Hosni Kitouni : « Nous devons sortir l’histoire de notre pays de sa provincialisation française »
Le 25 août, le président français Emmanuel Macron annonçait lors de sa visite à Alger l’établissement d’une commission mixte d’historiens algériens et français pour étudier les archives sur la colonisation et la guerre d’Algérie.
« Nous avons un passé commun » qui « est complexe, douloureux » et « nous avons décidé ensemble » de créer « une commission mixte d’historiens » pour « regarder l’ensemble de cette période historique », « du début de la colonisation à la guerre de libération, sans tabou, avec une volonté d’accès complet à nos archives », a-t-il précisé au cours d’une déclaration avec son homologue Abdelmadjid Tebboune au premier jour de sa visite.
Mercredi 30 novembre, le président algérien a reçu en audience au palais d’El Mouradia les cinq historiens qui représenteront la partie algérienne de cette commission : Mohamed Ould Si Kaddour el-Korso, Idir Hachi, Abdelaziz Fillali, Mohamed Lahcen Zeghidi et Djamel Yahiaoui.
Hosni Kitouni, chercheur associé en histoire à l’université d’Exeter en Grande-Bretagne, auteur de deux ouvrages publiés en Algérie (La Kabylie orientale et Le Désordre colonial), commente pour Middle East Eye cette initiative d’écriture commune par la France et l’Algérie de leur histoire tourmentée, décrypte le lien déterminant avec la droite française, et souligne la nécessité d’inscrire les travaux de recherche dans une perspective mondiale.
Middle East Eye : Dans vos interventions médiatiques, vous rejetez l’idée d’une écriture commune de l’histoire de la colonisation par la France et l’Algérie, comme l’a proposé le président Macron lors de sa visite en Algérie fin août. Pourquoi refuser une offre qui prône l’apaisement des mémoires ?
Hosni Kitouni : C’est une fausse solution à de vrais problèmes. Les réactions en France à la suite de l’assassinat de la jeune Lola [collégienne de 12 ans dont le corps a été retrouvé le 14 octobre et dont la meurtrière présumée serait une Algérienne sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français] ont ouvert la voie à un déchaînement anti-algérien de la part de l’extrême droite française.
Certains de ses dirigeants n’ont pas hésité à faire le rapprochement entre le meurtre de Lola et le tweet [trois jours plus tard] du président Emmanuel Macron [« Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant. C’est la condition d’un avenir apaisé avec l’Algérie et avec nos compatriotes d’origine algérienne »].
Cela illustre à quel point, en France, il y a un vrai problème de société avec le passé colonial, qui dépasse de loin la question de l’écriture de l’histoire.
Le hirak, ce grand mouvement populaire de refondation nationale, a fait la démonstration que l’histoire reste au cœur de la construction de la citoyenneté : qu’est-ce qu’être Algérien aujourd’hui et comment devons-nous faire société ?
Par ailleurs, nous avons besoin, de notre côté en Algérie, d’écrire une histoire vraie, sincère, sans concession, sur un passé qui continue à faire mal. Cette histoire-là ne peut être du ressort des gouvernements.
MEE : Écrire une histoire vraie, sincère, sans concession. Cela n’a-t-il pas été accompli durant 60 ans d’indépendance ?
HK : L’écriture de l’histoire de l’Algérie a soutenu la construction de l’État-nation et le récit historique a servi à légitimer les pouvoirs d’État issus de la guerre de libération nationale.
C’est donc forcément une histoire apologétique, héroïsante et surtout silencieuse sur bien des sujets considérés comme tabous [la question des harkis, des communistes, des massacres perpétrés par l’Armée de libération nationale à Melouza].
Les crises multiformes qui ont secoué le pays depuis 1988 [année de la « révolution d’octobre »] ont soulevé de nouveaux questionnements sur le passé, sa complexité, ses heurts et malheurs, qu’il n’est plus possible d’évacuer.
Le hirak [vaste mouvement de protestation ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika], ce grand mouvement populaire de refondation nationale, a fait la démonstration que l’histoire reste au cœur de la construction de la citoyenneté : qu’est-ce qu’être Algérien aujourd’hui et comment devons-nous faire société ?
Le rôle des historiens est précisément d’éclairer leurs concitoyens pour mieux assumer leurs différences et leur vivre-ensemble. Ils ne peuvent le faire sans liberté, sans vérité et sans rigueur.
MEE : Il existerait donc, selon vous, une doxa en France qui sous-tendrait les démarches politiques et empêcherait la vérité et l’apaisement. Pourquoi et quels seraient les mécanismes de cette pensée dominante ?
HK : Il faut rappeler cette réalité socioculturelle, propre à la France, qu’est le transfert massif d’Algérie en France, en 1962, d’une population coloniale de plus d’un million de personnes constituée de pieds-noirs et de harkis [Algériens qui ont choisi l’armée française].
Quelque 5 millions de personnes ont aujourd’hui un lien direct avec l’Algérie. Chaque communauté se croit en droit de revendiquer pour elle la reconnaissance de la République et exige des réparations pour les souffrances subies à la suite de la décolonisation.
L’enfermement nationaliste auquel on assiste en Europe, combiné à la crise migratoire, a favorisé la montée de la droite extrême. En France, celle-ci a un lien profond avec la colonisation et la guerre d’Algérie.
Le récit national impérial qui a façonné les imaginaires collectifs s’est trouvé brutalement remis en cause par la perte de l’Algérie en 1962. Cette perte est restée associée à l’effondrement de la « Grande France ».
Il est facile de comprendre pourquoi, compte tenu du poids électoral des communautés mémorielles et des nostalgiques du passé colonial : il est suicidaire pour tout parti de remettre en cause le récit sur les bienfaits de la colonisation.
MEE : L’historien Benjamin Stora, via son rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie, et Emmanuel Macron essaient-il de faire passer de force l’idée de la réconciliation ?
HK : L’idée de réconciliation est une véritable auberge espagnole. Chacun y met ce qui l’arrange.
Or dans les relations algéro-françaises, deux problématiques se superposent : celle de la lecture et du traitement du passé colonial, et celle relative aux différents contentieux issus de ce passé.
Du côté français, on veut avant tout régler les questions à forte résonnance au sein de l’opinion, telles que la circulation des personnes, l’indemnisation des biens des pieds-noirs laissés en Algérie, l’investissement français, quitte à faire en contrepartie quelques concessions sur les questions d’histoire.
Mais je ne crois pas qu’il y ait une véritable volonté française de « regarder en face le passé colonial ». La France ne semble ni disposée ni prête à imiter l’Allemagne qui a demandé pardon à la Namibie pour le génocide des Héréros et des Namas, ou encore l’Australie et sa demande de pardon aux Aborigènes pour les tentatives d’assimilation, les mises à l’écart, le racisme ordinaire, dont ils ont été victimes.
MEE : La position française n’est-elle pas otage de la contradiction entre les valeurs de liberté et d’égalité contenues dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’impérialisme français du siècle suivant ? N’y a-t-il pas un piège existentiel ?
HK : Pour comprendre les difficultés actuelles de la France officielle à prendre position clairement sur le passé colonial, il faut se rappeler les relations de la nation française avec son passé de puissance impériale (depuis la colonisation d’une partie du Canada actuel en 1534).
Par ailleurs, la France est aujourd’hui une des dernières puissances coloniales à maintenir sa domination sur certains pays où des peuples exigent l’indépendance, comme en Nouvelle-Calédonie.
La construction de la nation française est donc intimement liée à son histoire coloniale. Ses imaginaires, ses cultures, ses musées, ses bibliothèques et ses institutions sont imprégnés de ce passé-présent.
Vous soulevez la question de la Révolution de 1789 : là aussi, il ne faut surtout pas oublier que si elle a mis fin aux privilèges de l’aristocratie, elle a en même temps buté sur la question de l’esclavagisme. Cela illustre combien la modernité ouverte par l’universalisme républicain comporte son côté sombre.
L’égalité des droits de l’homme ne marche qu’entre Européens, et pas pour les autres, « les sauvages » d’Afrique et d’Amérique. Le blocage est donc tout autant historique que culturel
L’égalité des droits de l’homme ne marche qu’entre Européens, et pas pour les autres, « les sauvages » d’Afrique et d’Amérique. Le blocage est donc tout autant historique que culturel.
Peut-on dénoncer la colonisation sans remettre en cause les fondements de la modernité occidentale ? Tel est le dilemme ou « le piège existentiel », comme vous l’appelez.
MEE : Si l’écriture de cette histoire du colonialisme ne peut pas être du ressort des gouvernements, à qui appartient cette mission ?
HK : En colonisant l’Algérie, la France n’a pas seulement occupé un vieux pays de culture berbéro-arabe et majoritairement musulman, elle a entrepris également de remplacer les autochtones par des colons européens.
Cela va engendrer l’une des guerres coloniales les plus longues de l’histoire et la plus meurtrière pour l’armée française comme pour les Algériens [entre 1830 et 1871, cette guerre fera 110 000 morts côté français et tuera un tiers de la population totale algérienne.
Ce qui se passe en Algérie inaugure la politique française à l’égard de l’islam et des pays musulmans.
En raison des enfumades [technique consistant à asphyxier des personnes réfugiées ou enfermées dans une grotte en allumant des feux à l’entrée, utilisée par le corps expéditionnaire français durant la conquête de l’Algérie, en 1844 et 1845] et des razzias [procédés de tuerie collective exceptionnels et de répression par l’appauvrissement], ces procédés de tuerie collective exceptionnels et de répression par l’appauvrissement, développés durant cette guerre, elle est devenue un cas d’école qu’on enseigne aujourd’hui dans les académies militaires occidentales.
Voilà pourquoi l’histoire de l’Algérie intéresse nombre d’historiens dans diverses parties du monde. Plus d’une quinzaine de livres sur l’Algérie sont publiés chaque année par des chercheurs non francophones.
Nous aussi, en tant qu’historiens algériens, nous devons inscrire l’histoire de notre pays dans une perspective mondiale et la sortir de sa provincialisation française.
Le savoir historique s’est enrichi de visions nouvelles, comme celles de la colonialité/modernité/décolonialité, que nous ne devons pas ignorer. Réserver l’écriture de l’histoire de notre pays à une commission franco-algérienne est donc une mauvaise idée.
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