Sudan Memory : le projet de numérisation de l’histoire d’un pays
L’universitaire soudanais Badreldin Elhag Musa a ressenti une vive inquiétude lorsque des combattants affiliés à al-Qaïda ont incendié deux bibliothèques contenant des documents historiques dans la ville malienne de Tombouctou en 2013.
Si des habitants étaient parvenus à l’avance à mettre à l’abri de nombreux manuscrits, une équipe de l’UNESCO a plus tard découvert que quelque 4 200 des documents stockés dans les bibliothèques avaient été détruits ou volés, soit environ un dixième de ses archives.
À l’époque, Elhag Musa, membre de l’Association soudanaise pour l’archivage des connaissances (Saak), nourrissait déjà des inquiétudes quant à la préservation des documents rares de son pays. Les événements de Tombouctou ont accéléré le sentiment qu’il fallait agir de toute urgence.
L’épisode tragique a servi d’avertissement qui a mis en évidence le sort des artéfacts du patrimoine culturel dans les zones de conflit réel ou potentiel – telles que le Soudan.
Badreldin Elhag Musa a mis un plan en marche et pris contact avec la professeure Marilyn Deegan du King’s College de Londres, qui a plus de vingt ans d’expérience dans les humanités numériques. Son objectif : trouver les moyens de sauvegarder autant que possible le patrimoine culturel soudanais.
Une décennie plus tard, le résultat est Sudan Memory, un projet qui vise à préserver et promouvoir le patrimoine culturel du Soudan grâce à la numérisation. La plateforme en ligne a pour objectif de faire en sorte que les générations actuelles et futures puissent bénéficier du riche patrimoine du pays.
Au total, plus de 200 personnes et 40 institutions ont été impliquées dans le projet, qui met à disposition 60 000 documents numérisés.
Les résultats sont inestimables : manuscrits, photographies, livres et films couvrant une myriade de sujets, mais aussi bijoux, robes traditionnelles et artéfacts de différentes régions couvrant environ 6 000 ans d’histoire.
« Nous ne nous attendions pas à un tel succès lorsque nous avons commencé », confie Badreldin Elhag Musa à Middle East Eye.
« Nous avons numérisé bien plus de 100 000 images », ajoute Marilyn Deegan. « Nous pensions pouvoir en faire des millions... mais je pense que nous en avons fait beaucoup. »
Enrichir les collections
L’une des raisons qui ont poussé Elhag Musa et ses collègues de Saak à protéger le patrimoine culturel soudanais avec un tel sentiment d’urgence est que bon nombre des archives les plus riches du pays, en particulier les collections privées, sont en danger.
Les raisons sont multiples : conditions météorologiques extrêmes, manque d’espaces de stockage approprié et d’entretien, conflits.
Beaucoup de collections précieuses, qu’elles soient publiques ou privées, sont également fermées et difficilement accessibles au public.
Pourtant, de nombreuses archives et collections du Soudan étaient dans un état suffisamment bon pour entreprendre un projet tel que Sudan Memory, comme Marilyn Deegan l’a constaté lors de sa première visite à Khartoum, Omdurman et Atbara en mai 2013.
« Les archives au Soudan ne sont pas [comme celles de] la British Library, mais elles ne sont pas mauvaises », déclare-t-elle.
Bien que le projet ait commencé il y a dix ans, l’équipe de Sudan Memory n’a pu commencer le travail de numérisation qu’en 2018, quelque temps après avoir obtenu des fonds.
Au début, l’accent était mis sur les grandes institutions ; l’une des entités qui a le plus contribué au projet est l’Office national des archives (NRO).
Le NRO détient plus de 30 millions de documents, dont certains remontent à l’année 1504 avant notre ère, actuellement classés au sein d’environ 300 collections.
Aujourd’hui, certains de ces documents se trouvent dans les archives de Sudan Memory, y compris les premiers numéros du journal The Sudan Times, ainsi que de vieux magazines, des livres rares et des photographies précieuses.
Une autre collection majeure incluse dans le projet Sudan Memory a été fournie par Al Rashid Studio, le plus grand atelier de photographie privé du pays.
Situé dans la ville d’Atbara, autrefois centre de l’industrie ferroviaire soudanaise, considérée comme le berceau de ses mouvements syndical et communiste, le studio détient plus de quatre millions de négatifs datant des années 1940.
Grâce à eux, la famille Rashid a capturé le cosmopolitisme qui définissait autrefois Atbara, ainsi que certains des changements que le Soudan a subis au cours des dernières décennies.
« Ce qui est intéressant à ce propos, c’est de regarder les premières images et de voir au fil du temps comment des choses comme la mode ont évolué et comment cela est lié à la politique », indique le professeure Deegan.
Un processus mouvementé
Construire les archives de Sudan Memory n’a pas été une mince affaire, principalement à cause de la situation politique au Soudan.
La formation de l’équipe a dû attendre que les scanners soient importés dans le pays et ceux-ci n’ont été installés qu’en juillet 2018, car il a fallu naviguer entre les sanctions toujours en place à l’époque contre le Soudan, alors dirigé par Omar el-Béchir.
Ces restrictions ont également affecté l’achat d’équipements supplémentaires et le transfert de fonds aux équipes à l’intérieur du pays.
De plus, dans la période qui a précédé la révolution soudanaise fin 2018 et jusqu’à la formation du gouvernement de transition, désormais renversé, l’instabilité régnait au sein des institutions du pays, beaucoup fermant régulièrement, ce qui a perturbé le projet.
Et juste au moment où la situation commençait à se calmer et que le travail reprenait, la pandémie de covid-19 est apparue début 2020, mettant une fois de plus en attente la numérisation dans les institutions locales.
Tout au long de ce processus mouvementé, le projet a continué grâce aux efforts de Katharina von Schroeder, chef de projet à Khartoum.
« Comme pour beaucoup d’autres projets, la période covid a été difficile », concède Elhag Musa.
« Mais pour nous, la passion était grande, et alors que Marilyn continuait à se focaliser sur les sources internationales [de financement], nous nous sommes concentrés sur la formation en numérisation des membres talentueux de l’équipe. »
Comme si cela ne suffisait pas, le coup d’État de l’armée en octobre 2021, qui a fait dérailler la fragile transition soudanaise, a davantage accru l’instabilité politique dans le pays et retardé sine die le lancement du projet à Khartoum.
« Ces dernières années ont été tellement turbulentes », commente à MEE Katherine Ashley, une autre responsable de projet de Sudan Memory.
« Mais les gens, au contraire, étaient autant voire plus généreux et enthousiastes à l’idée de partager leurs collections et de faire des choses à ce sujet », note-t-elle.
Collections privées
À peu près à la mi-parcours, l’équipe de Sudan Memory a décidé de ne pas se contenter des principales institutions du pays et de puiser également dans les collections privées.
Et c’est alors que Katherine Ashley, qui possède une vaste expérience dans le domaine, est arrivée.
« Les grandes collections sont incroyables, mais celles qui passionnent le plus les gens sont [celles qui sont] cachées dans les maisons des particuliers ; des collections et des histoires privées », indique-t-elle.
« C’est ce qui [m’a fait réaliser] à quel point il était important d’essayer de faire des efforts […] sur le Soudan et d’enregistrer certaines de ces histoires et récits oraux », ajoute-t-elle.
L’une de ces collections préservées est celle de Sadia el-Salahi, une artiste et designer soudanaise née en 1941 à Omdurman qui est célèbre pour son travail pionnier sur le folklore et les costumes traditionnels soudanais.
En 1968, Sadia el-Salahi a rejoint le ministère soudanais de la Culture et est devenue la première ressortissante soudanaise à occuper le poste de costumière en chef, selon Sudan Memory.
« Elle est malheureusement décédée [en 2022] mais nous avons eu la chance d’enregistrer ce qui restait de sa collection et également de faire un enregistrement vidéo sur sa carrière et l’histoire de sa vie », indique Ashley.
Un autre joyau du projet Sudan Memory est une reconstitution interactive en 3D de l’île de Suakin, sur la côte ouest de la mer Rouge, telle qu’elle était en 1900.
Le portail propose également une importante documentation sur l’histoire de l’île et des liens vers du contenu numérisé à ce sujet.
Dans une large mesure, la reconstruction numérique de Suakin a été rendue possible par Mohamed Nour, un habitant de l’île, et sa famille, qui ont consacré leur vie à la construction d’un musée de l’histoire de Suakin à travers des photographies, des artéfacts et d’autres documents.
« C’est le travail de toute une vie qu’ils poursuivent à ce jour », commente Ashley.
Se souvenir de la communauté juive du Soudan
Une partie importante des archives créées par Sudan Memory ne provient pas de l’intérieur du pays mais d’un processus appelé rapatriement numérique : du contenu sur le Soudan acquis auprès d’institutions et d’individus à l’étranger.
« Nous ramenons du matériel soudanais dans le pays », souligne Marilyn Deegan. « Nous montrons au monde du contenu soudanais, mais nous rapatrions également des choses. »
Un exemple est l’archive Tales of Jewish Sudan (contes du Soudan juif), une collection d’histoires, de photos et de recettes de la communauté juive du Soudan compilées par l’historienne Daisy Abboudi, une descendante de la communauté juive soudanaise née au Royaume-Uni.
L’histoire des juifs du Soudan est difficile à retracer, mais selon les recherches de Daisy Abboudi, des juifs de tout le Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont commencé à arriver dans le pays à partir du début du XXe siècle, après la construction d’une liaison ferroviaire avec Le Caire par l’armée britannique.
À son apogée dans les années 1950, la communauté juive du Soudan comptait environ 250 familles, principalement concentrées à Khartoum, Omdurman et Wad Madani. Ses membres étaient essentiellement des marchands impliqués dans le commerce du textile, de la soie et de la gomme arabique.
« La communauté était très active, ils avaient un club, une synagogue… C’était une communauté équipée et fonctionnelle », déclare Daisy Abboudi à MEE.
« Elle était petite, mais je pense que cela l’a rendue encore plus dynamique et active. »
Cependant, à partir du milieu du XXe siècle, et pour des raisons allant de la création de l’État d’Israël à la montée des incidents et discours antisémites au Soudan, la communauté juive du pays a commencé à se réduire au fil des vagues successives d’émigration.
Selon Daisy Abboudi, à la fin de l’année 1973, après la guerre israélo-arabe, le Soudan a vu partir ses derniers juifs.
Pour éviter que la mémoire de la communauté juive autrefois dynamique du Soudan ne s’efface, Daisy Abboudi a lancé Tales of Jewish Sudan en 2015 dans le but de préserver son histoire et ses récits avant qu’il ne soit trop tard – un objectif désormais partagé avec Sudan Memory.
« Au sein de la communauté [juive] britannique à dominance ashkénaze dans laquelle je vis, j’ai senti que mon histoire était négligée, ignorée ou en quelque sorte absente. C’est pourquoi j’ai commencé [le projet] », explique-t-elle.
« Mais aussi pour ma génération et les générations à venir, car j’ai réalisé que dès que ces gens ne seraient plus là, cette communauté serait oubliée. ».
Un autre exemple, plus curieux, de documents soudanais rapatriés provient d’Air Tickets History, une collection appartenant au Grec Gklavas Athanasios, qui détient aujourd’hui plus de 4 500 billets d’avion et cartes d’embarquement de plus de 1 000 compagnies aériennes couvrant six continents.
La vaste collection comprend plusieurs documents, datés de 1960 à 1983, de compagnies aériennes soudanaises, telles que la compagnie aérienne national, Sudan Airways, l’une des premières compagnies aériennes d’Afrique, mais aussi Mid Airlines, une compagnie aérienne charter établie à Khartoum en 2002, et Marsland Aviation, qui a suspendu ses opérations en 2013.
« Nous montrons au monde du contenu soudanais, mais nous rapatrions également des choses »
- Marilyn Deegan, King’s College de Londres
« J’ai commencé à collectionner les billets à l’âge de 8 ans quand j’ai effectué mon premier vol avec Olympic Airways, d’Athènes à l’île de Samos », indique Athanasios à MEE. « Mais sur les billets soudanais, je n’ai malheureusement pas beaucoup d’informations, car je les ai achetés sur Ebay il y a de nombreuses années. »
Dans l’ensemble, la compilation de ces documents provenant de grandes institutions et de collections privées à l’intérieur comme à l’extérieur du Soudan aide à construire une image complexe de la mémoire d’une nation.
« Nous étions optimistes, mais nous ne nous attendions pas du tout à réussir à organiser une collaboration aussi magnifique », s’enthousiasme Badreldin Elhag Musa.
Le processus suivi par son équipe ouvre également la voie pour aller plus loin.
« Ce que nous avons bel et bien, au minimum, est une compréhension beaucoup plus large de ce qui existe et de ce qui pourrait être fait à l’avenir », relève Katherine Ashley.
« Et nous avons maintenant établi un processus pour le faire. »
Traduit de l’anglais (original).
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