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Nada Afiouni : « L’aménagement de carrés musulmans ne contrevient pas à l’esprit de la laïcité »

L’universitaire estime que rien n’interdit légalement la mise en place de carrés confessionnels dans les cimetières français, à moins d’une réelle volonté politique d’empêcher les musulmans d’exercer leurs rites funéraires
Pour Nada Afiouni, la saisine du Conseil d’État, qui a peu de chance d’aboutir, constitue une occasion pour consolider la législation sur les carrés confessionnels et inciter les maires à en prévoir davantage afin de répondre à la demande croissante de la communauté musulmane (AFP/Philippe Huguen)
Pour Nada Afiouni, la saisine du Conseil d’État, qui a peu de chance d’aboutir, constitue une occasion pour consolider la législation sur les carrés confessionnels et inciter les maires à en prévoir davantage afin de répondre à la demande croissante de la communauté musulmane (AFP/Philippe Huguen)

Le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative de France, doit se prononcer très prochainement sur une requête en annulation de deux chapitres d’une circulaire du 19 février 2008 relative à la police des lieux de sépulture, l’aménagement des cimetières et les regroupements confessionnels des sépultures.

La requête émane du tribunal administratif de Paris, saisi en première instance par un ancien conseiller municipal savoyard indépendant, Marcel Girardin, qui considère que les cimetières français sont « en proie à une forme de séparatisme religieux musulman ». 

Dans son chapitre trois, la circulaire de 2008 demande aux préfets d’encourager les maires à favoriser, en fonction des demandes, l’existence d’espaces regroupant les défunts de même confession, en prenant soin de respecter le principe de neutralité des parties communes du cimetière ainsi que le principe de liberté de croyance individuelle.

Son initiatrice, l’ancienne ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie, avait évoqué « le dilemme auquel sont confrontées les familles [issues de l’immigration], qui ont à choisir entre le renvoi du corps dans le pays d’origine, considéré comme trop onéreux par certaines d’entre elles, et l’inhumation du défunt en France, sachant que les règles propres à son culte (orientation des tombes, durée illimitée des sépultures, etc.) peuvent ne pas être satisfaites ».

Pour remédier à cette situation, il lui avait paru « souhaitable, par souci d’intégration des familles issues de l’immigration en France, de favoriser l’inhumation de leurs proches en France », en aménageant des carrés confessionnels.

La ministre avait également précisé que la circulaire n’entrait pas en contradiction avec les règlements antérieurs tels que la loi du 14 novembre 1881 dite « sur la liberté des funérailles », puisque les espaces confessionnels ne sont pas isolés dans les cimetières par des séparations matérielles.

Mais en même temps, la loi de 1881 pose le principe de neutralité en supprimant l’obligation de prévoir une partie du cimetière ou un lieu d’inhumation spécifique pour chaque culte.

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C’est d’ailleurs sur cette subtilité que l’ex-élu municipal de Savoie s’est appuyé pour motiver sa plainte. Pour Nada Afiouni, maîtresse de conférences à l’université du Havre, cette affaire, qui a peu de chance d’aboutir, constitue une occasion pour consolider la législation sur les carrés confessionnels et inciter les maires à en prévoir davantage afin de répondre à la demande croissante de la communauté musulmane.

L’enseignante, membre du Groupe de Recherche Identités et Cultures (GRIC) de l’université du Havre, affirme que la pandémie de covid a mis en évidence cette demande.

Dans une série d’entretiens réalisés dans le cadre d’une étude comparative sur la gestion du pluralisme funéraire en France et Grande-Bretagne, elle a constaté par ailleurs une inversion, depuis le début des années 2000, de la tendance consistant à rapatrier les défunts dans leur pays de naissance.

En 2020, plusieurs députés avaient demandé au ministère de l’Intérieur d’encourager l’installation de carrés confessionnels « afin de permettre l’inhumation, avec un minimum de dignité », des nombreuses personnes tuées par le covid.

Actuellement, il existe 600 carrés musulmans au sein des quelque 35 000 cimetières communaux que compte la France.

Middle East Eye : Que vous inspire la plainte de l’ancien conseiller municipal de Voglans, en Savoie, qui évoque l’existence d’un séparatisme musulman dans les cimetières ?

Nada Afiouni : Il faut savoir que l’élu en question est coutumier du fait puisqu’il avait déjà porté plainte dans sa commune contre l’instauration de repas de substitution au porc dans les cantines scolaires.

Ce n’est pas la France qui remet en cause la mise en place des carrés musulmans dans les cimetières, mais uniquement cet élu

Il a l’habitude de saisir la justice à chaque fois qu’il y a des ajustements en faveur des musulmans, même lorsqu’ils sont conformes à la législation. Il faut donc remettre les choses à leur juste valeur. Ce n’est pas la France qui remet en cause la mise en place des carrés musulmans dans les cimetières, mais uniquement cet élu.

MEE : Les municipalités sont-elles néanmoins enclines à aménager plus d’espaces d’inhumation pour les musulmans ?

NA : Plusieurs circulaires ont été publiées pour encourager les maires à créer des carrés confessionnels dans les cimetières municipaux. La dernière en date est celle de 2008. Elle demandait aux maires de créer des carrés confessionnels dans l’intérêt d’intégrer les familles immigrées et leurs proches sur le territoire national.

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Mais il faut savoir que les maires ne sont pas obligés de répondre à cette demande car il n’y a pas de cadre législatif contraignant.

Ceci rend la situation très inégale sur le territoire français, avec des municipalités favorables à la mise en place de carrés confessionnels, comme Le Havre par exemple, et d’autres qui tergiversent ou refusent tout simplement.

MEE : Quelles confessions sont le plus en demande de carrés dans les cimetières ?

NA : Les communautés musulmanes et juives manquent toutes les deux de place pour enterrer leurs défunts pour deux raisons : elles refusent les crémations et ces confessions nécessitent un repos long du corps une fois enterré.

MEE : Le problème qui s’est posé avec acuité pour les musulmans de France lors de la pandémie est-il plus ancien ?

NA : Le covid a mis en lumière le manque de carrés musulmans. Depuis les années 2000, de plus en plus de personnes présentes en France depuis une ou même deux générations n’ont plus le même attachement au pays d’origine que celui de leurs ainés.

Au cours des entretiens que j’ai réalisés, il est apparu aussi que beaucoup de parents souhaitent être enterrés en France afin que leurs enfants puissent visiter leur tombe.

Progressivement, il y a une inversion des volontés des gens, qui ne veulent plus être rapatriés au pays après leur décès. C’est ce qu’on constate par exemple pour d’autres pays comme le Royaume-Uni, où le nombre de personnes de confession musulmane enterrées sur le sol britannique est très important aujourd’hui.

Progressivement, il y a une inversion des volontés des gens, qui ne veulent plus être rapatriés au pays après leur décès

En France, le covid a agi comme un accélérateur. À cause des restrictions sanitaires et de voyage, beaucoup de familles n’ont pas pu, pour une certaine période, rapatrier et accompagner les dépouilles de leurs proches. Ils ont donc trouvé une solution de repli en s’adressant aux maires pour demander des espaces dans les cimetières municipaux.

Certaines municipalités ont répondu favorablement en créant, pendant la crise du covid, de nouveaux carrés confessionnels.

MEE : Le problème qui persiste encore aujourd’hui risque-t-il de s’aggraver si quelques mairies seulement acceptent d’octroyer aux musulmans la possibilité d’avoir des carrés confessionnels ?

NA : Je pense que le problème ne se pose pas dans les municipalités où les communautés musulmanes sont fortement implantées. Les maires finissent toujours par trouver des aménagements. Après tout, un carré confessionnel n’est qu’une section dans un cimetière avec un regroupement de tombes. Il n’y a aucune séparation avec le reste des espaces, ni d’entrée à part.

À moins d’avoir une réelle volonté politique d’empêcher les musulmans d’exercer leurs rites funéraires, rien n’interdit légalement l’aménagement de carrés musulmans

Rien n’interdit légalement l’aménagement de carrés musulmans

De plus, l’aménagement de carrés confessionnels ne contrevient pas à l’esprit de la laïcité qui régit les cimetières puisque l’expression religieuse est autorisée à titre individuel. C’est l’expression de groupe qui ne l’est pas [le regroupement par confession sous la forme d’une séparation matérielle du reste du cimetière est interdite].

MEE : Comment expliquer alors que le Conseil d’État se saisisse de la requête de l’ancien élu savoyard alors que l’existence des carrés musulmans est autorisée par la loi ?

NA : C’est le tribunal administratif de Paris qui a saisi le Conseil d’État car il a estimé que la plainte de l’ex-élu ne faisait pas partie de ses compétences. Mais à mon avis, cette affaire, qui relève davantage du buzz médiatique, a très peu de chances d’aboutir. Il lui sera certainement réservé le même sort que la plainte sur l’instauration des repas de substitution dans les cantines scolaires [qui a été déboutée].

En revanche, c’est peut-être l’occasion pour le législateur de se saisir du dossier pour asseoir des fondements légaux plus solides que la circulaire de 2008 sur les carrés confessionnels. Un texte de loi a plus d’autorité qu’une circulaire. Beaucoup de maires se plaignent d’ailleurs de la fragilité du dispositif légal actuel.

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