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Vous n’êtes plus les bienvenus : le message de l’Inde aux musulmans 

Pour de nombreuses personnes vivant aux frontières de l’Inde, la démocratie a toujours été une autre façon de désigner un État abusif
Des manifestants expriment leur opposition à une nouvelle loi sur la nationalité et leur solidarité avec les étudiants de l’Université Ahmedabad en Inde, le 17 décembre (Reuters)

S’il subsistait le moindre doute sur les intentions du gouvernement hindou de droite en Inde, les événements de ces dernières semaines les ont fait disparaître totalement.

Le 11 décembre, le Parlement indien a adopté une loi qui exclut catégoriquement les immigrants et réfugiés musulmans vivant en Inde, les empêchant d’obtenir la nationalité. 

Une « nouvelle » Inde

La loi d’amendement de la nationalité (CAA) a été ratifiée par le président indien. Sa mise en place en tandem avec le projet de registre national des citoyens (NRC) – une initiative nationale du gouvernement pour déterminer qui est un légitime citoyen –, cela signifie que le gouvernement dirigé par le BJP (un des deux principaux partis politiques indiens), esquisse des plans pour concrétiser un rêve de longue date de créer un prétendu État démocratique hindou.

Selon la CAA, la nationalité au sein de cette nouvelle Inde reposerait sur la religion. 

Cette loi, selon des juristes, a été conçue pour servir un objectif totalement différent : l’institutionnalisation des musulmans en tant qu’exclus permanents

Un éditorial de la revue Economic and Political Weekly a qualifié cette loi d’« insidieuse » et de « pierre angulaire pour le projet politique exclusiviste de la majorité, l’hindutva ».

« Elle cherche à suggérer une réponse discriminatoire et arbitraire à la question de qui est indien et ce que cela signifie d’être indien », est-il écrit.

Le gouvernement indien affirme que cette loi tente de protéger les hindous, les sikhs, les chrétiens, les parsis, les bouddhistes et les jaïns du Pakistan, d’Afghanistan et du Bangladesh qui pourraient avoir fui la persécution religieuse.

Cependant cette loi ne s’applique pas à toutes les minorités religieuses, de même qu’elle n’inclut pas tous ses voisins.

Les juristes estiment que l’exclusion des musulmans rohingyas de Birmanie, des Tamouls du Sri Lanka ou même des minorités musulmanes du Pakistan, du Bangladesh et d’Afghanistan – dont beaucoup ont fui vers l’Inde en raison de persécutions religieuses – indique que cette loi a été conçue pour servir un objectif totalement différent : l’institutionnalisation d’un statut de seconde classe pour les musulmans.  

Traduction : « L’un des objectifs du #CAB2019 est précisément de dépeindre les voisins musulmans de l’Inde comme particulièrement intolérants et leurs minorités comme nécessitant l’aide d’une Inde bienveillante. Les gens qui se plaignent d’un “Pakistan indien” approuvent en réalité pleinement ce discours »

En l’espace de quelques jours, des manifestations ont débuté. Et les manifestants avaient des doléances diverses. 

Le réveil

Dans l’État d’Assam, au nord-est, des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour faire valoir que la loi signifierait la naturalisation d’hindous bangladais et engendrerait une transformation de l’identité culturelle de cet État.

C’est comme si une nation s’était réveillée d’un profond sommeil

Dans d’autres villes, les manifestations étaient centrées sur la nature communale de la loi qui met l’Inde sur la voie de l’établissement d’un Hindu Rashtra, ou État hindou. Des manifestations ont eu lieu dans 25 villes et 50 universités, ce qui a fait signaler aux observateurs leur ampleur et l’uniformité du message – du jamais vu depuis que le Premier ministre, Narendra Modi, a pris le pouvoir en 2014. 

C’est comme si une nation s’était réveillée d’un profond sommeil. 

La répression des manifestations a été méthodique : l’État a coupé internet dans trois États, avec des déconnexions partielles dans deux autres. Ajoutez à cela le blocus des communications au Cachemire et vous obtenez 60 millions de personnes privées d’internet.

Les manifestants jettent des pierres en direction de la police pendant une manifestation contre la nouvelle loi sur la nationalité à Seelampur, un quartier de Delhi en Inde, le 17 décembre (Reuters)

Puis il a envoyé la police étouffer les manifestations. Les policiers ont pénétré dans les universités, s’en prenant physiquement aux manifestants et les intimidant et tirant des gaz lacrymogènes contre les étudiants d’une université dans la capitale.  À Assam, ils ont tiré à balles réelles.

La rapide mobilisation des masses était inattendue. Ce fut comme une tempête.

C’était comme si le gouvernement Modi s’attendait à ce que sa dernière initiative soit reçue avec peu de plantes, comme ce fut le cas pour les précédentes mesures.

Par exemple, lorsque le gouvernement a imposé la démonétisation en 2017, ponctionnant l’économie et laissant les pauvres sans pain quotidien, tandis que l’État rendait obsolètes certains billets, la population a accepté. 

Il s’agissait d’un test de loyauté, a écrit la romancière Arundhati Roy. « Il s’agissait d’un test d’affection auquel nous a soumis le guide suprême. Allions-nous le suivre, l’aimerions-nous toujours, qu’importe la situation ? Nous nous en sommes sortis haut la main. Le moment où nous, en tant que peuple, avant accepté la démonétisation, nous nous sommes infantilisés et nous sommes rendus à l’autoritarisme de pacotille. »

Traduction : « Le couvre-feu à Guwahati sera levé mardi matin selon PTI. Carte des manifestations à travers le pays. »

La saga du Cachemire

En août cette année, le gouvernement indien a abrogé l’article 370 et l’article 35A de sa constitution, mettant fin ainsi au statut semi-autonome du Cachemire. Des dizaines de milliers de soldats supplémentaires ont été déployés, un blocus des communications imposé.

Des garçons ayant à peine 14 ans ont été arrêtés et placés en détention sans être inculpés. Certains ont été envoyés dans des États à des milliers de kilomètres sans que leurs parents en soient informés. Les manifestations cachemiries ont été étouffées avant même d’avoir pu commencer. Le public indien, la plupart des médias, et même les tribunaux l’ont accepté également.

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L’ampleur et le niveau de brutalité au Cachemire demeurent inconnus car cinq mois plus tard, internet est toujours déconnecté. Même les applications anodines comme les SMS au Cachemire ne fonctionnent pas.

Plus tard au mois d’août, le gouvernement a publié un registre national des citoyens (NRC) qui vise à discerner les citoyens des « infiltrés » dans l’État d’Assam au nord-est. Environ deux millions de personnes ont été écartées du registre, faisant d’eux des apatrides détenus dans des camps de détention.

Puis en novembre, la Cour suprême a rendu une décision dans l’affaire Ayodhya qui remonte à 1992, une foule hindoue avait détruit une mosquée médiévale. La droite hindoue prétendait que la mosquée avait été construite sur le lieu de naissance de la divinité hindoue Ram et cherchait à obtenir que le site soit « rendu » aux hindous. 

Pour beaucoup, la destruction de Babri Masjid a marqué l’arrivée de la droite hindoue dans la conscience nationale. Plus d’un millier de personnes ont été tuées dans les émeutes qui s’en sont suivies. La cour suprême a jugé que, si la démolition de la mosquée était illégale, elle accordait le site aux hindous pour construire un temple.

Qu’importe à quel point l’Inde souhaitait voir la conclusion de cette affaire, le jugement n’a fait que signaler l’arrivée d’une démocratie majoritaire, ou le fait d’apaiser la majorité serait plus important que la justice. 

Par ailleurs, le Cachemire et Ayodhya étaient des promesses de campagne de Narendra Modi avant l’élection du mois de mai.

Narendra Modi secoué

Toutefois, la réaction inattendue à la loi sur la nationalité semble avoir secoué le Premier ministre. 

Lors d’un rassemblement le 15 décembre, il a accusé l’ingérence étrangère et les partis d’opposition d’être responsables de ce déferlement de colère. Narendra Modi, habituellement prudent dans ses déclarations publiques, a succombé à ses démons intérieurs. « Ceux qui créent cette violence peuvent être identifiés par leurs habits en eux-mêmes », a-t-il déclaré en ciblant clairement les musulmans indiens, qui peuvent souvent être identifiés par leur calotte ou leur voile et leurs habits.

Par le passé, les musulmans avaient été qualifiés de « termites » par Amit Shah, le numéro deux du parti. Le fait que les habitants n’ont pas de carte d’identité, de passeport ou de papiers de résidence qui prouve leur identité est bien connu. 

Ce qui fait peur, c’est le fait qu’une fois que le gouvernement de Modi introduira le registre national des citoyens dans d’autres régions du pays, cette nouvelle loi pourrait être utilisée pour soumettre les musulmans au harcèlement et à la persécution arbitraires. La « preuve de l’appartenance » devra désormais être apportée par les musulmans.

Traduction : « Les arguments bons et essentiellement éthiques, moraux et politiques ne manquent pas contre l’injustice fondamentale de la #CAA. Ce sujet liste d’autres arguments et formes de résistance qui s’axent sur les défis institutionnels et procéduriers »

Mort de la démocratie

Bien que le projet d’unir tout ce qui constituait l’Inde autrefois – ce qui inclut le Pakistan le Cachemire et le Bangladesh – remonte à des dizaines d’années, la droite hindoue a été initiée par le partenariat de Modi avec Israël. Depuis 2014, la relation de l’Inde avec Israël a atteint de nouveaux sommets, Delhi étant le plus grand acquéreur d’armes israéliennes. 

Les méthodes israéliennes sont appliquées en matière de sécurité ou pour justifier la brutalité, dans l’occupation qui s’accroît au Cachemire, avec l’évocation de colonies réservées aux hindous, façonnées sur les colonies réservées aux juifs en Cisjordanie.

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Désormais, la CAA, avec sa préférence pour la nationalité reposant sur la religion, fait écho à la loi israélienne sur le droit au retour – laquelle permet aux juifs du monde entier de demander la nationalité israélienne. L’Inde construit un État hindou. Les musulmans ne sont désormais plus les bienvenus et ce n’est qu’une question de temps avant que d’autres minorités se retrouvent à leur place.

La brutalité des autorités à l’égard des étudiants a secoué la nation.

Dans les jours et semaines à venir, nombreuses seront les allusions à la mort de la démocratie et à la fin du de la laïcité en Inde. Il y aura des allusions au Mahatma Gandhi et à Jawarharlal Nehru ou et à leur vision vantée d’une Inde laïque. Mais pour beaucoup vivant aux frontières de l’Inde, la démocratie a toujours été une autre façon de désigner un État abusif.

C’est une société qui a continué à exister sous le vernis poli de la laïcité tandis que les brahmanes de la caste supérieure ont conservé leur emprise sur chaque aspect de la vie sociale – l’économie, la politique, l’éducation et le divertissement. 

En vérité, la démocratie est dans une situation désespérée en Inde depuis longtemps. Et la laïcité, malgré ce que dit la Constitution, a toujours vu son temps compté.

- Azad Essa est un journaliste chevronné travaillant pour Middle East Eye et basé à New York. Il a travaillé pour Al-Jazeera English de 2010 à 2018, couvrant le sud et le centre de l’Afrique. Il est l’auteur de The Moslems are coming (HarperCollins India) et de Zuma’s Bastard (Two Dogs Books).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

| Senior Reporter
Azad Essa is a senior reporter for Middle East Eye based in New York City. He worked for Al Jazeera English between 2010-2018 covering southern and central Africa for the network. He is the author of 'Hostile Homelands: The New Alliance Between India and Israel' (Pluto Press, Feb 2023)
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