L’Inde, Israël et le projet de « greenwashing » au Cachemire
La décision prise par l’Inde d’inviter des responsables israéliens dans la région contestée du Cachemire a suscité l’inquiétude des habitants et d’experts locaux, accusant New Delhi de tenter de remplacer la culture et la géographie autochtones par un environnement remanié.
Début novembre, des diplomates israéliens se sont rendus au Cachemire sous contrôle indien pour explorer des collaborations agricoles avec le gouvernement indien.
Yair Eshel, l’attaché en charge de l’agriculture de l’ambassade d’Israël à Delhi, a visité des exploitations et rencontré des agriculteurs dans la vallée du Cachemire à Jammu, près de la frontière pakistanaise. Il a ensuite rencontré Brihama Dev, un responsable de projet chez Mashav, l’agence israélienne de coopération internationale.
Le lendemain de la visite des deux hommes à l’université des Sciences et technologies agricoles du Cachemire Sher-e-Kashmir (SKUAST-K) à Srinagar, où ils ont rencontré toute une série d’administrateurs de l’université, dont son vice-président Nazir Ahmad Ganai, le gouvernement israélien a annoncé la construction prochaine de deux « centres d’excellence ».
Selon les responsables, les centres d’excellence faciliteraient le transfert de technologies israéliennes aux agriculteurs du Cachemire sous contrôle indien et mettraient en avant les meilleures pratiques en matière d’irrigation, de gestion de pépinières et de culture. Les centres serviraient de point de rencontre pour les services gouvernementaux, les universitaires et les agriculteurs, pour collaborer et apprendre les uns des autres.
Accélérer le projet de colonisation
S’exprimant sous couvert d’anonymat, plusieurs Cachemiris interrogés par Middle East Eye soutiennent que les centres agricoles israéliens auront pour effet de renforcer l’occupation indienne dans la région et d’accélérer le projet de colonisation.
« Auparavant, nous faisions un parallèle entre le Cachemire et la Palestine ou nous évoquions l’alliance étroite de l’Inde avec Israël. Maintenant, ils amènent Israël dans la vallée sous la forme de ces institutions – qui ne seront « orientées vers l’agriculture » que par leur nom –, mais nous savons tous qu’Israël aidera physiquement l’Inde au Cachemire pour en faire une Palestine au sens propre », indique à Middle East Eye un universitaire cachemiri établi à Istanbul.
« L’Inde ne peut pas perpétrer un génocide au Cachemire, pas plus qu’elle ne peut fabriquer un conflit ethnique. [Mais] comme le modèle palestinien est [considéré comme] une réussite, l’Inde a décidé de faire appel à Israël physiquement pour comprendre l’ethnographie du Cachemire », ajoute l’universitaire.
La solidarité avec les Palestiniens est bien ancrée au Cachemire, où les slogans « Libérez Gaza » et « Longue vie à la Palestine » côtoient les « Dehors l’Inde » sur les volets métalliques.
À Srinagar, un journaliste local suivant l’évolution de la situation explique à MEE que cette annonce « ne fait que formaliser les relations entre ces puissances coloniales qui travaillent main dans la main au Cachemire depuis quelque temps déjà ».
« Désormais, Israël inspecte des terres en prétextant des objectifs agricoles juste à la frontière avec le Pakistan. Que reste-t-il à deviner ? »
Les liens entre l’Inde et Israël se sont considérablement renforcés ces dernières années, notamment depuis l’entrée en fonction du Premier ministre Narendra Modi.
Le commerce d’armes entre les deux pays représente plus d’un milliard de dollars par an. New Delhi est le plus important acheteur d’armes israéliennes et coproduit des armes israéliennes.
« On ne peut pas dissocier les annonces faites au Cachemire de la longue liste de transferts d’armes et de technologies entre l’Inde et Israël », indique à MEE un universitaire cachemiri établi aux États-Unis.
« Nous savons tous qu’Israël aidera physiquement l’Inde au Cachemire pour en faire une Palestine au sens propre »
- Un universitaire cachemiri établi à Istanbul
S’exprimant sous couvert d’anonymat par crainte de représailles, il juge présomptueuse et arrogante l’idée que des étrangers puissent venir enseigner aux Cachemiris les meilleures pratiques pour produire des pommes, du safran, des noix, entre autres cultures largement développées dans la région par les communautés autochtones.
« L’idée de prétendre apporter un développement ou une amélioration à une population autochtone relève d’un impératif colonial classique », poursuit l’universitaire, qui souligne que les Israéliens contrôlent l’approvisionnement en eau dans les territoires occupés mais font également la promotion de technologies de conservation de l’eau à l’étranger.
Les universitaires et historiens palestiniens ne cessent de signaler que le projet colonial d’Israël dans les territoires occupés ne peut être dissocié de ses politiques environnementales qui effacent l’histoire palestinienne du territoire.
Comme l’a écrit en octobre Ghada Sasa, doctorante palestinienne à l’université McMaster au Canada, Israël a « planté des pins indigènes, souvent même par-dessus les oliviers palestiniens, qui font partie intégrante de la culture, de la spiritualité, de la nation et de l’économie, ainsi que sur d’autres terres minutieusement entretenues, dans le but d’européaniser le paysage ».
« Dans le même temps, en empêchant les Palestiniens de rencontrer des preuves vivantes de la Nakba, comme les décombres et les ruines, l’objectif est de les détourner encore plus de cette grande injustice et de les rendre moins susceptibles de se révolter », a-t-elle ajouté.
Une des zones les plus militarisées au monde
En août 2019, l’Inde a envoyé des dizaines de milliers de soldats au Cachemire et coupé les réseaux de communication ainsi que les liaisons de transport lorsque le gouvernement Modi a mis fin au statut spécial d’autonomie du Jammu-et-Cachemire.
Le gouvernement indien a déclaré que cette mesure favoriserait le développement économique et social de la vallée, alors même que ses produits d’exportations les plus précieux, les pommes, se gâtaient dans les vergers, occasionnant ainsi des difficultés financières pour des millions de personnes.
Depuis des décennies, les Cachemiris réclament le droit à l’autodétermination promis par la résolution 47 du Conseil de sécurité des Nations unies en 1948. Le Cachemire est revendiqué en totalité par l’Inde et le Pakistan et une frontière de facto sépare le Cachemire sous contrôle indien et la partie contrôlée par le Pakistan.
Depuis le début du soulèvement en 1988, plus de 70 000 personnes ont été tuées et des milliers d’autres ont disparu. On estime qu’environ 700 000 soldats indiens se trouvent dans la vallée, ce qui fait du Cachemire l’une des zones les plus militarisées au monde.
La suppression des articles 370 et 35A qui prévoyaient le statut spécial du Cachemire dans la Constitution indienne signifiait également que les Indiens pouvaient désormais acheter des terres au Cachemire et devenir des résidents permanents de l’État.
Au bout de quelques mois, un haut diplomate indien en poste à New York a déclaré à un groupe d’hindous cachemiris et d’Indiens que l’Inde devait suivre le modèle de colonisation israélien au Cachemire.
Apoorva PG, coordinatrice Asie-Pacifique pour le Comité national palestinien du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), indique à MEE que les centres agricoles israéliens semblent axés sur deux objectifs.
« Les [centres d’excellence] opèrent un greenwashing de l’apartheid israélien et du colonialisme en Palestine. Ils soutiennent également les efforts déployés par les autorités indiennes et des entreprises pour modifier l’usage des terres du Cachemire et sa démographie. »
« Cette démarche affecte directement la démographie de la région et s’inspire des paradigmes israéliens en matière de contrôle des territoires occupés », ajoute Apoorva PG, qui souligne une hausse des investissements et des intérêts d’entreprises étrangères, notamment émiraties, dans la région après août 2019.
Dans le même ordre d’idées, Somdeep Sen, auteur et analyste spécialiste des relations indo-israéliennes, indique à MEE que « la reproduction par l’Inde du projet colonial israélien au Cachemire donne du crédit au projet colonial d’Israël visant les Palestiniens ».
« Les [centres d’excellence] soutiennent les efforts déployés par les autorités indiennes et des entreprises pour modifier l’usage des terres du Cachemire et sa démographie »
- Apoorva PG, BDS
« Cela lui donne également une certaine marge de manœuvre diplomatique tout en renforçant ses alliances internationales lorsqu’il est confronté à une condamnation mondiale pour ses politiques draconiennes en Palestine », ajoute le professeur associé en études du développement international à l’université de Roskilde (Danemark).
D’après le gouvernement israélien, les centres d’excellence sont gérés par Mashav, l’organe de développement international du gouvernement israélien, et visent à faciliter le transfert de technologies aux agriculteurs des pays partenaires.
Néanmoins, affirment des experts agricoles, ces centres rapportent rarement des dividendes aux agriculteurs locaux et ces initiatives visent davantage à soigner la réputation d’Israël qu’à rendre service.
En octobre, GRAIN, une organisation internationale à but non lucratif qui soutient les petits agriculteurs et les mouvements sociaux, a publié un rapport dans lequel elle affirme qu’outre le fait que l’« agro-diplomatie » d’Israël à travers le monde constitue une porte d’entrée pour les contrats d’armement, il est très difficile de dissocier l’agriculture des activités militaires.
Des « plateformes de propagande »
« L’agriculture du pays est le produit de décennies d’occupation violente et militarisée des terres palestiniennes, et d’oppression du peuple palestinien par l’armée israélienne. Les entreprises agro-industrielles israéliennes ont été fortement influencées par ce contexte – et continuent d’en tirer profit. »
« L’armée israélienne est également une source importante de personnel et de technologies pour les entreprises agro-industrielles israéliennes. Il serait difficile de trouver une seule entreprise israélienne, parmi les centaines de start-up de l’agritech qui existent aujourd’hui, qui n’ait pas un quelconque lien avec l’armée ou les services secrets israéliens », précise le rapport.
Dans une déclaration adressée à MEE, GRAIN souligne que les gouvernements locaux indiens « signent non seulement des accords pour créer des centres d’excellence pour les cultures horticoles, mais parrainent également des voyages en Israël pour leurs responsables agricoles, prévoient des dotations budgétaires pour la micro-irrigation, l’incorporation d’entreprises israéliennes dans des programmes de subvention et le déploiement de technologies à grande échelle ».
« Mais il existe peu de preuves des bénéfices exacts que ces technologies israéliennes apportent aux agriculteurs indiens », indique la déclaration.
D’après le gouvernement israélien, 29 centres d’excellence sont ouverts dans douze États indiens. En 2020, l’ambassadeur d’Israël a déclaré que 150 000 agriculteurs indiens avaient reçu une formation dans ces centres en une seule année.
MEE a adressé des demandes d’entretien aux responsables de cinq centres d’excellence – dans les États du Gujarat, du Maharashtra, du Karnataka et de l’Haryana. Aucune réponse n’a toutefois été reçue au moment de la publication.
Apoorva PG, de BDS, estime que les centres d’excellence sont essentiellement des « plateformes de propagande » qui se servent de fonds publics pour « procéder au greenwashing d’Israël ».
« Les centres d’excellence israéliens sont un moyen de dépenser l’argent public indien pour fournir des plateformes de propagande aux agences israéliennes, ce qui permet un greenwashing du régime israélien marqué par le colonialisme, l’apartheid, le vol incessant de terres et de ressources en eau palestiniennes, le déracinement de millions d’arbres palestiniens et le nettoyage ethnique des Palestiniens, en particulier des agriculteurs », soutient-elle.
Middle East Eye a contacté l’ambassade d’Israël à New Delhi pour recueillir des commentaires, mais n’a pas reçu de réponse au moment de la publication.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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