La Turquie, le rêve américain des Algériens
« La Turquie est la destination la plus demandée par nos clients. » Douniazed Brinis, fondatrice du bureau de services Ayssa Global, qui accompagne les étudiants dans leurs inscriptions aux universités internationales, situé à Tixeraïne, un quartier de la banlieue sud d’Alger, s’est occupée d’envoyer une trentaine d’étudiants algériens en Turquie au début de l’automne.
« La facilité des procédures, comparé à l’Europe, notamment pour obtenir un visa, les encourage à envoyer leurs candidatures. Par ailleurs, le gouvernement turc a adopté des mesures très incitatives pour les étudiants, comme par exemple des réductions sur les prix des transports, des restaurants et des accès aux endroits touristiques », explique-t-elle.
Selon les chiffres qui ont été communiqués en mai par le vice-président turc, Fuat Oktay, à l’occasion de la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune, 190 étudiants algériens se trouvent actuellement en Turquie et 500 ont bénéficié de bourses d’études.
Mais si certains Algériens visent les bourses gouvernementales turques, la majorité préfère investir dans des universités privées pour avoir accès à un enseignement en anglais.
« C’est vers ces établissements que les Algériens se dirigent le plus. L’inscription annuelle n’excède pas les 2 000 dollars pour certaines spécialités », fait savoir Douniazed.
Pour Amina, 19 ans, qui poursuit une formation de sage-femme à l’université étatique de Sakarya, au bord de la mer Noire, ce n’est pas l’apprentissage de la langue turque qui freine les Algériens, mais plutôt la peur de ne pas pouvoir s’en servir en dehors du pays.
« J’ai immigré en Turquie à l’âge de 14 ans après l’obtention de la bourse Türkiye Diyanet Vakfı, une bourse d’État qui te prend en charge pendant quatre ans, soit la durée du lycée », raconte Amina.
« J’ai appris le turc au bout de quelques mois et je poursuis désormais mon éducation universitaire dans cette langue. Mais c’est une langue qui n’est pas parlée en dehors de la Turquie. Je crains donc que mon diplôme ne soit pas reconnu dans d’autres pays, notamment en Algérie, ce qui m’obligerait à passer un examen d’équivalence avant d’exercer », regrette la jeune femme.
Deuxième partenaire économique en Afrique
En plus d’occuper des bancs dans les universités turques, les jeunes Algériens sont particulièrement présents dans le domaine de l’entrepreneuriat. C’est le cas de Nour Adimi qui a lancé Modastia, une ligne de vêtements durables.
« La disponibilité du textile et des ateliers facilite les démarches pour ceux qui veulent se lancer », assure à MEE cette doctorante en business administration à Istanbul.
« Les entrepreneurs étrangers [pas uniquement des Algériens] partent nombreux en Turquie. Plusieurs choisissent la voie de l’entrepreneuriat parce qu’il est de plus en plus difficile de trouver un emploi [en Turquie] », constate-t-elle.
« Certains Algériens ont dû rentrer au pays ou émigrer ailleurs après avoir perdu leur emploi. Ceux qui sont restés essayent de s’adapter à l’inflation »
- Djalel Adda, membre du forum de la diaspora algérienne en Turquie
Selon les statistiques 2021 communiquées par le forum de la diaspora algérienne en Turquie à MEE, un peu plus de 10 000 Algériens sont officiellement inscrits auprès de la direction turque de l’immigration. Selon les estimations, ce chiffre peut grimper jusqu’à 20 000.« Dans cette diaspora, on trouve des étudiants, des chercheurs, des hommes d’affaires, des entrepreneurs… Ils sont présents dans tous les domaines », affirme Djalel Adda, membre du forum de la diaspora algérienne en Turquie.
L’Algérie est le deuxième partenaire économique de la Turquie en Afrique derrière l’Égypte. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont été évalués à 4 milliards de dollars en 2021. Les exportations de l’Algérie vers la Turquie ont atteint 2,5 milliards de dollars tandis que les importations ont atteint 1,7 milliard de dollars, selon les statistiques du ministère algérien du Commerce et de la promotion des exportations.
« La Turquie garantit une terre fertile pour le commerce et les Algériens sont particulièrement présents dans ce domaine », confirme Djalel Adda. « Ils ont les connaissances requises sur le marché algérien [ils connaissent les demandes du consommateur algérien et des importateurs] et maîtrisent la langue turque pour trouver la source des marchandises. »
Mais le nombre d’Algériens installés en Turquie a reculé depuis la crise du coronavirus. « Certains ont dû rentrer au pays ou émigrer ailleurs après avoir perdu leur emploi. Ceux qui sont restés essayent de s’adapter à l’inflation », explique Djalel Adda.
En septembre, l’inflation a franchi un nouveau cap à 83,4 % sur un an. Cette forte hausse des prix à la consommation est la conséquence de l’effondrement continu de la livre turque et d’une nouvelle baisse du taux directeur. La monnaie turque a perdu plus de la moitié de sa valeur depuis le début de l’année.
À l’approche de l’élection présidentielle de juin 2023, le nombre d’Algériens émigrant en Turquie pourrait encore baisser face aux nouvelles restrictions qui s’imposent aux étrangers.
Alors qu’elle accueille plus de 4 millions de réfugiés [selon l’agence Anadolou, 3,5 millions de ces réfugiés sont Syriens], la Turquie est en phase de durcir ses mesures face aux étrangers. Les facilitations établies jusque-là pour l’obtention d’un permis de séjour et la nationalité, notamment à travers l’achat d’un bien immobilier, ne sont plus à la portée de tous.
« Ces durcissements sont un tournant dans la politique turque », assure Djalel Adda.
« La nationalité turque pouvait être obtenue avec l’achat d’un bien immobilier de 250 000 dollars. Désormais, il faut investir minimum 400 000 dollars pour pouvoir l’acheter. Même chose pour le permis de résidence, qui pouvait être obtenu après l’achat de n’importe quel bien immobilier, il faut maintenant investir à hauteur de 75 000 dollars », détaille à MEE Walid Baba Addoune, consultant dans le domaine de l’immobilier basé à Istanbul.
« Un contenu qui fait rêver »
Malgré la flambée des prix, le marché de l’immobilier turc tente de retenir l’attention des Algériens. « Des entreprises ont créé des centres d’appels dédiés aux Algériens. Ils réunissent leur data et les appellent pour les convaincre d’investir », révèle Walid. « Mais les prix des biens immobiliers les séduisent moins. »
Estimant que le marché a été freiné par ces restrictions, Walid continue les consultations privées, mais ne fait plus de l’immobilier son seul gagne-pain. Il profite du marché qui prospère encore, à savoir le textile, et a lancé sa propre marque, Fenek, nom inspiré du fennec, renard emblématique du Sahara algérien.
« Le textile, la matière première et la main d’œuvre sont disponibles et à des prix accessibles, ce qui nous a encouragés à lancer cette marque. Nous exportons désormais pour la Libye et la Somalie et nous envisageons de le faire très bientôt pour l’Europe », se réjouit le jeune entrepreneur.
Même si le nombre d’Algériens baisse à moyen terme, il faudra plus que des contraintes bureaucratiques et le contexte de crise économique en Turquie pour les décourager d’émigrer.
Les personnes installées là-bas sont suivies comme des influenceurs et, souvent, les internautes les inondent de questions sur les procédures à suivre pour émigrer vers l’ancienne Constantinople.
« Nous remarquons qu’il y a une médiatisation de la culture et la langue turques à travers les réseaux sociaux et les séries télévisées », constate Nouha Benlaribi, étudiante spécialisée dans la télévision et le cinéma à Ankara, sollicitée par MEE.
« Ce sont des contenus qui encouragent à émigrer en Turquie. Mais aucune production ne reflète à 100 % la réalité d’un pays et la décision d’émigrer ne devrait pas être prise à partir de cela », avertit-elle.
Meriem Bouakkaz, 33 ans, est installée en Turquie depuis quatre ans. Elle travaille pour le Yuzyil Hospital Group, où elle s’occupe du marketing digital et de la relation patients, et elle a pu être témoin des dégâts causés par la promotion faite autour de l’émigration en Turquie.
« C’est vrai, le contenu autour de la Turquie est un contenu qui fait rêver, mais la réalité est que beaucoup d’Algériens se lancent sans savoir et qu’une fois ici, se retrouvent en difficulté », témoigne à MEE Meriem Bouakkaz. « Certaines filles se retrouvent ainsi piégées par un mariage religieux [en pensant faire un mariage civil une fois en Turquie], des étudiants qui viennent avec des agences fictives découvrent qu’ils n’ont rien une fois sur place. »
« J’encourage les gens à suivre leurs rêves s’ils veulent vraiment venir, mais il ne faut pas se dire que la vie en Turquie est facile parce qu’ils ont regardé une série ou parce qu’ils ont été séduits par des stories Instagram », prévient-elle.
Pour la jeune femme, « les Algériens peuvent réussir en Turquie s’ils acceptent d’investir leur temps et leur argent. Ce sont des profils qui sont souvent recherchés, entre autres en raison de leur maîtrise des langues étrangères. »
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