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Démolitions de maisons en Inde : encore un crime de guerre à l’israélienne contre les musulmans

S’inspirant de la pratique israélienne, la politique de démolition de maisons du gouvernement nationaliste hindou détruit les fondations de la stabilité même de la vie des musulmans indiens
Un bulldozer rase la maison de Javed Mohammad, activiste politique accusé d’incitation aux émeutes à Allahabad, le 12 juin 2022 (AFP)
Un bulldozer rase la maison de Javed Mohammad, activiste politique accusé d’incitation aux émeutes à Allahabad, le 12 juin 2022 (AFP)

En tant que musulmane née dans un climat politique irrémédiablement secoué par la démolition illégale de la mosquée Babri en 1992, étudier et observer ces réalités en Inde et dans d’autres régions du monde a aidé à façonner la conscience politique de ma génération. 

Les images de Palestine (colonisation des terres, apartheid et démolitions de maisons) ont approfondi ma connaissance d’une subjectivité politique musulmane marquée par la violence structurelle.

L’Inde se transforme rapidement en État nationaliste hindou totalitaire

Aujourd’hui, ces images font partie intégrante de la vie quotidienne des musulmans indiens. Les récents développements en Inde doivent être analysés dans le contexte d’une guerre contre les minorités musulmanes au sein d’une nation islamophobe. 

S’inspirant de la stratégie israélienne, le gouvernement nationaliste hindou de droite a utilisé les bulldozers comme outil de répression et de sanction collective ces dernières années. Jugée légale, la démolition de biens cible souvent les détracteurs et manifestants pacifiques et est menée de manière agressive sans préavis significatif. 

Dans l’Uttar Pradesh, la maison de Javed Mohammad, militant politique au sein du Welfare Party of India, a été rasée à la suite de son arrestation en lien avec les manifestations qui ont éclaté à Allahabad. L’avis de démolition a été émis la nuit précédant la démolition effective, le 11 juin. Sa femme et sa fille ont été brièvement arrêtées, avant d’être relâchées.

De citoyens à réfugiés

Récemment, les fêtes et rassemblements hindous sont devenus la scène d’un déchaînement de violence généralisée contre les musulmans, en particulier dans les États dirigés par l’hindutva. 

Cette année, lorsque les processions des fêtes religieuses de Rama Navami et Hanuman Jayanti sont passées près des mosquées et des sanctuaires islamiques, leurs organisateurs ont incité aux violences confessionnelles.

La résurgence des violences contre les minorités musulmanes a culminé au cours d’une grande campagne de démolitions visant leurs maisons, leurs mosquées et leurs commerces. En peu de temps, les musulmans sont devenus réfugiés dans leurs propres villages en raison de ce violent pogrom d’État et de la répression institutionnelle.

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Récemment, Nupur Sharma, porte-parole nationale du Bharathiya Janatha Party (BJP, le parti au pouvoir), a tenu à la télévision des propos insultant le prophète Mohammed, engendrant de grandes manifestations à travers le pays.

Le BJP a été contraint de suspendre Sharma du parti en raison du malaise diplomatique des chefs d’État arabes et des appels au boycott des produits indiens sur les réseaux sociaux. En représailles, les forces de l’hindutva ont mené de violentes attaques avec le soutien de l’appareil d’État.

Les manifestations ont été réprimées par la police, les manifestants ont été passés à tabac et arrêtés en nombre, des étudiants ont été tués et des biens immobiliers détruits ; une tactique désormais pleinement intégrée dans la stratégie génocidaire de l’hindutva.

Des affaires criminelles sont également forgées de toutes pièces contre des manifestants pacifiques qui sont privés de leurs droits juridiques et humains.

« Terre sainte » hindoue

Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Narendra Modi en 2014, le projet politique de l’hindutva visant à racialiser les musulmans a pris de l’ampleur en Inde.

L’Inde se transforme rapidement en État nationaliste hindou totalitaire, ce qui a été rendu possible par les lynchages, les campagnes de haine et les mesures de représailles contre l’establishment économique et politique musulman. Contraste frappant avec le processus démocratique établi, ce projet génocidaire reçoit l’approbation de la société par un populisme majoritaire. 

En résumé, il ne reste qu’à déclarer que l’Inde est officiellement une nation hindoue. Les forces de l’hindutva et leurs adhérents pensent que les musulmans n’ont pas le droit d’exister en Inde, terre sacrée hindoue. Dans le cadre de ce processus de construction d’une nation hindoue, les musulmans sont expulsés de force ou restent une communauté privée de droits, comme promis par les premiers acharyas (professeurs de spiritualité) de l’hindutva. 

L’acharya de l’hindutva M. S. Golwalkar fait valoir qu’un « territoire n’était pas une nation ; un peuple a constitué une nation. Qui était ce peuple ? Dans le cas de l’Inde, les hindous. »  

Des manifestants expriment leur opposition à une nouvelle loi sur la nationalité et leur solidarité avec les étudiants de l’université Ahmedabad en Inde, le 17 décembre 2019 (Reuters)
Des manifestants expriment leur opposition à une nouvelle loi sur la nationalité et leur solidarité avec les étudiants de l’université Ahmedabad en Inde, le 17 décembre 2019 (Reuters)

Veer Savarkar, l’homme à qui on impute la création de l’hindutva, soutient que les droits que les hindous méritent en tant que majorité dans un cadre juridique et démocratique ne peuvent jamais être niés et constituent l’impulsion primaire au projet national hindou. En formant un nouvel État-nation qui garantit constitutionnellement l’égalité des citoyens, Savarkar estime que les « minorités n’ont plus besoin de droits spéciaux ». 

En 2019, le gouvernement dirigé par l’hindutva a proposé un amendement à la loi sur la citoyenneté, mesure pratique vers la réalisation d’une nation hindoue. En ce qui concerne la « nation hindoue », il est évident qu’on ne devient Indien que lorsqu’on est hindou.

Statut musulman

Gyanendra Pandey, célèbre penseur social et politique indien, se demande si un musulman peut devenir Indien. Il fait remarquer : « Tous les hindous deviennent naturellement nationalistes par le simple fait d’être hindous, tandis que les musulmans deviennent de même communautaristes par le simple fait [d’être musulmans]. Pour éviter cela, les musulmans doivent constamment prouver qu’ils sont nationalistes. »

Autre important penseur sociopolitique en Inde, le professeur G. Aloysius affirme dans son étude « Nationalism without a Nation in India » (nationalisme sans nation en Inde) que le nationalisme indien s’est construit en réponse à l’occupation coloniale britannique et pour protéger les intérêts des castes supérieures hindoues en Inde.

Une autre prémisse historique importante sur laquelle repose l’amendement à la loi sur la citoyenneté fait suite à la formation du Pakistan en 1947. La citoyenneté accordée aux musulmans restant en Inde a été entachée par la suspicion, empêchant leur intégration dans le nationalisme indien. Les musulmans étaient le pendant racial du nationalisme indien, menant aux politiques actuelles qui les rendent apatrides dans leur propre pays.

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En 2019, le verdict de la Cour suprême qui a donné la terre de la mosquée Babri au temple de Ram et acquitté les membres de l’hindutva coupables de sa démolition en 1992 était une injustice juridique évidente privant les musulmans de leurs droits religieux – perpétuation des attaques systémiques de l’État contre les institutions religieuses islamiques. 

La décision du tribunal en 2022 qui interdit le hijab au nom du code vestimentaire dans les établissements éducatifs du Karnataka était elle aussi portée par les forces de l’hindutva. Paradoxalement, malgré leur opposition au foulard qui serait contraire aux « uniformes » scolaires, les partisans de l’hindutva portent généralement des châles safran qui ne sont pas considérés comme une nécessité religieuse en Inde. 

Le jugement dans l’affaire Babri et l’interdiction du hijab sont des marqueurs caractéristiques de la privation des droits religieux et culturels des musulmans. La Haute Cour du Karnataka juge que le hijab n’est pas une pratique religieuse essentielle, déclarant que les tribunaux – et non les autorités religieuses – décident de ces sujets.

La Haute Cour a confirmé ce jugement privant les musulmans de leurs exigences vestimentaires tout en autorisant d’autres minorités telles que les sikhs à garder leur turban dans les institutions indiennes. Bien qu’il y ait de nombreuses institutions où le hijab est interdit au nom de l’uniforme, c’est la première fois qu’un tribunal impose une interdiction juridique.

Politique de l’« ennemi »

L’islamophobie qui motive les politiques de l’hindutva ne se limite pas à l’extrême droite indienne. L’anthropologue politique Irfan Ahmad a développé un cadre critique pour comprendre la politique indienne en reprenant le concept de conflit de Reinhardt Koselleck. Il observe que, au-delà des différences superficielles, tous les partis s’accordent idéologiquement sur la politique de l’« ennemi ». 

Ahmed étudie comment l’altérisation de l’islam et des musulmans en Inde n’est pas seulement un phénomène inhérent à l’hindutva mais fait également partie intégrante de la psyché politique indienne.

L’altérisation de l’islam et des musulmans en Inde n’est pas seulement un phénomène inhérent à l’hindutva mais fait également partie intégrante de la psyché politique indienne

Les groupes d’opposition et antifascistes tels que les féministes libérales, les médias libéraux, les constitutionnalistes, les laïcs ainsi que les libéraux de gauche promeuvent également des discours islamophobes. À des degrés divers, ils nient l’identité musulmane, craignent les organisations musulmanes et déshumanisent la religiosité musulmane. 

Par exemple, de nombreux alliés antifascistes dominants en Inde dépeignent le hijab comme un signe d’oppression des musulmanes et les encouragent donc à le retirer dans les espaces progressistes et laïcs tels que les établissements scolaires. Le féminisme indien s’ancre largement dans les idées occidentales et avance le cliché orientaliste de la « musulmane oppressée » et de « l’homme musulman oppresseur ».

L’année dernière, même après que des centaines d’activistes musulmanes ont été mises « aux enchères » sur des applications telles que Sulli Deals et Bulli Bai, les féministes ont gardé le silence. Bien que la « protection des femmes » soit un principe directeur du féminisme libéral en Inde, elles ne se sont pas emparées du sujet car elles n’auraient peut-être pas trouvé un méchant musulman.

Il faut noter que le discours féministe en Inde a été défini via le prisme des castes supérieures hindoues. 

Des musulmanes participent à une manifestation après le refus des établissements scolaires du Karnataka en Inde d’autoriser l’entrée aux étudiantes portant le hijab, à Bangalore, le 7 février 2022 (AFP)
Des musulmanes participent à une manifestation après le refus des établissements scolaires du Karnataka en Inde d’autoriser l’entrée aux étudiantes portant le hijab, à Bangalore, le 7 février 2022 (AFP)

De même, les groupes d’opposition à l’hindutva n’ont pas réussi à mettre en avant un projet visant à « déradicaliser » ses adeptes d’un point de vue culturel et religieux, même s’ils sont les plus violents en Inde. Selon leur définition, seuls les musulmans sont soumis à la radicalisation et menacent la sécurité nationale ; les violences perpétrées par les forces de l’hindutva sont de nature politique.

Cette approche est très critiquée par les intellectuels et universitaires musulmans. 

Déclaration de guerre

Lorsque les musulmans indiens et les universités islamiques du pays ont organisé de grandes manifestations pour s’opposer au projet du gouvernement d’expulser des musulmans en raison de l’amendement à la loi sur la citoyenneté, leurs leaders ont été emprisonnés en vertu de lois draconiennes, notamment la loi sur la sécurité nationale et celle sur la prévention des activités illégales.

Si les forces de l’hindutva n’ont pas encore pu appliquer de fait l’amendement à la loi sur la citoyenneté, la politique actuelle de démolition est une déclaration de guerre contre les musulmans, détruisant les fondements de la stabilité et même de la vie. 

Tous les concepts, toutes les idées et institutions qui constituent l’État-nation moderne tels que la démocratie libérale, la laïcité et l’État de droit sont des spectateurs muets devant le projet de génocide musulman. Mais le soutien d’individus et de groupes à l’international inspire énormément les musulmans indiens.

Sous les décombres de leurs maisons et mosquées détruites, les musulmans indiens cultivent la résistance. Déterminés à vivre, les musulmans indiens continueront à se battre pour leur existence tout en écrivant leur propre histoire de lutte contre l’injustice. 

- Ladeeda Farzana est une militante, étudiante à l’université Jamia Millia Islamia et journaliste. Elle est un visage célèbre de la lutte contre l’hindutva et l’islamophobie en Inde depuis les manifestations contre le projet d’amendement à la loi sur la citoyenneté en 2019.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Ladeeda Farzana is a student activist and writer from Jamia Millia Islamia. Farzana has been a prominent face in the fight against Hindutva and Islamophobia in India since the Anti Citizenship Bill protests in 2019.
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