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France : les bénéfices de la vente Rifaat al-Assad soupçonnés de finir « dans les poches » de ses proches

Les biens vendus aux enchères provenaient de l’hôtel particulier de l’oncle de Bachar al-Assad, qui a quitté la France pour la Syrie l’année dernière
Plus de 500 lots étaient présentés à l’hôtel Drouot à Paris, le 11 janvier, avant d’être mise aux enchères par Ader (Céline Martelet/MEE)
Plus de 500 lots étaient présentés à l’hôtel Drouot à Paris, le 11 janvier, avant d’être mis aux enchères par Ader (Céline Martelet/MEE)
Par Céline Martelet à PARIS, France et Elie Guckert

Catalogue en main, des marchands d’œuvres art enthousiastes s’affairaient au premier étage de l’hôtel Drouot à Paris, le plus grand marché d’art en France.

À l’occasion d’une vente spéciale de la maison française Ader, 536 lots luxueux – parmi lesquels des sofas, des tables, des tableaux, des chandeliers, des services de table en porcelaine et des tapis – ont été exposés dans quatre pièces, en prévision des enchères les deux jours suivants.

Ces objets provenaient simplement d’« un hôtel particulier avenue Foch », quartier chic de l’ouest parisien, selon Ader.

Parmi les objets mis aux enchères par Ader figurent des sofas, des tables, des tableaux, des chandeliers, de la vaisselle en porcelaine et des tapis (Céline Martelet/MEE)
Parmi les objets mis aux enchères par Ader figurent des sofas, des tables, des tableaux, des chandeliers, de la vaisselle en porcelaine et des tapis (Céline Martelet/MEE)

À aucun endroit, dans les informations détaillant chaque pièce, n’était mentionné le fait qu’elles provenaient de l’ancien hôtel particulier de l’oncle de Bachar al-Assad et ex-vice-président syrien, Rifaat al-Assad (85 ans), qui a quitté la France pour la Syrie l’année dernière.

Cette propriété, qui aurait été acquise via des fonds détournés du gouvernement syrien, comptait autrefois parmi ses nombreuses possessions, confirme Middle East Eye en se basant sur les articles du Journal du Dimanche et de L’Orient le Jour.

Mais si l’État a pu saisir l’hôtel particulier, son mobilier tombait dans un vide juridique. Un vendeur anonyme a donc pu vendre ces pièces pour au moins 1,6 million d’euros, selon les informations disponibles. Selon d’autres informations parues en ligne, le montant aurait atteint plus de 3 millions d’euros en deux jours. 

« Le clan Assad l’a pillé »

Peu de marchands d’art et d’enchérisseurs qui déambulaient dans les halls d’exposition mercredi dernier ne semblaient toutefois réaliser ce qu’ils lorgnaient.

« Je voulais vous appeler tout de suite », a chuchoté une élégante quinquagénaire, téléphone vissé à l’oreille. « Il faut que vous veniez. Tout est magnifique. »

Cependant, au milieu du brouhaha, deux jeunes Syriens – arrivés en France en 2015, fuyant le gouvernement Assad et sa répression brutale de l’opposition – ont compris ce qui les entourait.

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« Tout ceci nous appartient à nous, Syriens. Le clan Assad l’a pillé », a déclaré l’un d’eux à voix basse, requérant l’anonymat par crainte des répercussions. « Mais personne ne dit rien. »

Contactée plusieurs fois, la maison Ader n’a pas divulgué l’identité de son client et a refusé de confirmer la provenance des biens. « L’information est confidentielle et la vente respecte les lois applicables », assure-t-elle à MEE.

Rifaat al-Assad a été exilé de Syrie en 1984 par son frère Hafez, après avoir mené une tentative de coup d’État contre ce dernier.

Depuis lors, il vivait en France, il aurait fourni des renseignements à la France à propos d’organisations terroristes en échange de la protection de l’État.

En 2013, les autorités suisses ont ouvert une enquête pour crimes de guerre en raison de son rôle présumé dans la mort de « plusieurs milliers de personnes » lors de massacres à Hama et d’un autre à Tadmor au début des années 1980, des accusations qu’il nie.

En 2017, les autorités espagnoles ont saisi plus de 500 propriétés d’une valeur de 736 millions de dollars lui appartenant.

Rifaat al-Assad a été condamné à quatre ans de prison en France en juin 2020 pour s’être bâti un empire immobilier d’une valeur d’au moins 90 millions d’euros en France en utilisant illégalement des fonds publics syriens. Ses actifs ont été confisqués.

La moitié des objets du catalogue Ader se sont vendus le premier jour pour 1 673 000 euros

Lorsque la cour de cassation a rejeté son pourvoi en septembre 2022, Assad est parti pour la Syrie après plus de 30 ans d’exil, ayant été autorisé à y rentrer par son neveu Bachar. « Déçu » de la France, il a rendu la Légion d’honneur que lui avait décernée le président François Mitterrand en 1986.

La moitié des objets du catalogue Ader se sont vendus le premier jour pour 1 673 000 euros. Les informations relatives au second jour de vente n’ont pas été rendus publics.

Certains des biens mis aux enchères – parmi lesquels plusieurs sofas et fauteuils chics – sont reconnaissables sur des photos prises lors d’interviews données par Assad avant sa condamnation. Le catalogue Ader comprend également deux services de table créés « pour Son Excellence REA » – Rifaat el-Assad.

MEE a également identifié deux des tableaux mis aux enchères. Le premier inspiré de l’artiste français du XVIIe siècle Claude Gellée, vendu pour 3 000 euros, et un autre de l’artiste russe du XIXe siècle, Gaspard de Toursky, adjugé pour 1 200 euros.

L’hôtel particulier de l’avenue Foch a été saisi par les autorités françaises à la suite d’une décision de justice en 2022. Le mobilier qu’il contenait ne l’a pas été.

Conformément à un mécanisme juridique mis en place en France en juillet 2021 pour la restitution des biens mal-acquis, la valeur de l’hôtel particulier doit être rendue « au peuple » syrien.

Les profits de la vente iront... au propriétaire de ces biens

La façon de procéder est un casse-tête pour Paris. En 2012 la France a rompu ses relations diplomatiques avec la Syrie, dont le gouvernement fait l’objet de sanctions internationales. Mais les autorités françaises disent ne pas être impliquées dans la vente du mobilier.

L’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, établissement public administratif français en charge de la vente des actifs confisqués par l’État, indique à MEE « ne pas être à l’origine de la vente aux enchères organisées par Ader ».

« Il n’a pas été possible de savoir comment a été acquis le mobilier », explique Chanez Mensous, responsable de contentieux et plaidoyer – lutte anti-corruption de l’ONG française Sherpa, partie civile dans les procédures françaises contre Rifaat al-Assad depuis 2013.

Rifaat al-Assad dans sa demeure de l’avenue Foch à Paris, en 2011, avec deux des tableaux – peint par De Toursky (à droite) et d’après Gellée (à gauche) – vendus aux enchères par Ader (Capture d’écran Michel Euler/AP/SIPA/Ader)
Rifaat al-Assad dans sa demeure de l’avenue Foch à Paris, en 2011, avec deux des tableaux – peint par De Toursky (à droite) et d’après Gellée (à gauche) – vendus aux enchères par Ader (Capture d’écran Michel Euler/AP/SIPA/Ader)

« Les investigations [dans l’affaire française] ont été très longues », ajoute-t-elle. « Les procédures ont commencé en 2013. Pour l’acquisition de biens immobiliers, il y a des dispositions légales qui s’appliquent, mais ce n’est pas le cas pour le mobilier. »

« Contrairement aux biens confisqués par les tribunaux, dans ce cas, les profits de la vente iront au propriétaire de ces biens. Il ne faut pas oublier que cette vente n’est techniquement pas illégale », conclut-elle. Ader a reçu 25 % des bénéfices de la vente aux enchères. On ne sait pas où est parti le reste de l’argent.

Dans la salle no9 de l’hôtel Drouot, les prix ont grimpé le 13 janvier, deuxième jour de la vente aux enchères, car les enchérisseurs cherchaient les pièces de grande valeur.

« Qu’avons-nous là ? », a demandé un jeune commissaire-priseur à l’assistance, donnant un coup de marteau ayant adjugé un ensemble de 70 verres de cristal pour 5 000 euros.

Lot 294. « Un bureau plat de l’ère Napoléon », s’est-il enthousiasmé. « La mise à prix est fixée à 1 000 euros. »

« Les biens mis aux enchères par Ader viennent du troisième étage de l’hôtel particulier de l’avenue Foch, que Monsieur al-Assad a cédé à son ex-femme »

- Elie Hatem, avocat français de Rifaat al-Assad

Les mains se sont rapidement levées. Au téléphone, d’autres ont fait monter les prix. En deux minutes, le bureau est parti pour 10 000 euros, dix fois son évaluation initiale.

Les acheteurs restent anonymes, tout comme le vendeur.

L’avocat français de Rifaat al-Assad, Elie Hatem, dément que les biens vendus aux enchères à Paris appartenaient à son client.

« Il est actuellement à Damas, respectant le droit français et celui de son pays. Par conséquent, il n’a pas l’intention de réclamer les biens qui lui ont été confisqués », indique l’avocat à MEE, précisant qu’il va saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour tenter de casser la décision de la cour de cassation en France.

« L’État syrien déposera une demande de restitution de tout bien déclaré avoir été détourné du pays dès la conclusion de l’affaire devant la [CEDH] », ajoute-t-il.

Selon Hatem, « les biens mis aux enchères par Ader viennent du troisième étage de l’hôtel particulier de l’avenue Foch, que Monsieur al-Assad a cédé à son ex-femme il y a longtemps dans le contexte d’une procédure de divorce compliquée. Et aujourd’hui, elle veut probablement ces biens pour réaliser un profit, sans l’approbation de mon client. »

Line al-Khayer et Raja Barakat, deux des ex-femmes de Rifaat al-Assad, possédaient chacune de leur propre appartement dans le bâtiment, accessibles par des ascenseurs séparés conçus pour les empêcher de se croiser. Elie Hatem n’a pas spécifié laquelle des deux serait selon lui à l’origine de la vente aux enchères d’Ader.

« Mauvaises surprises »

Et puis il y a Siwar al-Assad, le fils de Rifaat et Raja Barakat. Siwar a été le porte-parole de Rifaat à Londres, où il dirige la fondation Aramea, qui dit aider les réfugiés syriens et œuvrer pour la protection du patrimoine historique de la région du Levant.

Siwar n’a pas manqué le moindre jour d’audience lors du procès à Paris en 2022. C’est également un allié commercial de son père. « Ce nom apparaît en tant que bénéficiaire dans toutes les sociétés écrans créées par Rifaat al-Assad pour dissimuler la source de ses fonds », indique quelqu’un connaissant parfaitement l’affaire Rifaat al-Assad en France et qui a requis l’anonymat.

Line al-Khayer et Raja Barakat apparaissent également dans le réseau de sociétés mentionnées dans les enquêtes françaises, comme Siwar al-Assad. Aucun d’entre eux n’a répondu aux sollicitations.

Du mobilier a été vendu pour un total de 1,6 millions d’euros par Ader rien que le premier jour de la vente aux enchères (Céline Martelet/MEE)
Du mobilier a été vendu pour un total de 1,6 millions d’euros par Ader rien que le premier jour de la vente aux enchères (Céline Martelet/MEE)

 

« Je crains que cet argent ne finisse dans les poches du clan Assad », confie à MEE l’activiste franco-syrien et juriste Firas Kontar. « Bien sûr, la maison de ventes qui a organisé cette vente a le droit de le faire, mais est-ce que ces gens se sont interrogés sur la moralité et leur responsabilité ? Ils se cachent derrière la loi, un point c’est tout. »

« Si la condamnation de Rifaat al-Assad a marqué une victoire considérable dans la lutte contre les “manquements à la probité”, la vente de ces actifs vient malheureusement s’ajouter aux nombreuses mauvaises surprises après cette condamnation », indique à MEE Vincent Brengarth, l’avocat de Sherpa.

« Étant donné ce que les investigations [françaises] ont révélé à propos des moyens frauduleux par lesquels Rifaat al-Assad a pu accumuler une grande partie de ses actifs, cela montre que la justice peut encore progresser dans la lutte contre la corruption. Même si un grand nombre de biens ont été confisqués, il est clair que les biens mis aux enchères, qui sont d’une grande valeur, ont échappé à la justice. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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