Chine : silence du Moyen-Orient sur le rapport de l’ONU sur les Ouïghours
La Chine pourrait avoir commis des « crimes contre l’humanité » dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang contre les Ouïghours et d’autres minorités musulmanes, selon un rapport très attendu de l’ONU publié mercredi en toute fin de soirée.
Ce rapport de 45 pages, publié par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et dont la rédaction a pris plus d’un an, détaille diverses atteintes aux droits des Ouïghours et d’autres minorités musulmanes dans la région occidentale de Chine, confirmant ainsi les allégations des groupes d’activistes, des pays occidentaux et de la communauté ouïghoure en exil.
Ces allégations explosives sont balayées d’un revers de main par la Chine et accueillies par le silence des pays à majorité musulmane au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et ailleurs, qui développent pour beaucoup des liens forts avec Beijing.
« L’ampleur de la détention discriminatoire et arbitraire des Ouïghours et d’autres groupes majoritairement musulmans […] pourrait constituer des crimes internationaux, en particulier des crimes contre l’humanité »
- Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme
« De graves atteintes aux droits de l’homme ont été commises dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang dans le contexte de la mise en œuvre par le gouvernement de stratégies de lutte contre le terrorisme et contre l’“extrémisme” », énonce le rapport de l’ONU.
« L’ampleur de la détention discriminatoire et arbitraire des Ouïghours et d’autres groupes majoritairement musulmans […] pourrait constituer des crimes internationaux, en particulier des crimes contre l’humanité. »
Il appelle Beijing à libérer immédiatement « tous les individus privés arbitrairement de leur liberté », à procéder à un « examen complet » de ses lois sur la sécurité nationale et à abroger toutes les lois discriminatoires.
Il exhorte également la communauté internationale à « s’intéresser urgemment » à la situation des droits de l’homme au Xinjiang.
Qui sont les Ouïghours et pourquoi la Chine les cible-t-elle ?
+ Show - HideSelon de nombreux rapports, plus d’un million de Ouïghours, un peuple turcique majoritairement musulman, seraient actuellement détenus dans des camps d’internement à travers le Xinjiang, dans l’ouest de la Chine (ou Turkestan oriental occupé, comme de nombreux Ouïghours désignent la région).
Human Rights Watch a déclaré en septembre 2018 que près de 13 millions de musulmans du Xinjiang ont été « soumis à un endoctrinement politique forcé, à des punitions collectives, à des restrictions en matière de déplacements et de communication, à des restrictions religieuses accrues et à une surveillance massive, en violation du droit international en matière de droits de l’homme ».
Les Ouïghours sont particulièrement visés depuis que le dirigeant du Parti communiste Chen Quanguo est devenu secrétaire du parti pour le Xinjiang en 2016. Sous sa direction, une infrastructure de surveillance massive a été déployée dans toute la région pour surveiller et contrôler la communauté musulmane.
Les Ouïghours et les Kazakhs de souche sont régulièrement arrêtés s’ils pratiquent leur religion, notamment s’ils font la prière, respectent un mode de vie halal ou portent des vêtements exprimant la foi musulmane.
Le gouvernement chinois a même qualifié l’islam de « maladie idéologique » et détruit certaines mosquées de la région. Dans les camps, les détenus sont obligés d’apprendre le chinois mandarin et de faire l’éloge du Parti communiste chinois. Ils subissent également des sévices psychologiques et physiques.
Des activistes ouïghours affirment que des familles entières ont disparu dans les camps ou ont été exécutées.
La Chine a nié à plusieurs reprises les allégations de persécution à l’encontre de cette minorité, décrivant les camps comme des « centres de formation » destinés à lutter contre l’extrémisme religieux.
Le pays juge également « injustifiées » les préoccupations exprimées par les membres de la communauté ouïghoure et des groupes de défense des droits de l’homme, entre autres, et dénonce une « ingérence dans les affaires intérieures de la Chine ».
Cependant, le rapport de l’ONU ne va pas jusqu’à qualifier les actes de la Chine au Xinjiang de « génocide » – comme l’affirment les États-Unis et un certain nombre de législateurs occidentaux –, ce que reprochent des militants ouïghours.
Dans l’ensemble toutefois, les activistes de la communauté ont salué le rapport de l’ONU et espèrent qu’il amènera des pays et organisations à assumer leur responsabilité à ce sujet.
L’évaluation de l’ONU a été lancée à la suite de sérieuses allégations d’atteinte aux droits des Ouïghours et des autres communautés musulmanes portées à l’attention du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et des mécanismes des droits de l’homme au sein de l’ONU à partir de fin 2017, en particulier dans le contexte des politiques et mesures du gouvernement chinois pour lutter contre le terrorisme et l’« extrémisme ».
Michelle Bachelet, Haute-Commissaire aux droits de l’homme, avait assuré être déterminée à publier ce rapport avant la fin de son mandat de quatre ans fin août – et l’a fait juste à temps : 13 min avant, à 23 h 47 heure de Genève.
Les droits de l’homme utilisés comme « outil politique »
Beijing s’est longtemps opposé à la publication de ce rapport de l’ONU. Jeudi, il a accusé l’instance internationale de devenir un « voyou et un complice des États-Unis et de l’Occident », tout en affirmant que son évaluation du Xinjiang « révélait les préjugés et l’ignorance profondément ancrées vis-à-vis de la Chine et de certains au sein du HCDH ».
« Cette soi-disant “évaluation”, reposant sur la présomption de culpabilité, utilise la désinformation et les mensonges inventés par les forces contre la Chine comme sources principales, ignore délibérément les renseignements faisant autorité et le matériel objectif fourni par le gouvernement chinois, déforme de façon malveillante les lois et politiques de la Chine, dénigre le combat contre le terrorisme et l’extrémisme au Xinjiang, et ferme les yeux sur les progrès énormes en matière de droits de l’homme réalisés par les gens de tous les groupes ethniques au Xinjiang », affirme Liu Yuyin, porte-parole de la mission chinoise à Genève, dans un communiqué.
Lors du briefing du jeudi, Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, a déclaré à la presse : « Ce soi-disant rapport critique a été planifié et construit de toutes pièces par les États-Unis et certaines forces occidentales, ce qui est totalement illégal et invalide […] Ce rapport est un ramassis de désinformation, c’est un outil politique qui sert la stratégie occidentale visant à utiliser le Xinjiang pour contrôler la Chine. »
« C’est un document totalement politisé qui dédaigne les faits et révèle explicitement la tentative de certains pays occidentaux et de certaines forces anti-Chine d’utiliser les droits de l’homme comme outil politique », a-t-il ajouté.
Wang Wenbin estime également que le Haut-Commissariat en est désormais « réduit à être le voyou et complice des États-Unis et de l’Occident » mais précise que le fait que le rapport n’aille pas jusqu’à qualifier les actes de la Chine de génocide montre que « leurs mensonges […] s’effritent ».
En réaction au rapport de l’ONU, la Chine a partagé son propre document de plus d’une centaine de pages du gouvernement régional du Xinjiang défendant ses politiques.
Sophie Richardson, directrice de Human Rights Watch pour la Chine, déclare que les conclusions « accablantes » d’atteintes généralisées aux droits de l’homme expliquent pourquoi Beijing « s’est battu bec et ongles » pour empêcher sa publication.
« Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU devrait utiliser ce rapport pour lancer une enquête globale sur les crimes contre l’humanité du gouvernement chinois visant les Ouïghours et d’autres – et de lui demander des comptes », juge-t-elle.
Silence du Moyen-Orient
Si le rapport de l’ONU fait débat sur les réseaux sociaux et dans l’arène politique en Occident, il y a eu peu de réactions publiques des pays musulmans du Moyen-Orient.
Beijing et les États du Golfe sont en train de renforcer leurs liens et d’approfondir leur coopération économique dans un contexte de relations tendues avec l’Occident. Depuis janvier, ils ont tenté de raviver des négociations en sommeil depuis un moment pour conclure un accord de libre-échange.
En mars, le ministre chinois des Affaires étrangères Wing Yi a été l’invité spécial du sommet annuel de l’Organisation de la coopération islamique, une initiative qui a suscité de vives condamnations des militants ouïghours qui regrettaient que l’instance n’ait pas évoquer leur sort.
Dans le communiqué de presse de la conférence définissant le programme de l’événement, plusieurs crises mondiales et atteintes aux droits de l’homme impactant les musulmans ont été mentionnées – à l’exclusion notable du sort de la minorité musulmane turcique dans la région du Xinjiang en Chine.
De tous les dignitaires, seul le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a mentionné le sort des Ouïghours lors de son allocution pendant la conférence, en énumérant les luttes des différentes communautés musulmanes à travers le monde.
Ce n’est pas la première fois que les Ouïghours sont balayés sous le tapis par les pays musulmans. En 2019, le HCDH avait publié une déclaration commune exhortant la Chine à mettre fin aux atteintes aux droits de l’homme contre les musulmans du Xinjiang. Cette déclaration avait été signée par 22 pays, à l’exception notable de pays à majorité musulmane.
« Maintenant est venu le temps de rendre des comptes »
Depuis des années, la Chine est accusée de maintenir en détention plus d’un million de Ouïghours et autres musulmans dans la région. Beijing soutient qu’il s’agit de centres de formation professionnelle visant à lutter contre l’extrémisme.
Mais l’évaluation de l’ONU s’inquiète du traitement des détenus dans les soi-disant centres d’enseignement et de formation professionnels chinois, affirmant que « les allégations de pratiques de torture ou de mauvais traitements, notamment de traitements médicaux forcés et de mauvaises conditions de détention, sont crédibles, tout comme les allégations d’incidents individuels de violences sexuelles et sexistes ».
« Cela change la donne en matière de réaction internationale à la crise ouïghoure […] l’ONU a officiellement reconnu que des crimes horribles se produisent »
- Omer Kanat, Uyghur Human Rights Project
Le HCDH ne peut pas confirmer combien de personnes sont concernées par ces centres mais conclut que le système opère « à très grande échelle » à travers toute la région.
Après l’évaluation de l’ONU, le Uyghur Human Rights Project (UHRP) a publié un communiqué réclamant des actions concrètes de la part des gouvernements, des institutions multilatérales et des entreprises.
« Ce rapport de l’ONU est très important. Il ouvre la voie à des actions significatives et tangibles des États membres, des instances de l’ONU et de la communauté des affaires », indique Dolkun Isa, président du Congrès mondial ouïghour. « Maintenant est venu le temps de rendre des comptes. »
« Cela change la donne en matière de réaction internationale à la crise ouïghoure […] Malgré les dénégations du gouvernement chinois, l’ONU a officiellement reconnu que des crimes horribles se produisent », d’après Omer Kanat, directeur général du Uyghur Human Rights Project.
Pour les ONG et activistes, ce rapport doit être un tremplin pour de nouvelles actions.
Mais certains estiment que celui-ci est insuffisant et tardif. Salih Hudayar, Américain ouïghour qui milite pour l’indépendance du Xinjiang, a déclaré à l’AFP que le rapport n’était « malheureusement pas aussi solide qu[‘ils] l’av[aient] espéré ».
« Notre peuple attend depuis des années que l’ONU prenne position », dit-il. « Malheureusement, à cause de la pression du gouvernement chinois, l’ONU est longtemps restée silencieuse. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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