Des morts et des hommes : vie et mémoire de Jean Genet au Maroc
Née en 1966 à Casablanca, au Maroc, Dalila Ennadre fait partie de ces femmes qui, avec Izza Génini, Fatima Jebli Ouazzani, Leila Kilani, Simone Bitton, Raja Saddiki, Sonia Terrab, Karima Zoubir ou encore Karima Saïdi, ont su caractériser par leurs parcours et la pertinence de leurs propositions tout un nouvel essor du cinéma documentaire marocain contemporain.
Grande portraitiste, humaniste et engagée, Dalila Ennadre filme des personnes – en particulier des femmes – issues de milieux marginaux et à qui elle offre une parole qu’elles n’ont pas toujours.
Elle prend le temps de s’immerger dans ces milieux, travaillant parfois seule pour se faire discrète, filmant souvent en plans longs, fixes et sans zoom et développant avec ses personnages des relations de confiance à même de faire surgir le réel dans sa plus simple nudité.
Décédée en 2020 des suites d’une longue maladie, Dalila Ennadre laisse derrière elle une œuvre riche, forte et essentielle. Sa fille, Lilya Ennadre, ainsi que beaucoup de ses collègues et proches ne sont pas à court d’idées pour prolonger et perpétuer sa mémoire.
Son ultime film, Jean Genet, Notre-Père-des-Fleurs, en est une preuve : tourné alors que la cinéaste se savait condamnée, le film a pu être terminé grâce à la détermination des personnes précitées. Dévoilé fin 2021 dans des festivals étrangers, il a été projeté le mois dernier au Maroc, à l’occasion de divers événements, puis diffusé sur 2M.
Genet, le Maroc et le cinéma
Ce n’est pas la première fois que Jean Genet suscite l’intérêt de cinéastes marocains ou ayant filmé au Maroc.
En 1967, dans le cadre de ses études de cinéma à l’IDHEC, Hamid Bénani réalise un court métrage adapté d’un extrait de la pièce de théâtre Les Bonnes (1947). Le même Bénani, à propos de son premier long métrage Traces (1970), dont le récit est celui d’un enfant sans avenir, pense toujours à l’un des poèmes de Genet, Le Condamné à mort (1948).
En 2008, l’écrivain Abdellah Taïa réalise un court métrage documentaire intitulé La Tombe de Jean Genet. Anticipant quelque peu le travail de Dalila Ennadre, il évoque par ce film le statut de quasi-saint de Genet pour les Marocains de Larache. Abdellah Taïa y traite également la question de l’homosexualité qui irrigue autant son œuvre que celle de Genet.
En 2017, la réalisatrice française Michèle Collery réalise Jean Genet, un captif amoureux, qui revient sur les dernières années de l’écrivain, au Liban puis au Maroc.
Sur ce film, Dalila Ennadre est cheffe opératrice. Durant le tournage, elle s’intéresse et se lie d’amitié avec le gardien de la tombe de Genet, Younes, ainsi qu’avec son épouse, Naima, et leurs deux enfants, Ayoub et Doha.
Dalila Ennadre filme leur quotidien et s’intéresse également à d’autres habitants de Larache. Certains ont connu Genet, voire l’ont lu, d’autres le connaissent autrement, chacun entretenant sa propre filiation avec l’écrivain
Elle se promet de revenir à Larache pour leur consacrer un film entier. Ce sera ce Jean Genet, Notre-Père-des-Fleurs dont le titre évoque celui du premier roman de Genet, Notre-Dame-des-Fleurs (1943).
Décédé en 1986 à Paris, Jean Genet, parfois appelé « Jon Joné » par les Marocains de Larache, aux yeux desquels il est devenu une véritable légende, est enterré dans le cimetière espagnol de cette petite ville située au sud de Tanger, au bord de la mer.
Younes et sa famille veillent régulièrement sur sa tombe. Dalila Ennadre filme leur quotidien et s’intéresse également à d’autres habitants de Larache. Certains ont connu Genet, voire l’ont lu, d’autres le connaissent autrement, chacun entretenant sa propre filiation avec l’écrivain.
Comme sortie d’outre-tombe, la voix de Genet, issue d’anciens enregistrements, se fait régulièrement entendre çà et là dans le film, rappelant la voix de la médina de Casablanca qui raconte son histoire au début de Des murs et des hommes (2014).
Une certaine tradition orale
Ce procédé renvoie à une certaine tradition orale marocaine par laquelle les histoires et légendes sont transmises par la voix des conteurs.
La voix de Genet reprend des mots issus de plusieurs de ses écrits. Au début du film est ainsi récité un passage de son roman autobiographique Journal du voleur (1949). Ces mots sont accompagnés par des images qui s’en font l’écho.
Ainsi, il évoque des fleurs qui « savent que je suis leur représentant vivant » tandis que la petite Doha dépose des fleurs sur sa tombe ; celles du titre, qui parsèment le cimetière et le film. Ou encore, il dit habiter « avec des bagnards de ma race », la caméra saisissant dans un même plan d’ensemble le cimetière ainsi qu’une prison avoisinante.
Plus tard, cette même prison est filmée de l’extérieur et en son intérieur tandis que la voix de Genet déclame un extrait de L’Ennemi déclaré (1991) : « Qu’est-ce que c’est que la prison ? C’est l’immobilité. »
Par ces mots, Genet exprime sa vision de la liberté, qui consiste en la capacité de pouvoir voyager, ce que compromet la réclusion forcée.
La réalisatrice s’attarde sur cette prison ainsi que sur celle, à ciel ouvert, que constitue symboliquement Larache, où de nombreux habitants peinent à s’extirper de leur situation précaire.
Plusieurs surcadrages à travers des barreaux ou des barrières renforcent cette idée, appuyée à l’extrême par le plan d’une pigeonne ayant construit son nid dans des barbelés de la prison.
Rêves d’immigration clandestine
Les rêves d’immigration clandestine que certaines personnes expriment face à la caméra de Dalila Ennadre rappellent la position de Larache en tant que passerelle entre le nord du Maroc et l’Europe, et ne sont pas sans faire tristement écho à une certaine actualité toujours brûlante.
Mais le film déborde également de joie et d’espoir. Dans la séquence inaugurale, la petite Doha, qui apparaissait déjà dans le film de Michèle Collery, joue dans le cimetière, fait ses devoirs et « donne la classe » devant des tombes d’enfants – « Je ne les considère pas comme des morts ».
La vie irrigue le film par l’intermédiaire de cette fillette qui pourrait être cousine de celle qui promenait également son espièglerie au fil d’El Batalett – Femmes de la médina (2001).
Des plans d’une tortue, symbole de longévité et de sagesse, traversent également le montage du film, comme le fil rouge d’une mémoire qui, en dépit du temps qui passe, ne se dissout pas.
Dans un autre plan, la réalisatrice effectue un panoramique vertical le long d’un arbre, des racines vers les plus hautes cimes, traduisant les ramifications que cette mémoire « genétienne » fait pousser dans l’imaginaire collectif de Larache.
Sur la plaque de la tombe de Genet, dont les inscriptions sont presque effacées, Doha réécrit au feutre le nom et les dates de naissance et de décès de l’écrivain, ravivant ainsi sa flamme.
Comme le suggèrent les cartons finaux du film, certaines correspondances peuvent être établies entre les parcours et intentions de Jean Genet et de Dalila Ennadre.
Jean Genet et Dalila Ennadre sont issus de l’Assistance publique et se sont attachés, au fil de leurs œuvres respectives, à offrir un visage et une voix aux laissés-pour-compte de la société
Tous deux sont issus de l’Assistance publique et se sont attachés, au fil de leurs œuvres respectives, à offrir un visage et une voix aux laissés-pour-compte de la société.
Ainsi que l’évoque cet homme qui a connu Genet : « Tu n’es pas un cadavre ! Tu existes. »
Ce dialogue entre les morts et les vivants est également opéré par la réalisatrice, dont le décès prématuré n’invalide nullement le travail de transmission.
La petite Doha, qui veille scrupuleusement sur la tombe de Genet, apprend le français et a « de la chance de savoir écrire », dixit sa mère, peut être vue comme la première héritière de l’écrivain – le « Père » du titre.
Elle est également une image de Lilya Ennadre, jeune comédienne vue notamment dans Chronique d’une cour de récré (Brahim Fritah, 2012), où joue aussi sa mère, et qui entreprend à son tour, aujourd’hui, d’entretenir la mémoire d’une cinéaste et d’une œuvre aussi essentielles qu’intemporelles.
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