le monde comme première puissance économique au profit des États-Unis et de la Chine, elle doit rester la puissance internationale des droits de l’homme, et en être fière.
MEE : C’est possible ?
CP : Il y a deux semaines, on a organisé un séminaire avec une université mexicaine autour de l’affaire du logiciel espion Pegasus.
Les Mexicains ont avancé beaucoup dans l’investigation mais ils nous ont dit : « On attend beaucoup de la commission d’enquête du Parlement européen sur Pegasus, parce que si l’Europe prend des mesures, cela va nous aider énormément. » Ils ont raison et nous, on doit être cohérents avec nous-mêmes, et appliquer ce qu’on exige des autres.
MEE : Oui, mais êtes-vous conscient du fait que la plupart de vos collègues eurodéputés sont encore dans ce cas de figure ?
CP : Il y a beaucoup de collègues qui sont conscients de cette contradiction. Le problème du Parlement et des institutions européennes, c’est qu’il existe un monopole, celui de deux familles politiques : le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates.
En dehors d’eux, les minorités, sauf les libéraux, n’ont aucun pouvoir. Beaucoup d’eurodéputés du Parti populaire ou des sociaux-démocrates qui, en privé, expriment leur gêne, sont des élus avec un mandat, un diktat, celui de leurs partis respectifs.
Le Parti populaire européen et les sociaux-démocrates contrôlent l’Europe et à mon avis, c’est un problème sérieux qui touche à sa crédibilité démocratique.
Nous, on se bat contre la puissance excessive de deux structures partisanes qui se partagent le pouvoir, la Commission, la présidence du Parlement, à la notable exception du Conseil de l’Europe qui a été « concédé » aux libéraux, d’où toutes les voix dissidentes sont écartées. Mais de plus en plus d’eurodéputés remettent en question cette logique de pouvoir absolu. Les choses bougent.
MEE : L’Union européenne s’est levée comme un seul homme pour défendre l’Ukraine, alors qu’elle n’a jamais rien fait de tel pour d’autres pays dans la même situation. On est toujours dans le « deux poids, deux mesures » ?
CP : Vous avez raison. L’Union européenne s’est tue devant tant de tragédies dans le monde. Peut-être parce que l’Ukraine c’est l’Europe, un État qui a des frontières communes avec nous.
L’engagement de la Catalogne par rapport au Sahara occidental a toujours été clair. Tous les peuples qui veulent exercer de façon pacifique et démocratique leur droit à l’autodétermination et qui défendent leur droit à exister doivent pouvoir le faire
Disons-le clairement, cette guerre nous touche profondément. Mais il existe aujourd’hui un espoir : que la tragédie ukrainienne puisse servir de catalyseur, de point d’inflexion. Cet espoir veut dire que dans le futur, on ne regardera pas de l’autre côté face à la tragédie d’autrui.
MEE : Mais est-ce possible ?
CP : C’est un défi. Nous nous engageons à ce que l’Union européenne regarde ce qui se passe ailleurs de la même manière qu’elle le fait aujourd’hui avec l’Ukraine.
Je suis peut-être naïf, mais je peux vous assurer que j’ai senti ce sentiment chez de nombreux collègues. J’ose espérer que dorénavant, l’Union européenne s’intéressera davantage à d’autres conflits, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine. L’Union européenne doit agir partout comme une puissance mondiale des droits de l’homme.
MEE : Vous savez qu’au Maroc, certains aimeraient bien jouer votre carte face à l’Espagne. Quelques-uns disent ou même écrivent : si l’Espagne continue de soutenir l’indépendance du Sahara occidental, nous allons soutenir celle de la Catalogne. Que vous inspire cette comparaison ?
CP : Nous sommes favorables à l’intérêt des Marocains pour la Catalogne et pour comprendre le sentiment national catalan. Une comparaison ? Oui, pourquoi pas ? Ce genre de comparaison aurait été impossible il y a vingt ou quinze ans, mais aujourd’hui, la Catalogne est devenue un sujet international et ce n’est pas nécessairement négatif qu’il puisse être comparé à d’autres situations dans le monde.
Cela prouve que nous avons réussi à élargir la connaissance du mouvement national catalan. Après, bien entendu, il y a les intérêts et le jeu géopolitique, mais cela ne nous concerne pas.
MEE : Votre sentiment sur le conflit du Sahara occidental ?
CP : L’engagement de la Catalogne par rapport au Sahara occidental a toujours été clair. Tous les peuples qui veulent exercer de façon pacifique et démocratique leur droit à l’autodétermination et qui défendent leur droit à exister doivent pouvoir le faire.
MEE : On peut donc dire que vous êtes en faveur d’un référendum d’autodétermination au Sahara occidental.
CP : Oui. Il doit y avoir un référendum d’autodétermination au Sahara occidental pour que la population locale puisse s’exprimer librement et pacifiquement. D’ailleurs, j’ai écrit beaucoup sur ce sujet avant d’entrer en politique, quand j’étais journaliste.
MEE : Et pour Ceuta, Melilla et ces poussières d’empire qui longent la côte marocaine ?
CP : Le Maroc a parfaitement le droit de questionner la souveraineté espagnole sur Ceuta, Melilla, les îles Zaffarines, l’îlot Persil et tous ces rochers éparpillés.
Ce sont les restes d’une colonisation européenne qui empêchent la normalisation complète des relations entre l’Espagne et le Maroc. Cette situation est gênante, surtout qu’il s’agit dans ce cas de figure de l’Espagne, un État européen.
MEE : L’Espagne a-t-elle également le droit de revendiquer le rocher de Gibraltar ?
CP : Oui, parfaitement. Je suis contre toute sorte de colonialisme et je suis surtout pour le droit à pouvoir parler librement de tous les vestiges des empires.
Je dois juste signaler que ce n’est pas la colonisation britannique qui a créé Gibraltar, c’est un accord entre l’Espagne et le Royaume-Uni qui en a été la conséquence. À cause de la guerre, qui a eu des conséquences aussi sur la situation de la Catalogne.
Ce sont les restes d’une colonisation européenne qui empêchent la normalisation complète des relations entre l’Espagne et le Maroc. Cette situation est gênante, surtout qu’il s’agit dans ce cas de figure de l’Espagne, un État européen
Je dois préciser aussi que contrairement à nous, les Gibraltariens ont pu voter librement dans un référendum [en 1967] pour décider de leur avenir et qu’ils ont refusé à 99,64 % de passer sous la souveraineté espagnole. C’est ça, le principe du respect à l’autodétermination des peuples.
MEE : Quand on parle d’autodétermination, on se doit d’évoquer le cas d’une vallée située dans les Pyrénées catalanes et limitrophe de la France, le val d’Aran : accepteriez-vous par exemple que cette région puisse un jour se séparer de la Catalogne ?
CP : Absolument, parce que comme je l’ai dit auparavant, les frontières ne sont pas sacrées et donc celles de la Catalogne non plus.
MEE : Que les peuples s’émancipent est quelque chose de plus facile à dire qu’à permettre.
CP : Détrompez-vous. Nous avons fait passer une loi au Parlement catalan qui s’appelle justement « Loi du val d’Aran » et reconnaît l’identité nationale, occitane, de cette région. Cette loi lui reconnaît explicitement le droit à décider de son avenir.
Je ne vois aucun problème à ce que le val d’Aran exige son indépendance ou veuille se joindre à un État ou à un autre. S’il le fait un jour, nous n’engagerons pas contre lui des accusations de rébellion ou de sédition et n’enverrons pas notre police. Notre seule exigence est la non-violence.
MEE : Récemment, vous-même ainsi que vos deux collègues catalans Clara Ponsatí et Toni Comín avez posé une question sur la situation dans le Rif marocain et les conséquences sanitaires actuelles de la guerre chimique menée par l’Espagne contre cette région au siècle passé.
CP : Nous avons posé une question sur le Rif mais également sur la situation des Kabyles algériens. Cela a eu pour effet de fâcher un peu l’État algérien, qui a officiellement protesté auprès de la délégation catalane à Bruxelles. Mais la question du Rif est plus poignante car il y a une responsabilité historique espagnole dans ce dossier.
MEE : Pas seulement dans le Rif, dans tout l’ancien protectorat espagnol au Maroc.
CP : Je parle de la terrible guerre chimique qui a été menée par l’armée espagnole contre la population locale [guerre du Rif, 1921-1927]. Les conséquences sanitaires sont encore visibles de nos jours. On ne peut pas laisser passer cette tragédie.
C’est un devoir pour nous de la rendre visible aux yeux des Européens. Si l’Espagne d’aujourd’hui appartient à l’Union européenne, la responsabilité de ces crimes du passé est également européenne.
MEE : Mais pourquoi est-ce à vous, Catalans, de faire ce travail de mémoire ?
CP : Parce que quand j’étais président de la Generalitat de Catalogne, il y avait officiellement 200 000 Marocains, sûrement beaucoup plus en réalité. La plupart d’entre eux étaient d’origine rifaine.
On doit pouvoir revisiter cette partie de l’histoire, éclaircir les faits et délimiter les responsabilités pour engager les nécessaires réparations. De l’Espagne mais également, je le répète, de l’Union européenne.
MEE : Avez-vous été surpris par le déclenchement et l’aggravation de la crise diplomatique entre l’Espagne et l’Algérie ?
CP : Je dois avouer que oui. J’ai, comme tout le monde, assisté au changement surprenant de la position espagnole par rapport au conflit du Sahara occidental. Je me suis dit qu’il y avait eu des négociations secrètes, en coulisses. Je pensais que l’Algérie avait été prévenue.
Je suis vraiment choqué par l’inaptitude diplomatique de l’Espagne par rapport à ce monde, le Maghreb, qui est complexe
J’imaginais qu’il y avait eu des protestations mais que la realpolitik avait fini par s’imposer. En fait, je me suis totalement trompé. L’Espagne n’a absolument pas travaillé ce dossier. Je suis vraiment choqué par l’inaptitude diplomatique de l’Espagne par rapport à ce monde, le Maghreb, qui est complexe.
MEE : Que voulez-vous dire ?
CP : L’Espagne a une vision paternaliste et un peu coloniale de ce monde. Réduire d’une façon aussi simple le conflit du Sahara occidental en prenant une décision de ce calibre… Franchement, je ne peux pas m’expliquer cette grave erreur.
MEE : On dit que c’est une décision personnelle du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez.
CP : Je ne comprends pas comment ce changement aussi radical a pu avoir lieu sans concertation avec les alliés de M. Sánchez au gouvernement [Unidas Podemos]. Pourquoi ? Dans quel but ? Je n’ai pas d’éléments de réponse. Je suis donc surpris. Mais cette décision n’a rien réglé du tout.
MEE : Et la brutale réponse de l’Algérie ?
CP : On n’a pas encore mesuré les conséquences de la décision de l’Algérie de suspendre le Traité d’amitié avec l’Espagne. Je suis incapable de prédire ce qui va se passer dans les prochains mois. Mais la situation est grave.
MEE : Croyez-vous, comme une partie de la presse espagnole, que le logiciel espion Pegasus a quelque chose à voir avec la décision de Sánchez ?
CP : Je ne veux pas tomber dans les spéculations. Premièrement, il faut savoir si vraiment le Maroc est derrière cet espionnage. Deuxièmement, il faut vérifier si vraiment du matériel a été dérobé dans les téléphones infectés par Pegasus. On le saura un jour. L’important est qu’on sache pourquoi Sánchez a pris cette décision aussi drastique et pourquoi les Algériens n’ont pas été mis au courant ou informés préalablement.
MEE : On dit en Espagne que Pedro Sánchez a dynamité les relations hispano-maghrébines là où avant existait un équilibre, certes précaire, mais un équilibre tout de même.
CP : C’est ma sensation, mais comme on n’a pas toutes les données, je ne peux pas émettre un avis définitif. Il m’est difficile de croire que le gouvernement espagnol se soit comporté d’une manière aussi infantile avec le Maghreb. Parce que sinon, ce serait une grave erreur.
Il y a des intérêts économiques énormes en jeu et ils ne peuvent être soumis aux aléas de l’humeur du président du gouvernement ou de son ministre des Affaires étrangères.
MEE : Et pourtant, l’Espagne connaît cette région avec qui elle partage des frontières. Il y a de très bons spécialistes du Maghreb en Espagne.
CP : Oui, et c’est pour cela qu’elle aurait dû prendre en considération l’histoire et scruter les perspectives d’avenir. Je ne vois pas de prise en compte de l’histoire ni une vision de futur dans le mouvement de Sánchez.
MEE : Que vous inspire ce qui s’est passé la semaine dernière à la frontière avec Melilla, avec ces dizaines de morts et la réaction du président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, qui a félicité les forces de l’ordre marocaines pour avoir « bien résolu » l’assaut donné par les migrants subsahariens ?
CP : Ce qui s’est passé à la frontière entre l’UE et le Maroc est un crime, qui met en
évidence le glissement vers la droite des social-démocraties européennes. Les
félicitations cyniques de Pedro Sánchez pour une action policière au cours de
laquelle des dizaines de personnes sont mortes, et d’autres ont été traitées comme
si elles n’étaient pas des êtres humains, sont la preuve que le discours dur sur
l’immigration n’est plus la chasse gardée de l’extrême droite.
Et cela démontre le double standard de l’UE, qui crée une différence claire entre les migrants selon leur origine et la couleur de leur peau. En ce sens, nous avons déjà
déposé des questions à la Commission européenne. En tout cas, c’est de mauvais
augure pour les temps à venir.
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