À une centaine de kilomètres de la COP27, l’Égypte détruit un site du patrimoine mondial de l’UNESCO
À l’hiver 2021, les membres de la tribu indigène des Jebaleyya avaient assisté incrédules à la destruction du cimetière de Sainte-Catherine par les bulldozers payés par le gouvernement égyptien dans le Sinaï Sud.
« Des gens ont passé la nuit entière à ramasser les restes de leurs proches décédés après ce qu’avaient fait les bulldozers », rapportait Mohannad Sabry, auteur et chercheur spécialiste du Sinaï égyptien.
« Le gouvernement a prouvé que, pour lui, la communauté locale n’est qu’une bande de chiens errants qui peut aller dans les montagnes et brûler en enfer »
- Mohannad Sabry, auteur spécialiste du Sinaï
La destruction du cimetière ouvrait la voie aux constructions s’inscrivant dans le Grand projet de transfiguration, lancé officiellement par le gouvernement égyptien en mars 2021 dans l’objectif déclaré de transformer le Sinaï Sud en centre touristique.
Cependant, le projet (achevé à près de 70 %) se fait en majorité dans la réserve naturelle de Sainte-Catherine, un site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO qui comprend l’ancien monastère de Sainte-Catherine et le mont Sinaï, site vénéré par les juifs, les chrétiens et les musulmans. Le monastère se tient au pied du mont Horeb, où Moïse aurait reçu les Tables de la Loi selon l’Ancien Testament. La montagne est vénérée par les musulmans sous le nom de djebel Moussa.
Un certain nombre d’experts, dont Sabry, accusent le ministère égyptien du Logement, des Services publics et des Communautés urbaines qui supervise le projet d’enfreindre les directives du patrimoine mondial en procédant à des constructions qui vont saper le caractère historique et religieux de la ville et chasser la population bédouine indigène – sans projet d’indemnisation affiché.
Le gouvernement égyptien avait réfuté les allégations dans des déclarations à Middle East Eye, insistant sur le fait que le projet ne nuirait pas au patrimoine de la ville et à son environnement.
Cependant, John Grainger, ancien chef de projet de l’Union européenne pour la réserve naturelle – le protectorat de Sainte-Catherine – entre 1996 et 2003, a signé en mars une lettre ouverte (avec Sabry) affirmant que le projet actuel enfreignait les critères de l’UNESCO concernant les sites du patrimoine mondial et que la réserve devrait de ce fait être placée sur la liste du patrimoine en péril.
« On parle de dizaines de milliers de mètres cubes de béton », insiste Sabry auprès de MEE.
Il n’y aura pas moins de cinq hôtels, des centaines de villas et de maisons privées parmi les nouveaux bâtiments.
« Le centre-ville a été transformé et totalement détruit, les constructions s’étendent jusqu’aux portes du monastère », ajoute-t-il.
Un porte-parole du Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO a annoncé à MEE que leur équipe était dans une phase de « suivi réactif ». « Le Centre du patrimoine mondial a noué un dialogue avec les autorités égyptiennes afin de collecter tous les éléments nécessaires pour que nos experts se fassent une opinion objective de la situation. »
Le roi Charles III d’Angleterre est le mécène royal de la Saint Catherine Foundation, organisme basé à Londres qui soutient le travail de préservation du monastère. Ni la fondation ni le palais de Buckingham n’ont répondu aux sollicitations.
Profiter de chaque mètre carré
Selon Mohannad Sabry, le projet est mené au détriment de la tribu locale des Jebaleyya, habitants originels de la ville, surnommés historiquement les Gardiens de Sainte-Catherine. L’ensemble des maisons bédouines qui gênaient la construction ont été rasées, rapporte-t-il, et les habitants ont été chassés.
« Ils ont démoli notre maison et nous ont indemnisés, mais cela ne suffit pas pour acheter un petit bout de terrain au gouvernement ou les nouveaux logements construits à Sainte-Catherine », confie à MEE Emad Sallam, 41 ans, guide touristique bédouin lié par alliance à la tribu des Jebaleyya.
« D’autres n’ont rien reçu car ils n’ont pas su fournir de documents légaux pour les maisons qu’ils possédaient. Beaucoup de bédouins du Sinaï revendiquent la propriété de leurs terres en construisant leur maison dessus. »
Il ajoute que le projet menace la principale source de revenus de la famille, dont les membres travaillent comme guides touristiques, cuisiniers, vendeurs, propriétaires de bazar et de chameaux, et dans l’hôtellerie.
« Le gouvernement veut profiter de chaque mètre carré », dénonce-t-il.
Si le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi a verbalement garanti une indemnisation aux individus affectés, il n’en a pas précisé les modalités. La seule alternative pour les bédouins jusqu’à présent a été de déménager dans les montagnes aux alentours de Sainte-Catherine.
« Si le gouvernement a bien prouvé une chose, c’est que pour lui, la communauté locale n’est qu’une bande de chiens errants qui peut aller dans les montagnes et brûler en enfer », enrage Sabry.
Destruction du mode de vie bédouin
Ahmed al-Jebaly, 55 ans, habitant de Sainte-Catherine et propriétaire d’une chambre d’hôtes bédouine, regrette que sa communauté n’ait pas été consultée sur ce projet.
« Nous soutenons tous le développement, mais on devrait nous demander notre avis d’abord », déclare-t-il à MEE. « Les ingénieurs qui viennent construire de nouvelles maisons comme si c’étaient des maisons bédouines n’ont jamais véritablement vécu dans des maisons bédouines. Nous sommes nés et nous avons vécu toute notre vie dans des maisons bédouines. Leur modèle de façon de vivre ne nous convient pas et va changer notre mode de vie. »
Selon Ahmed al-Jebaly, la ville a été négligée pendant des décennies et les gouvernements successifs n’ont pas amélioré ses infrastructures, en particulier le traitement des eaux usées, la santé et l’éducation.
« Ils ne s’en sont souvenus que lorsqu’ils ont voulu en profiter. Nous ferons partie du business puis lentement nous serons écartés et traités comme des étrangers », poursuit-il, exprimant sa crainte de perdre sa seule source de revenus, le tourisme, en raison du nouveau projet.
La ville de Sainte-Catherine est « une sorte de niche touristique », selon Sabry.
« Les touristes qui viennent veulent monter à dos de chameau, se rendre dans la vallée, au monastère, escalader le mont Sinaï – tous ces services sont fournis par les bédouins. Et les touristes veulent rester séjourner dans des maisons d’hôtes bédouines locales », explique-t-il à MEE.
En remplaçant ce système par des hôtels et un projet touristique qui exclut la communauté locale, le gouvernement ne va « pas seulement perturber le système mais anéantir l’unique source de revenus ».
Impacts environnementaux
Jebaly reproche en outre au nouveau projet d’être très polluant, contrairement à la ville originelle, qui attire les visiteurs parce qu’elle est paisible et préservée.
« Les gens du monde entier viennent ici parce qu’il n’y a pas de pollution, mais lorsque [les autorités] auront construit des milliers de chambres d’hôtels et de chalets, il y aura de la pollution. Tous ces lieux auront besoin d’eau, d’électricité et de gaz mais d’où viendront les ressources ? »
De nombreux arbres ont déjà été arrachés pour laisser place aux bâtiments ou aux routes, ajoute-t-il.
« Cette destruction d’une zone censément préservée remet en question la stratégie de protection environnementale de l’Égypte »
- Lettre d’experts du Sinaï
Par ailleurs, les autorités ont construit une autoroute de 70 km de long pour relier la cité administrative d’El-Tor dans le Golfe de Suez à la ville antique.
Selon la lettre ouverte des experts du Sinaï, l’autoroute traverse la vallée de Hebran, faisant peser une lourde menace environnementale pour la réserve naturelle.
« Cette autoroute détruit une zone désignée zone naturelle par le gouvernement égyptien », selon les propos d’un expert dans la lettre. « Elle passe à travers la zone protégée et la coupe en deux, provoquant la ruine environnementale. »
Le gouvernement Sissi prévoit également de construire une autre route à travers Wadi Isla, « considéré comme le wadi le plus riche sur le plan biologique, le plus beau et le plus isolé de la péninsule du Sinaï Sud », selon la lettre.
La faune locale, y compris le Pseudophilotes sinaicus – un papillon en danger critique d’extinction –, sera également menacée.
« Cette destruction d’une zone censément préservée remet en question la stratégie de protection environnementale de l’Égypte. »
La société civile réduite au silence
Cette semaine, les dirigeants du monde entier se réunissent à Charm-el-Cheikh, à une centaine de kilomètres au sud du site du projet, pour la conférence annuelle de l’ONU sur le climat, la COP27. Personne de Sainte-Catherine n’y assistera.
Le gouvernement du président Sissi, ancien général de l’armée, mène une guerre contre l’insurrection armée dans le Sinaï depuis près de neuf ans. Les groupes armés violents dans la région ont accru leurs attaques sur les forces armées après le coup d’État de Sissi contre son prédécesseur élu démocratiquement, Mohamed Morsi, en 2013.
Toutefois, l’armée n’a pas seulement visé les groupes militants, mais également mené des attaques de grande ampleur contre la population bédouine locale, en particulier dans le Sinaï Nord, où est basée l’insurrection. Les mesures de sécurité s’étendent désormais au Sinaï Sud, où un embargo médiatique strict est imposé à l’ensemble de la péninsule et où sévit une répression impitoyable contre les journalistes et chercheurs qui tentent de couvrir le conflit selon le point de vue de la population locale.
Les organisations de la société civile qui représentent les bédouins ont été réduites au silence et seul le discours de l’armée est autorisé, indique Ahmed Salem, dirigeant de la Sinai Foundation for Human Rights basée à Londres.
« La liberté de parole est un luxe dans le Sinaï. Avec cette répression à grande échelle, les gens s’inquiètent pour leur sécurité », confie-t-il à MEE. « Il n’est pas surprenant qu’aucune organisation de la société civile du Sinaï ne soit représentée à la COP27. »
Shahenda Naguib a contribué à cet article depuis Le Caire.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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