Élections en Libye : l’ONU a-t-elle perdu la tête ?
En ce qui concerne la Libye, l’ONU semble avoir sombré dans la folie – du moins selon la définition stéréotypée que l’on attribue à Einstein.
Alors que le pays s’enfonce dangereusement dans le type de discorde qui a déjà produit un conflit déstabilisant pour la région, le représentant spécial de l’ONU, Abdoulaye Bathily, a annoncé en février son nouveau plan très attendu.
Le problème, c’est qu’il ressemble étrangement au plan précédent de l’organisation, qui a lamentablement échoué en 2021.
Si le plan échoue, la Libye replongera dans la situation qui a récemment contribué à alimenter la crise migratoire en Italie, à déstabiliser le Sahel, à enflammer la Méditerranée orientale ou encore à doter la Russie d’une plaque tournante militaire en Méditerranée centrale
Et alors que l’ONU envisage une répétition de ce plan dans un environnement encore plus difficile comme une bonne idée, d’autres observateurs sont beaucoup plus inquiets.
Après tout, si le plan échoue, la Libye replongera dans la situation qui a récemment contribué à alimenter la crise migratoire en Italie, à déstabiliser le Sahel, à enflammer la Méditerranée orientale ou encore à doter la Russie d’une plaque tournante militaire en Méditerranée centrale, parmi tant d’autres choses.
Le plan d’Abdoulaye Bathily pour amener la Libye à des élections cette année a été élaboré pendant plus de six mois.
Alors que la Libye était au bord d’une crise et d’une reprise du conflit lorsqu’il a été nommé en septembre, l’universitaire et diplomate sénégalais s’est efforcé de rester méthodique. Il avait de bonnes raisons de se montrer prudent, étant donné que beaucoup estiment qu’il s’agit de la dernière chance pour la Libye de prendre le chemin des urnes.
Un solution qui ne semble pas adaptée au diagnostic
Le nouveau représentant spécial est donc resté plusieurs mois « en mode écoute ». Il a fait le tour des différentes autorités politiques libyennes, des chefs de guerre, des forums stérilisés d’organisations de la société civile approuvées au préalable, et des pays impliqués en Libye pour entendre leurs propositions.
Puis, alors que le suspense était devenu insoutenable pour l’écosystème libyen et la sphère diplomatique, il a annoncé son plan au Conseil de sécurité le 27 février.
Abdoulaye Bathily a bien diagnostiqué les problèmes sous-jacents au conflit complexe qui gangrène la Libye. Il a reconnu la frustration des Libyens face à leur classe politique intransigeante, la duplicité de cette classe et le fait que le succès des élections passe par un sentiment de crédibilité, d’inclusivité et de sécurité.
Mais sa solution – la création d’un comité de pilotage de haut rang pour guider le pays vers des élections – ne semble pas adaptée à son diagnostic.
Ce comité réunit un large éventail de personnalités libyennes, qu’il s’agisse de membres de la société civile, de figures politiques corrompues, d’activistes féministes ou même de criminels de guerre.
Ce groupe éclectique est chargé de tout faire, de la résolution des problèmes juridiques liés aux élections à l’élaboration d’une feuille de route détaillée et de dispositions de sécurité pour le vote, en passant même par la réunification de la Libye, le tout avant la fin de l’année.
Le comité de pilotage électoral deviendra rapidement difficile à manier, tandis que la liste des missions, longue et mal définie, entraînera sa stagnation
Bien qu’elle ait identifié la perte de légitimité de la classe politique libyenne qui a mené le pays à sa perte, l’ONU lui accorde à nouveau sa confiance pour faire progresser le projet d’élections.
Le comité de pilotage électoral d’Abdoulaye Bathily reproduit le précédent Forum de dialogue politique libyen (FDPL) de l’ONU sans en tirer de leçons. Au contraire, il suralimente la dynamique qui a causé son échec. Cet organe vaste et diversifié deviendra rapidement difficile à manier, tandis que la liste des missions, longue et mal définie, entraînera sa stagnation.
En parallèle, il n’y a aucun garde-fou pour empêcher les acteurs puissants et véreux opérant en Libye de corrompre le processus et ses résultats, comme cela s’est produit avec le FDPL.
Pire encore, l’autorité suprême de cet organe et sa vaste liste de compétences signifient que les participants ne sont pas incités à organiser réellement des élections et à renoncer à leurs nouveaux pouvoirs, ce qui est un problème courant en Libye.
Un format de dialogue partagé avec les forces armées
Enfin, malgré leur représentation en son sein, les autorités libyennes existantes feront preuve d’opportunisme en contestant cet organe comme une violation de leur autorité légale, tant pour l’aspect performatif dans l’objectif de gâcher le processus que pour ne pas voir leurs pouvoirs être dilués par ce nouveau comité.
En se plaçant comme la seule autorité à même de légitimer le fruit du travail du comité de pilotage, Abdoulaye Bathily ne fera qu’aider les opposants à attiser la résistance à ce plan, qui sera considéré comme une violation de la souveraineté libyenne.
L’issue la plus probable du plan d’Abdoulaye Bathily est un nouvel ajout à l’ensemble déjà complexe d’institutions politiques libyennes à la légitimité douteuse, ainsi que la création d’un tout nouveau support qui permettra aux fauteurs de troubles historiques de poursuivre leur contestation.
L’habitude qu’a l’ONU de se comporter de la même manière tout en s’attendant à un résultat différent ne se limite pas à la Libye.
Le pilier du volet sécuritaire de l’ONU en Libye, la Commission militaire mixte (CMM), s’inspire d’une structure yéménite parrainée par le Golfe datant de 2011.
Dans ce pays, l’idée de sélectionner grossièrement des officiers de deux factions militaires pour mettre en place des projets communs et soutenir le redressement du Yémen a fini par s’effondrer puisque l’organe était devenu inutile.
Bien que la CMM en Libye suive sans surprise le même chemin vers l’inutilité, Abdoulaye Bathily élargit ses attributions à la mise en œuvre d’élections et la politise même en l’impliquant dans le travail de la commission électorale. L’intention semble louable, mais la mise en œuvre est dangereusement contre-productive.
Compte tenu de la faiblesse de la CMM, l’élargissement de son autorité ne fera qu’inciter les forces puissantes qui l’ignoraient auparavant à l’attaquer. De plus, la société civile, déjà étouffée dans l’espace civique libyen qui continue de se réduire, sera muselée dans un format de dialogue partagé avec les forces armées.
Enfin, la militarisation du volet politique remet en cause le principe de subordination de l’armée à un leadership civil, une idée que l’ONU devrait promouvoir et pour laquelle les Libyens se sont battus et ont péri.
Le plan d’Abdoulaye Bathily est symptomatique d’un système onusien qui octroie à des bureaucrates le pouvoir d’élaborer procéduralement et à huis clos des solutions à des problèmes auxquels ils ne sont pas familiarisés.
Faire pression pour injecter de l’expertise
Malheureusement, il s’agit également désormais du seul moyen de sauver la crédibilité des élections aux yeux d’une population libyenne désabusée et de protéger la transition démocratique de la Libye de ses élites vénales et de ses soutiens opportunistes.
Ainsi, bien que ce plan soit clairement mauvais, les États-Unis et leurs autres alliés doivent s’en accommoder. Dans le cas contraire, on verra se former des fractures que des acteurs malveillants pourraient exploiter pour poursuivre leur jeu à somme nulle pour un État libyen riche mais fragile.
Si cette feuille de route échoue, la Libye retombera dans des querelles pour son pétrole et ses richesses, ce qui pourrait facilement déclencher une guerre inextricable et internationalisée.
Par conséquent, ceux qui sont attachés à la stabilité de la Libye ou qui soutiennent la démocratie à l’échelle régionale doivent tirer le meilleur parti de cette situation inutilement mauvaise.
Cela implique de faire pression pour injecter de l’expertise dans la mission de l’ONU, d’atténuer les défauts du plan dans sa mise en œuvre et d’édifier un front international pour contraindre les fauteurs de troubles à se conformer.
Le chemin déjà précaire de la Libye vers des élections vient de s’ébranler considérablement, mais étant donné qu’il ne reste probablement qu’une seule chance de bien faire les choses, les acteurs impliqués n’ont pas d’autre choix que de remédier à cela à la volée.
- Tarek Megerisi est analyste politique et chercheur spécialiste de la Libye et de la région MENA. Il est également chercheur invité au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR).
- Emadeddin Badi est chercheur principal non résident au sein du programme Moyen-Orient du think tank Atlantic Council et analyste principal au sein de la Global Initiative against Transnational Organized Crime (GI-TOC). Il est spécialisé dans les conflits, le développement, les acteurs non étatiques et la gouvernance au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il a effectué de nombreux travaux sur la transition en Libye avec un grand nombre d’ONG et d’institutions de recherche.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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