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Crise libyenne : Tripoli est-elle au bord d’une nouvelle guerre ?

La lutte pour le pouvoir s’intensifie entre les dirigeants des deux gouvernements rivaux du pays
Le Premier ministre libyen établi à Tobrouk, Fathi Bachagha, s’exprime à Tripoli le 10 février 2022 (AFP)
Le Premier ministre libyen établi à Tobrouk, Fathi Bachagha, s’exprime à Tripoli le 10 février 2022 (AFP)

La nomination en février de Fathi Bachagha au poste de Premier ministre de la Libye par la Chambre des représentants, établie à Tobrouk, survenue après l’expiration du mandat du Gouvernement d’union nationale (GNA) installé à Tripoli alors que les élections prévues l’an dernier n’ont pas eu lieu, a ravivé les tensions dans la capitale.

Le calme relatif qui règne en Libye depuis l’accord de cessez-le-feu de 2020 et la formation du GNA début 2021 est perturbé par les efforts à répétition déployés par Bachagha pour entrer à Tripoli.

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S’il a ensuite semblé se contenter d’opérer depuis Syrte en tant que chef d’un gouvernement parallèle, il a depuis lancé un ultimatum au Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah, qui dirige le GNA. En août, Bachagha a menacé de prendre Tripoli par la force.

Cette situation a été aggravée par les passes d’armes sporadiques des alliés militaires de Bachagha dans le Nord-Ouest de la Libye.

Si l’on met de côté la dynamique locale des récentes escarmouches entre groupes armés à Tripoli, il est indéniable que les revendications rivales de Dbeibah et de Bachagha en matière de légitimité et d’autorité constituent le principal clivage entre les deux coalitions militaires et politiques floues qui les soutiennent.

Les mobilisations et les affrontements observés récemment à Tripoli et dans ses environs laissent présager une confrontation militaire à plus grande échelle entre les deux camps.

En dépit du défi direct imposé par Bachagha au GNA, la consolidation du pouvoir du gouvernement établi à Tripoli – soulignée par sa capacité à éliminer des acteurs puissants, y compris le chef du pétrole libyen – signifie que son renversement par la force militaire représentera une question de vie ou de mort pour la coalition pro-Bachagha, qui y voit le seul moyen viable d’assurer sa propre importance.

Une guerre « intratripolitaine »

La guerre probable qui se dessine pour Tripoli serait très différente de celle de 2019-2020. Elle serait « intratripolitaine » et principalement menée par les factions qui ont contré l’offensive du commandant militaire Khalifa Haftar contre la ville en 2019-2020.

Et contrairement au conflit précédent, la plupart des combats seraient menés par des Libyens, sans un important contingent de combattants étrangers.

Le lieutenant-général Mohamed al-Haddad, chef d’état-major de l’armée libyenne (à gauche), s’entretient avec le Premier ministre libyen intérimaire Abdel Hamid Dbeibah, le 3 juillet 2022 à Tripoli (AFP)
Le lieutenant-général Mohamed al-Haddad, chef d’état-major de l’armée libyenne (à gauche), s’entretient avec le Premier ministre libyen intérimaire Abdel Hamid Dbeibah, le 3 juillet 2022 à Tripoli (AFP)

Les soutiens extérieurs de chaque camp ne veulent pas d’un conflit prolongé à Tripoli qui échapperait à tout contrôle et alimenterait une guerre par procuration dans toute la région, et espèrent plutôt une victoire rapide de leur allié libyen respectif.

La seule lueur d’espoir dans ce conflit qui couve est que tant que les acteurs extérieurs s’en tiennent à cette approche et ne s’impliquent pas activement, le conflit devrait être plus court et moins dévastateur que la guerre précédente.

Pourtant, les perspectives de victoire ne sont pas les mêmes pour les deux camps. Puisque le camp affilié au GNA serait sur la défensive, il lui suffirait de repousser l’adversaire pour s’assurer la victoire.

À en juger par le rapport de force actuel entre les deux camps, ce camp semble capable de repousser une telle attaque. Pour le camp de Bachagha, la tâche est beaucoup plus compliquée.

L’absence des Émirats arabes unis compromet sérieusement les chances de succès de l’offensive imminente du camp pro-Bachagha

Celle-ci était déjà difficile pour Haftar, et alors qu’il disposait d’un arsenal bien plus important et d’une couverture aérienne intermittente pour envahir Tripoli, il a quand même échoué. Le camp de Bachagha aura besoin à la fois de puissance aérienne et d’un armement plus lourd pour briser les lignes de défense de Tripoli. Mais surtout, cette fois-ci, Abou Dabi ne devrait pas soutenir l’offensive.

L’absence des Émirats arabes unis compromet sérieusement les chances de succès de l’offensive imminente du camp pro-Bachagha. En effet, ce qui empêche ce camp d’attaquer Tripoli, c’est qu’il est conscient de ses faibles chances de victoire compte tenu de l’équilibre actuel des forces.

Pas d’évolution des facteurs structurels

Cette situation pose un dilemme : si le camp de Bachagha choisit d’attaquer en dépit de perspectives de victoire défavorables, il pourrait être totalement marginalisé dans le cas probable d’une défaite. Mais s’il attend pour frapper, il risque de permettre à l’autre camp de consolider davantage son pouvoir. C’est la raison pour laquelle le camp de Bachagha s’efforce actuellement d’élargir sa coalition et de pousser les alliés nominaux du GNA à faire défection.

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En cas d’échec de cette stratégie, le GNA sortirait probablement vainqueur et renforcerait ainsi la position de Dbeibah dans le paysage politique, en particulier dans le Nord-Ouest.

Mais à moins que cette stratégie ne soit associée à un leadership fort de l’ONU et à une attention pleine et entière de la communauté internationale, le contexte post-conflit à Tripoli ne serait pas propice à une solution politique durable par le biais d’élections.

La focalisation de la communauté internationale sur la guerre en Ukraine et l’absence de leadership fort de l’ONU en Libye sont les facteurs mêmes qui ont ouvert la voie à la nomination controversée de Bachagha en premier lieu, et il n’y a aucune raison de croire que ces facteurs structurels évolueront à court terme.

- Bilgehan Öztürk est chercheur en politique étrangère à la SETA Foundation. Ses recherches portent sur les politiques étrangères et sécuritaires turques dans la région MENA, les acteurs armés non étatiques, les guerres civiles, la lutte contre l’extrémisme violent et les relations turco-russes. Il est co-auteur d’un rapport intitulé « Countering Violent Extremism in Libya ».

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.   

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Bilgehan Ozturk is a foreign policy researcher at SETA Foundation. His research interests include Turkish foreign and security policies in the MENA region, non-state armed actors, civil war, countering violent extremism, and Turkish-Russian relations. He is the co-author of the report ‘Countering Violent Extremism in Libya’.
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